Coco Felgeirolles dans "Appels d'urgence", d'Agnès Marietta, mise en scène Heidi-Héva Clavier. Photo Alexandre Camerlo
Entre fiction et réalités, ne pas trop se fier au bonheur mais à la joie, comme l'affirme l'auteure et metteure en scène Louise Wailly. Une joie de vivre qu'incarne aussi Coco Felgeirolles, dans un spectacle de Heidi-Héva Clavier, manifeste pour avoir, quel que soit l'âge, "une vraie place dans la vie".
[Pour les humanités, Stéphane Verrue chronique l'édition 2023 du festival d'Avignon, in et off. Un avis forcément subjectif sur des propositions artistiques glanées dans le foisonnement de la programmation].
En 1996, avec L'Age des possibles, Pascale Ferran signait un film tourné avec les jeunes élèves-acteurs de l'École Supérieure d'Art Dramatique de Strasbourg : film remarquable, qui reste en mémoire, mais dont le titre semble indiquer que "les possibles" auraient un âge attitré, celui de la "jeunesse". En exergue d'Appels d'urgence, spectacle créé en 2022 à Anis gras - le lieu de l'autre (à Arcueil), que la compagnie Sud lointain joue (jusqu'au 29 juillet) au festival d'Avignon, la metteure en scène Heidi-Eva Clavier cite une phrase de Laure Adler : « Je ne veux pas me croire jeune, mais je ne veux pas que la société m’ôte, en raison de mon âge, ce sentiment de la continuité de soi qui nous permet d’exister ». Voilà, c'est dit. Mais cela reste à jouer, puisque telle est la fonction du théâtre.
Appels d'urgence, donc. Nous y accueille une femme d'un certain âge, invitant en préambule à regarder des photos d’elle à tous les âges, de l’enfance à aujourd’hui. « C’est moi, mais en mieux », nous dit-elle. Elle est calme, drôle, légère. Sur le plateau, un petit jeu d’orgue pour régler les lumières, une télé (écran plat bien sûr) et un ordi. Elle donne gentiment un petit cours d’éclairages de scène : la "face", les latéraux, les "contres" (chauds et froids), les douches… Imperceptiblement, à partir de ce "niveau zéro" du jeu, s’opère une métamorphose. Par petites touches impressionnistes, cette femme décrit un monde qui la rogne de plus en plus, la ronge, la rétrécit. Un monde où il serait de bon ton de s'effacer, de bien vouloir "disparaitre de soi-même".
A tout âge, et peut-être particulièrement au sien, il faut se battre pour encore devenir soi. C'est un voyage intime dans lequel elle nous embarque lorsqu'elle commence à grignoter les contours du cocon. Enseignante à la retraite, séparée de son mari, mère d’un fils et d’une fille, elle épingle les affres de sa vie conjugale et de sa vie de mère, envahies par les "appareils" et les nouvelles technologies. Ça commence par la télé (le mari et elle n’en voulaient pas mais bon, il était fan de Roland Garros, c'est sans appel !). Puis le gamin qui fait ventouse dans le canapé, les yeux rivés sur l’écran, avec ses jeux vidéo. La fille adepte frénétique de la zappette… Et ça continue avec le téléphone portable, l’imprimante, le scanner…, tous ces appareils censés faciliter le quotidien, voire le "vivre ensemble" mais qui finissent par leur faire écran. Elle refuse cette aliénation. A son âge elle veut devenir elle, tout simplement, s’occuper de ses propres désirs. Elle s’amuse avec une grosse manette de jeux vidéo, endosse un perfecto, se met à danser sur une musique de d’jeun’s, se roule une clope et avale au goulot un peu de mauvais whisky. Allez hop ! A la fin, elle ira jusqu’à convoquer… Brigitte Fontaine !
Trois femmes (Coco Felgeirolles, Heidi-Héva Clavier et Agnès Marietta) se sont unies autour ce projet. A chaque instant elles ont travaillé à la frontière entre fiction et réalité. Le résultat, admirable, évite l’écueil de l’auto-fiction et permet à la comédienne une grande liberté. Coco Felgeirolles, qui maîtrise le jeu d’acteur à la perfection, est émouvante et très attachante. La mise en scène d’Heidi-Eva Clavier est simple, juste, efficace. L’écriture d’Agnès Marietta (également romancière) est très fine, très intelligente. On sent une osmose parfaite entre ces trois-là et l’ensemble se met totalement au service d’une exigence émancipatrice : « Ce que je veux, c’est avoir une place dans la vraie vie ». Fiction ou réalité ?
- Appels d’urgence, d'Agnès Marietta ; mise en scène Heidi-Eva Clavier, avec Coco Felgeirolles, au théâtre des Lila's, 8 rue Londe à Avignon, à 13 h 15, jusqu'au 29 juillet.
- Compagnie Sud lointain : www.sudlointain.fr
Quentin Barbosa dans "La Joie", texte et mise en scène Louise Wailly. Photo Jeanne Cauchy
La réalité peut être assujettie aux passions tristes. Mais elle peut aussi être dynamisée (voire dynamitée ?) par la joie, et sa force de subversion. Et ce n'est pas fictif... Pour en convaincre, Louise Wailly a écrit et met en scène un « monologue pour la destruction du sérieux », précisément intitulé La Joie !
Sur scène, un escabeau en alu, une rampe de projecteurs pas encore installée, un fly-case… bref, un décor un peu en vrac, où quelques accessoires traînent à vue. Sur l’escabeau : un jeune homme, costume noir, chemise blanche. Est-il technicien ? Est-il comédien ? Peu importe. Il a l’air un peu cafardeux et s’adresse au public directement. Il s’empare d'un masque, se le met sur la tête. Un masque de cafard. Qu'il enlève vite fait. On sent un refus violent. Haro sur la déprime, la dépression,… le cafard ! « Boum ! » Quelque chose en lui dit "boum", dans sa poitrine. Progressivement, on perçoit que son personnage a un projet, un projet qu’il veut partager avec nous, assemblée éphémère mais bien présente "ici et maintenant". Il s’agit de célébrer la Joie comme antidote définitif à la dépression, la Joie même comme arme politique ! « Ça ne va pas être simple », nous dit-il, mais sa détermination semble sans faille. Convoquant quelques philosophes dont, évidemment, Spinoza, Montaigne ou Érasme, notre bonhomme développe son projet, l’inventant quasiment en direct devant nous.
La joie s’oppose à la notion de bonheur, en tout cas tel que nos industries du divertissement le proposent en programmes superficiellement formatés. La Joie, c’est tout autre chose ! On n’est pas passif, on est actif ! On invente, en tout cas on essaie.
Après s’être affublé de cocasses oreilles blanches, en plumes, notre bonhomme se déshabille. Apparaît alors sur sa poitrine le mot "joie" peint en rouge. Quand il se retourne, le même mot apparaît sur le mode spéculaire. Plus de doute possible, notre bonhomme est traversé par la joie ! Il va alors revêtir une robe assez grotesque (on repense là à la Folie d’Érasme) et continuer sa fête philosophico-politique théâtralisée. Et c’est… joyeux ! Entre pensées profondes, hommage à Charles Trénet (évidemment, nous avions eu droit au Boum au début du spectacle, normal que maintenant nous ayons droit à Y’a d’la joie !), et actes dérisoires (jets de confettis).
Un texte très riche et jamais pesant, excellemment porté sur scène par Quentin Barbosa. Dans son personnage, derrière cette envie folle de faire triompher la Joie, il y a de la fragilité, de l’in-quiétude. Barbosa nous laisse deviner tout cela avec beaucoup de finesse. La mise en scène de l’autrice est à la fois inventive, drôle et poétique. Cela transpire le théâtre, au meilleur sens du terme. La Joie !, « comme témoignage d’un amour de la vie, une passion devenue politique qu’il est nécessaire de transmettre aux générations futures », dit Louise Wailly.
- La Joie !, texte et mise en scène Louise Wailly, avec Quentin Barbosa, à Artéphile, 7 rue du Bourg Neuf, à Avignon, à 17 h 30, jusqu’au 26 juillet.
- Compagnie Proteo : https://cieproteo.com
Stéphane Verrue
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