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Le dessin dans tous ses états


Susanna Inglada, "Alboroto", 2025, fusain et papier coloré, 192 x 182 cm. Courtesy Susanna Inglada et Galerie Maurits van de Laar.



Où en est le dessin aujourd’hui ? Quels sont ses outils, ses supports, ses techniques ? Au Carreau du Temple, à Paris, vient de se tenir la 18e édition du salon Drawing Now qui, comme son nom le suggère, « interroge les frontières du dessin contemporain ». L'artiste catalane Susanna Inglada est lauréate du Prix 2025. Son travail est éclairé par un texte de Hans Vanacker.


La 18e édition du salon Drawing Now Paris qui, comme son nom le suggère, « interroge les frontières du dessin contemporain » vient de tenir, du 27 au 30 mars, au Carreau du Temple. Où en est le dessin aujourd’hui ? Quels sont ses outils, ses supports, ses techniques ? Les questions étant, aussi bien pour les 71 galeries invitées que pour les organisateurs et le comité de sélection (Joana P. R. Neves, Hélène Guénin, Carole Haensler, Anita Haeldemann, Catherine Hellier du Verneuil, Christophe Billard, Frédéric de Golschmidt, Pascal Neveux et Philippe Piguet).


Nous avons été agréablement surpris par la variété des œuvres de tous formats, qui vont du portrait au paysage, de la figuration à l’abstraction, du noir et blanc à la couleur, par la diversité des moyens de production (graphite, crayon, stylo bille, gouache, aquarelle, acrylique, sur papier, sur carton, sur terre cuite, etc.) et, surtout, par leur valeur artistique. Nous avons parcouru les espaces sans tenir compte des parcours balisés par l’architecte d’intérieur Pierre Yovanovitch, les commissaires d’exposition Claire Luna, Joana Neves, Claudine Grammont et Elsy Lahner. Notre progression était impressionniste, en spirale, de cadence régulière.


Nous avons pu constater de visu que nombre de réalisations prennent le concept de dessin au sens le plus large du terme. De sorte que l’exhibition fait place à la photographie, à la vidéo, à la tapisserie, à l’objet tridimensionnel. Ce qui nous a paru remarquable est aussi la cohabitation d’œuvres d’artistes reconnus, voire disparus et d’autres, contemporains ou, du moins, vivants, émergents, comme on dit, au talent comparable, sinon équivalent. La liste est longue de créateurs et créatrices nous ayant "tapé dans l’œil".


Henri Michaux, Sans titre, 1960, encre de Chine sur papier, 72 * 105 cm.

Photo Bertrand Michau, courtoisie de l'artiste et de la galerie Berthet Aittouarès.


L’ouverture d’esprit de la sélection, le relativisme obligé, la transparence sont telles que l’estimation du prix des objets d’art et, par conséquent, la cote des artistes est clairement indiquée (de 1.500 €, pour les poulains de la galerie La Ferronnerie/Brigitte Négrier, à 8.000 € pour Henri Michaux, Vera Molnar, Jean-Pierre Schneider de la galerie Berthet-Aittouarès, voire plus pour les artistes exposés par Studio G7, Huberty & Breyne, Maubert, Papillon, Labs Contemporary Art, Selebe Yoon, Tiziana Di Caro ou Rodler Gschwenter).


Mentionnons quelques noms d’artistes, compte non tenu de leur âge pas plus que de la date des pièces accrochées, pas toutes précisées sur les cartels. Alberto Cont fait apparemment dans l’abstraction géométrique ; au moyen de crayons de couleurs et d’aquarelle, il réalise une composition de lignes et de bandes horizontales superposées par endroits ; il alterne teintes froides et chaudes. Kris Knight trace au crayon le portrait en finesse d’un jeune homme au chapeau de paille. Claude Viallat a peint à l’acrylique quatre de ses fameux haricots se détachant d’un fond blanc dans la partie supérieure du carton et d’un brun dans la partie inférieure.


La regrettée Marinete Cueco expose sous verre ou sous serre une série de fougères, vraies ou feintes, naturalisées ou traitées comme des natures mortes ainsi qu’un Tondo, entrelacs de joncs glanés dans les terres humides, accroché au mur tel une cible. De Jean-Michel Alberola, Templon a sorti pour l’occasion un collage efficace de papier, gouache, mots, lettres et visage masqué mal rasé, datant de 2005, La Précision des terrains vagues. Joris Van Moortel peint/dessine à la gouache et à l’aquarelle sur du papier « 100% coton », précise-t-il, un Jugement dernier (b)orné de deux cadres, le premier en bois, assez strict, le second, fait main par l’artiste avec de la résine acrylique, irrégulier, tarabiscoté.

Guðmundur Guðmundsson (dit ERRÓ), Sans titre, 2020, collage papier 30 * 21 cm. Couroisie de l'artiste et de la galerie Strouk.


Nazarin Pouyandeh use de « techniques mixtes », à savoir de papier découpé et collé, comme au bon vieux temps du cubisme, et de dessin à la plume rehaussé de bleu ; il en résulte un enchevêtrement de corps, dirait-on, dénudés. Sophie Kuijken fait le portait d’un homme à la minerve au visage féminin ; elle utilise le crayon, la pointe de métal et la craie ; le support en plâtre recouvert de caséine est gris bistre. Carole Benzaken réalise des compositions de couleur non figuratives sur des feuilles de papier calques superposées qui donnent un effet vaporeux.


Nú Barreto propose un grand collage sur des pages imprimées de papier journal, avec ajouts de traits et de silhouettes noirs et rouges, de photos en noir et blanc. Abdelkader Benchamma nous offre une lithographie sur toile à base des motifs clairs sur fond noir, paysage intérieur virant à l’abstraction, n’était quelque élément anecdotique comme cette mer déchaînée aux vagues tourbillonnantes. Martin Assig est tenté par l’op art, par la lettre et le signe ; des larmes jaunes font office de phylactères avec des textes en allemand du genre : "in Gottes Händen, Was kimmt danach ?, Ist es dort dunkel ?, Die ganze Welt", etc. Slawomir Eisner fait rayonner un monochrome bleu clair aux bords floutés, magnifique aquarelle.


Nombre d’autres artistes mériteraient d’être cités. En particulier la gagnante 2025 du Prix Drawing Now, l’Espagnole installée à Amsterdam, Susanna Inglada, qui a été distinguée pour un tableau d’assez grand format, figuratif, en couleur, représentant quatre personnages imbriqués les uns aux autres, aux profils aigus comme ceux d’un Paul Delvaux, une œuvre mi-expressionniste, mi-surréaliste, somme toute énigmatique.


Nicolas Villodre

 

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Complément

Hans Vanacker (article issu de les-plats-pays.com, publié le 23 ocobre 2024)


Dessinatrice avant tout, Susanna Inglada représente l’abus de pouvoir et la violence


Susanna Inglada est née en Espagne en 1983, mais est installée aux Pays-Bas depuis 2012. Si elle est connue pour ses œuvres de grande taille, qui explorent les limites entre le dessin, le collage et l’installation, elle se considère avant tout comme dessinatrice. Avec ses œuvres accessibles, elle dénonce les conséquences des structures de pouvoir (cachées) dans notre société contemporaine.


Susanna Inglada dans son atelier. Photo S. Hardus


Avec ses deux mètres et demi sur quatre, The City (2023) de Susanna Inglada a la taille d’une peinture monumentale. Ces dimensions conviennent à la dramaturgie de l’œuvre, qui rappelle naturellement les tableaux baroques et ceux de la Renaissance. On y voit des personnages (à demi) nus dans la partie inférieure et d’autres, vêtus, dans la partie supérieure: une référence évidente à la manière inégale dont l’argent et les autres ressources sont répartis dans la société. Mais il apparaît aussi qu’il s’agit d’un exercice d’équilibre: la moitié supérieure a besoin des personnes du bas, sans quoi toute la représentation s’effondrerait. Fait remarquable, The City a le caractère et l’aspect d’une peinture, mais n’en est pas une. Comme beaucoup d’œuvres d’Inglada, il s’agit d’un collage, basé sur ses propres dessins.


L’acquisition de The City par le célèbre musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam en 2024 est une belle preuve de reconnaissance de l’œuvre d’Inglada, mais ce n’est sûrement pas la seule. Certaines de ses productions figurent également dans les collections de musées en Allemagne, en Autriche et en Espagne. Aux Pays-Bas, plusieurs musées en possèdent quelques-unes, notamment le Stedelijk Museum Schiedam et le Dordrechts Museum. Par ailleurs, l’artiste est très demandée pour des expositions. Au début de l’année 2024, elle a participé à une exposition de groupe à CODA (à Apeldoorn, en Gueldre) et elle a également pris part au parcours artistique Coup de Ville, un projet de la plateforme artistique Warp Art à Sint-Niklaas (en Flandre-Orientale).

Susanna Inglada, The City, 2023, techniques mixtes sur papier, 245 x 400 © S. Inglada


Ce qui frappe à chaque fois, c’est à quel point le langage visuel et le style spécifique de Susanna Inglada sont identifiables. Ses œuvres sont reconnaissables au premier coup d’œil, même lorsqu’il s’agit de céramiques, de vidéos d’animation ou d’œuvres d’art textile, domaines dans lesquels elle s’est également spécialisée.


Le dessin comme langage universel


Comment Inglada est-elle parvenue à ce langage visuel particulier? Elle a d’abord suivi des cours d’art dramatique dans son pays d’origine, l’Espagne, poussée par son enthousiasme pour le jeu et la création de personnages et des mondes autour d’eux. Cependant, le théâtre n’était pas sa seule passion, car elle aimait dessiner et peindre depuis son plus jeune âge. À un moment donné, elle a dû choisir entre le théâtre et les beaux-arts. Elle a choisi la peinture.


Mais pendant son année de master au Frank Mohr Instituut de Groningue, Inglada s’est vite rendu compte que la peinture n’était pas vraiment son truc. Elle n’aimait pas devoir appliquer la peinture en une série de couches. Elle préférait une méthode de travail plus directe, mieux adaptée à son sujet. À l’époque, son œuvre traitait déjà de sujets tels que l’inégalité (entre les sexes), le pouvoir et la violence, des thèmes qui caractérisent toujours son travail aujourd’hui. En outre, elle n’est pas très intéressée par les œuvres conceptuelles, qui nécessitent beaucoup de lectures pour être comprises. Elle préfère produire de l’art qui fait appel aux sens et aux émotions. Le dessin est la forme qui répond à ces désirs: il est accessible, physique et, d’une certaine manière, universel. Qui n’a jamais dessiné dans son enfance ?


Des collages dans l’espace


Pour en revenir aux débuts de l’artiste: elle s’est rendu compte que le théâtre lui manquait. Elle a alors eu une intuition: et si elle utilisait l’espace comme toile ou comme scène? Elle décide alors de découper ses propres dessins et de les assembler de manières différentes, sous la forme de grands collages et, plus tard, d’installations. Ce faisant, elle trouve sa propre façon de travailler, dit-elle. Avec les collages, son travail a pris une dimension spatiale. Les éléments de l’image commencent alors à se détacher du mur ou à s’y appuyer à peine. Comme dans The Loser (2015), où d’immenses oreilles détachées investissent l’espace.


Susanna Inglada, The Loser, 2015, techniques mixtes sur un mur, 101 x 447 x 290, détail © S. Inglada


Plus tard, Inglada se lancera aussi dans des «œuvres d’angle». Dans le catalogue accompagnant l’exposition collective Liefde voor tekenen (L’Amour du dessin), qui s’est tenue au Stedelijk Museum Schiedam jusqu’à la mi-septembre 2024, elle qualifie ¿Y Ahora Qué? (Et maintenant?, 2020) d’œuvre clé. Deux personnages grandeur nature, placés dans un coin, semblent trébucher l’un sur l’autre ou, étrangement, s’équilibrer. Une troisième personne, allongée sur le sol, semble les maintenir debout avec son long nez de Pinocchio. Qui donc est subordonné à qui ?


Du fait de sa formation théâtrale, les installations d’Inglada sont parfois comparées à des décors, mais cette comparaison n’est pas tout à fait pertinente: après tout, ses personnages se détachent rarement d’un arrière-plan spécifique, et ces arrière-plans ne remplissent donc pas la fonction d’un mur ou de la vue d’une salle d’exposition. L’objectif d’Inglada n’est pas de représenter des lieux précis. Ses scènes pourraient se dérouler n’importe où, tant le thème de son œuvre est universel.


Saisir, tirer, soutenir


Ce qui caractérise Susanna Inglada, ce sont les personnages qui figurent sur ses œuvres. Ils expriment la manière dont les gens se comportent entre eux. Dans The City – titre plutôt abstrait s’il en est -, les personnages apparaissant dans le bas de l’œuvre forment ensemble un lieu ou un bâtiment. Les cheveux longs des personnages du haut s’élèvent comme des panaches de fumée ou des drapeaux. Mais en définitive, ce qui compte, ce n’est pas l’environnement, mais plutôt les personnages eux-mêmes, qui illustrent la manière dont les gens interagissent. Cette approche confère à l’œuvre d’Inglada un caractère allégorique: des thèmes abstraits sont illustrés par des représentations concrètes.

Les conséquences systématiques de l’abus de pouvoir et de la violence sont au cœur du travail de l’artiste: des conséquences qui restent souvent invisibles dans la vie de tous les jours et dont tout le monde est responsable. Lorsque vous achetez de nouveaux vêtements, note-t-elle, vous contribuez à l’exploitation de quelqu’un à l’autre bout du monde. Ainsi, son travail contient toujours une espèce d’ambivalence vis-à-vis de l’autre. On pousse, on tire, on se saisit même de gens, comme dans le récent Nothing Twice (2024).


Susanna Inglada, Nothing Twice, 2024, fusain, encre, acrylique sur papier © S. Inglada


Même un peintre baroque serait gêné par cette représentation écrasante. Pourtant, les personnages d’Inglada sont tout aussi souvent des appuis les uns pour les autres, comme dans The City. Il y a entre l’individu et le groupe une tension constante qui, dans son travail, prend des formes très concrètes


Des influences ramifiées


Inglada connaît bien l’histoire de l’art, et cela se ressent dans son travail. La Renaissance et le baroque, avec leur sens du drame et leur grande quantité de personnages, de corps, de détails et d’histoires, sont des points de référence logiques. Elle cite Goya comme sa principale source d’inspiration. Elle se réfère notamment à ses gravures qui dépeignent l’horreur des guerres napoléoniennes et font de lui un précurseur de l’expressionnisme. Elle est également une grande admiratrice de l’artiste allemand Otto Dix, notamment pour sa critique visuelle à la fois violente et humoristique de l’époque dans laquelle il a vécu, une période marquée par deux guerres mondiales.


Inglada se sent aussi proche de Paula Rego. Si, au départ, elle ne connaissait pas cette peintre anglo-portugaise, elle a souvent été comparée à elle. Selon Inglada, la parenté réside en partie dans l’influence évidente de Goya dans l’œuvre de Rego. Elle évoque également la tradition mexicaine de la peinture murale, en particulier celle de Diego Rivera. Celui-ci a été fortement influencé par les fresques qu’il a vues à Rome. Bref, l’influence et la tradition peuvent se ramifier de multiples façons.


Violence et soulagement


Inglada a elle aussi séjourné à Rome, en 2020. Ce séjour dans la capitale italienne l’a décidée à inclure les maîtres anciens dans son travail. Ils y servent souvent de point de départ, même si cela ne se voit pas toujours de prime abord. Inglada admire particulièrement la manière visuelle dont ces maîtres racontent des histoires. Nombre d’entre eux travaillaient à une époque où la majorité de la population était analphabète. L’information devait donc être transmise de manière visuelle, par exemple dans les églises. Le choix des histoires et la manière dont elles étaient représentées peuvent toutefois être remis en question aujourd’hui. Dans les lieux de culte catholiques, Inglada a remarqué à quel point les scènes bibliques étaient violentes et sexistes.


Susanna Inglada, Last Touch, 2020, installation avec mains, fusain sur papier, 2020 © S. Inglada


Prenons le Bernin, l’un des grands sculpteurs de l’ère baroque. Plusieurs de ses sculptures représentent des récits mythologiques dans lesquels la violence à l’égard des femmes joue un rôle non négligeable. Inglada a été choquée par la manière dont ces sculptures idéalisent la violence. La sculpture du Bernin Le Rapt de Proserpine a été le point de départ du collage Last Touch (2020): une collection de mains grouillantes, à l’aspect sculptural.


Comme si ces mains voulaient vous saisir, jusqu’à ce que vous réalisiez qu’elles s’agrippent dans le vide et qu’elles sont devenues impuissantes. On ne peut alors réprimer un sentiment de soulagement et on peut espérer que leurs victimes potentielles se sont déjà enfuies. Ainsi, cette scène cauchemardesque peut enfin faire naître un sourire. L’imagination met en lumière des liens inconfortables, mais l’humour permet d’aborder ces sujets, aussi lourds soient-ils.


Hans Vanacker



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