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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Le Chili, avec ou sans lithium ?

Dernière mise à jour : 31 déc. 2021



La nature, sujet de droits ? Après l’Équateur, le Chili sera-t-il le second pays au monde à consacrer ce principe dans sa future constitution, en cours d’élaboration ? D’ores et déjà, un sujet attire l’attention : l’extraction de lithium, dont le Chili est le second producteur mondial. Si ce matériau passe pour être essentiel à la transition vers une « énergie verte », il engendre dans le désert d’Atacama, où il est extrait, de graves dommages écologiques. Et la colère suscitée par les puissants intérêts miniers, la crise de l'eau et les inégalités pousse le Chili de Gabriel Boric à repenser l’usage de ses ressources. Journaliste émérite du New York Times, Somini Sengupta a mené l’enquête.


SALAR DE ATACAMA, Chili - Il est rare qu'un pays ait l'opportunité d'exposer ses idéaux en tant que nation et de rédiger une nouvelle constitution et que, de surcroît, la crise climatique et écologique vienne y jouer un rôle central. Mais c’est précisément ce qui est entrain de se passer au Chili.

Après des mois de protestations liées à des griefs sociaux et environnementaux, 155 Chilien.ne.s ont été élu.e.s pour rédiger une nouvelle constitution dans un contexte qualifié d'"urgence climatique et écologique".

Leur travail ne façonnera pas seulement la manière dont sera gouverné ce pays de 19 millions d'habitants. Il déterminera en outre l'avenir d'un métal doux et brillant, le lithium, qui se cache dans les eaux salées du vaste désert d’Atacama, à côté de la cordillère des Andes.

Le lithium est un composant essentiel des piles et batteries. Alors que l'économie mondiale cherche des alternatives aux combustibles fossiles pour ralentir le changement climatique, la demande et les prix du lithium s'envolent.


VIDEO (en espagnol, sous-titres en anglais). Reportage The Guardian, février 2020.

L'Atacama, dans le nord du Chili, est le désert le plus sec du monde, et peut-être le plus ancien. Il renferme également 40 % du lithium de la planète, un ingrédient essentiel des batteries rechargeables utilisées dans les technologies vertes. Les dirigeants indigènes et les scientifiques affirment que les projets du Chili visant à alimenter un boom mondial de l'énergie verte avec le lithium de l'Atacama vont tuer le désert. Alors que de violentes manifestations secouent le pays, ils se battent pour que l'exploitation minière cesse.


Les compagnies minières du Chili, second producteur mondial de lithium après l'Australie, souhaitent augmenter leur production, tout comme les politiciens qui considèrent que l'exploitation minière est essentielle à la prospérité nationale. Cette volonté se heurte toutefois à une opposition croissante de la part des Chiliens, qui estiment que le modèle économique du pays, fondé sur l'extraction des ressources naturelles, a entraîné un coût environnemental trop élevé et n'a pas permis de répartir les bénéfices entre tous les citoyens, y compris les populations autochtones.

Il revient donc à la Convention constitutionnelle de décider du type de pays que le Chili veut être. Parmi les nombreuses questions que les membres de la Convention vont avoir à trancher : l'exploitation minière doit-elle être réglementée et quelle doit être la voix des communautés locales en la matière ? La nature doit-elle avoir des droits ? Qu'en est-il des générations futures ?


Dans le monde entier, alors qu'elles tentent de s'attaquer à la crise climatique sans répéter les erreurs du passé, les nations sont confrontées à des dilemmes similaires - dans les forêts d'Afrique centrale, dans les territoires amérindiens des États-Unis, etc. Pour le Chili, la question risque désormais de façonner la future Constitution. « Nous devons partir du principe que l'activité humaine cause des dommages, alors quels dommages voulons-nous causer ? Quels sont ceux qui sont vraiment nécessaires pour bien vivre ? », questionne Cristina Dorador Ortiz, une microbiologiste de renom qui étudie les salines et a été élue la Convention constitutionnelle. (1)

Et puis il y a l'eau. Alors que le pays est touché par une sécheresse dévastatrice, aggravée par le changement climatique, la Convention décidera à qui appartient l'eau du Chili. Elle se penchera également sur une question encore plus fondamentale : qu'est-ce exactement que l’eau ?


Zones de sacrifice


La constitution actuelle du Chili a été rédigée en 1980 par des personnes triées sur le volet par le général Pinochet. Elle a ouvert le pays aux investissements miniers et a permis de privatiser les ressources en eau [Cette constitution consacre le principe de subsidiarité de l’État, c’est-à-dire que l’action de l’État vise à faciliter la régulation par le marché, notamment en matière environnementale. Cette constitution grave dans le marbre un modèle néolibéral où l’éducation, la santé et le système des retraites ont été privatisés – NdR].

Le Chili a prospéré en exploitant ses richesses naturelles : cuivre et charbon, saumon et avocats. Mais même s'il est devenu l'une des nations les plus riches d'Amérique latine, les frustrations liées aux inégalités se sont accumulées. Les régions riches en minerais sont devenues des « zones de sacrifice » où l'environnement se dégrade (2). Les rivières ont commencé à s'assécher.


Manifestations des communautés autochtones Lickanantay d'Atacama contre les mines de lithium.


La colère a débouché sur d'énormes manifestations à partir de 2019. Un référendum national a suivi, élisant un panel diversifié pour réécrire la Constitution.

Le 19 décembre dernier, un autre tournant s'est produit avec l’élection de Gabriel Boric à la Présidence de la République. Cet ex-leader étudiant de 35 ans a notamment fait campagne pour étendre le régime de sécurité sociale, augmenter les redevances et les taxes minières et créer une entreprise nationale de lithium. Au lendemain de sa victoire, le cours de l'action du plus grand producteur de lithium du pays, Sociedad Química y Minera de Chile (SQM), a chuté de 15 %.


Un cinquième du lithium mondial est produit par SQM, principalement dans le désert d'Atacama (3), au nord du Chili, à l'ombre d'anciens volcans, dont le plus ancien, le Lascar, est toujours actif. Les Lickanantay, le peuple indigène de la région, l'appellent "le père de tous les volcans".

Vue d'en haut, la mine donne l'impression que quelqu'un a étalé un édredon bleu et vert scintillant au milieu de ce désert pâle. Les richesses se trouvent dans la saumure souterraine. Jour et nuit, la SQM pompe la saumure, ainsi que l'eau douce provenant de cinq puits. Des tuyaux transportent la saumure vers une série de bassins. Ensuite, le soleil se met au travail.


L'Atacama a les niveaux de radiation solaire les plus élevés sur Terre (Lire ICI en anglais). L'eau s'évapore étonnamment vite, laissant derrière elle des dépôts minéraux. Magnésium et potassium filtrent des bassins. Le lithium reste dans un bassin visqueux jaune vert, ensuite transformé en carbonate de lithium blanc et poudreux pour les fabricants de batteries à l'étranger.

La Sociedad Química y Minera de Chile était un fabricant d'engrais chimiques appartenant à l'État jusqu'à ce que Pinochet en confie la propriété à son propre gendre, Julio Ponce Lerou, en 1983. Plus récemment, la société minière a été condamnée à des amendes par l'autorité de régulation du marché boursier chilien et par la Securities and Exchange Commission des États-Unis pour violation de la loi sur les pratiques de corruption à l'étranger. M. Ponce Leou, qui n'en est plus président, conserve cependant 30 % des parts.

Aujourd'hui, SQM profite de la hausse du marché du lithium et cherche à augmenter sa capacité de production de 140.000 à 180.000 tonnes de carbonate de lithium d'ici 2022. Selon son vice-président, Carlos Díaz, l'entreprise souhaite « produire du lithium aussi vert que possible », notamment en réduisant de moitié l'extraction d'eau salée d'ici 2030 et en devenant « neutre en carbone » d'ici 2040.

Il y a une bonne raison à cela. À proximité, la société qui exploitait une mine de cuivre, baptisée Escondida, a été condamnée à une amende de 93 millions de dollars pour avoir extrait de l'eau et causé ce qu'un tribunal chilien a appelé des "dommages irréparables" (Lire ICI). L'industrie minière se prépare au changement. Une loi visant à augmenter les redevances est en cours d'examen par le parlement. Et la Convention constitutionnelle étudie des dispositions qui pourraient exiger davantage de garanties locales.

Pour Joaquin Villarino, président du Conseil des mines, le lobby de l'industrie minière, ces deux éléments pourraient diminuer l'attrait du Chili pour les investisseurs. Il se dit particulièrement préoccupé par le fait que certains des membres de la Convention soient totalement opposés à l'exploitation minière.


La Convention est également susceptible de faire de l'eau un bien public. Mais une autre question pèsera encore plus sur l'industrie : la saumure - l'eau salée qui se trouve sous le désert - est-elle techniquement de l'eau ? Les sociétés minières affirment que non, car elle n'est pas propre à la consommation humaine ou animale. Pour le vice-président de SQM, « il y a une distinction claire entre ce qui vient de la montagne, c'est-à-dire l'eau continentale, et ce que vous avez dans la saumure dans le Salar d’Atacama ». L'extraction de la saumure est actuellement régie par le code minier. La nouvelle constitution pourrait changer cela, en déclarant que la saumure est de l’eau.


Dans l'ombre du Lascar, "le père de tous les volcans"


Jordán Jofré Lique, 28 ans, écologue qui appartient au peuple autochtone Lickanantay.

Pour lui, « la nature doit être comprise comme l'extension des relations sociales établies par les êtres humains, c'est-à-dire comme une sorte d'animisme, dans lequel interviennent les étoiles, les montagnes, les rivières,

les rochers, les plantes, les arbres, les animaux et autres ».


Dans l'ombre du Lascar, non loin de la mine de SQM, scintille une lagune incrustée de sel blanc et brillant. Jordán Jofré Lique, un écologue de 28 ans qui travaille avec le Conseil indigène d'Atacama, se promène sur son bord. Un flamant solitaire traverse la croûte de sel.

L'oiseau cherche de la nourriture, principalement des crevettes saumâtres, et cet après-midi, le lac est inhabituellement sec. Jordán Jofré Lique ignore pourquoi, mais cela l'inquiète. La santé du salar [lac superficiel dont les sédiments sont essentiellement constitués par des sels : chlorures, sulfates, nitrates, borates, etc. – NdT] le préoccupe, compte tenu de deux forces majeures sur lesquelles il n'a aucun contrôle : le réchauffement de la planète et l'extraction d'eau par l'industrie minière, dans l'une des régions les plus sèches du monde. Le flamant rose abandonne sa quête, déploie ses ailes rose pâle et s'envole.

Jordán Jofré Lique, membre de la communauté Lickanantay, connaît les pistes du plateau salé. Son grand-père y gardait moutons et chèvres. Lui-même devait aller travailler pour une compagnie minière, c’était la garantie d’un bon salaire. Au lieu de cela, il s'est mis à étudier les effets de l'exploitation minière sur la terre de son peuple. (Vidéo à voir en bas d'article).

Certains indigènes affirment que les compagnies minières ont divisé leurs communautés en leur offrant de l'argent et des emplois. L'organisation pour laquelle travaille Jordán Jofré Lique, le Conseil des Peuples d’Atacama, est boudée par certains parce qu'elle accepte des fonds de recherche d'Albemarle, une société américaine qui exploite également du lithium dans la région.

Une douzaine de capteurs ont été installés pour mesurer les niveaux d'eau, la salinité et la température. Il s'inquiète particulièrement de la « zone de mélange », un écosystème sensible, où l'eau douce coexiste sous terre avec l'eau salée. Les bassins d'évaporation lumineux agissent comme des miroirs, ce qui réchauffe l'air.

Des recherches indépendantes ont mis à jour une diminution de l'humidité du sol et de la couverture végétale dans la plaine salée, ainsi qu'une augmentation des températures diurnes, preuve d'une forte corrélation entre l'expansion de l'exploitation du lithium et l'assèchement de la zone.


Dans la région d'Atcama, la population de flamants roses est en déclin depuis 1997. Photo Marcos Zegers.


Un recensement gouvernemental a enregistré un léger déclin de la population de flamants des Andes dans l'Atacama depuis 1997, alors que leur nombre reste inchangé ailleurs au Chili. Alejandra Castro, une garde forestière chargée des réserves de flamants, soupçonne le changement climatique.

La SQM affirme de son côté que ses contrôles montrent que les niveaux de saumure diminuent légèrement dans la zone de mélange, et que la flore et la faune restent saines.


L'Atacama est plein de surprises. Certaines parties sont si sèches que le sol est pointu et escarpé, sans végétation. Puis le paysage change soudainement, laissant place à des arbustes nains, ou à une forêt d’imposants tamariniers. Un chemin de terre serpente à travers des collines ocres et dénudées, puis débouche brusquement sur un ravin où coule une eau de source de montagne.

Jordán Jofré Lique observe les effets cumulés du changement climatique. L'eau de la ferme de sa famille, située près de la mine, s'évapore plus rapidement. Les pluies sont plus extrêmes. Un champ de luzerne n'a pas poussé cette année. Le maïs végète.

Mais il s'inquiète surtout de la façon dont l'extraction d'une telle quantité de saumure pourrait modifier l'équilibre délicat entre le soleil, la terre et l'eau, a fortiori dans le contexte du changement climatique : « Le scénario le plus optimiste est que la situation ne s'aggrave pas, mais le pire scénario est que tout s'assèche. »


Cérémonie indigène d’hommage à la Pachamama en ouverture des travaux de la Convention constitutionnelle.


Des indices du futur


A Antofagasta, sa ville natale, Cristina Dorador, membre de la Convention constitutionnelle, traverse un marché animé. « La Constitution est la chose la plus importante du pays », dit-elle à un homme qui vend des mangues. Il écoute poliment. Elle décrit les sujets abordés par la Convention : eau, logement, accès aux soins. Derrière elle, un homme crie le prix du maïs. Un autre vend des lapins. Une femme se plaint d'une douleur à l'épaule. Quelques-uns lui disent qu'ils n'ont pas le temps.

Cristina Dorador s’est passionnée pour les micro-organismes qui ont survécu pendant des millions d'années dans les salars. « Nous pouvons apprendre beaucoup de choses sur le changement climatique en étudiant les salars, car ils sont déjà extrêmes », déclare-t-elle : « Vous pouvez trouver des indices du passé et aussi des indices du futur. »

Elle brigue aujourd’hui la présidence de la Convention constitutionnelle [à la suite d’Elisa Loncon, lire ICI - NdR] et souhaite que la future Constitution reconnaisse que « les êtres humains font partie de la nature ». Elle se hérisse lorsqu'on lui demande si l'extraction du lithium est nécessaire pour s'éloigner de l'extraction des combustibles fossiles. « Bien sûr », dit-elle, « le monde doit cesser de brûler du pétrole et du gaz, dit-elle, mais pas en ignorant des coûts écologiques encore inconnus. Quelqu'un achète une voiture électrique et pense qu’il contribue à sauver la planète. Mais dans le même temps, un écosystème entier est endommagé. C'est un grand paradoxe. »

Les questions auxquelles est confrontée la Convention constitutionnelle ne sont pas propres au Chili. Le monde entier est confronté à la même question, car il doit faire face au changement climatique et à la perte de biodiversité, dans un contexte d'inégalités sociales croissantes : la recherche de solutions au problème climatique nécessite-t-elle de réexaminer la relation de l'humanité avec la nature elle-même ? « Nous devons faire face à des problèmes très complexes », commente Maisa Rojas, climatologue à l'Université du Chili, « mais nos institutions, à bien des égards, n’y sont pas prêtes. »


Somini Sengupta, pour le New York Times.


Photo en tête d'article : Bassins d'évaporation dans une usine de lithium dans le désert d'Atacama au Chili.


Auteure de l'article, Somini Sengupta a grandi en Inde, au Canada et aux États-Unis, et est diplômée de l'université de Californie à Berkeley. Elle est correspondante internationale du New York Times pour le climat. Elle a également couvert le Moyen-Orient, l'Afrique de l'Ouest et l'Asie du Sud et a reçu le prix George Polk 2003 pour son travail au Congo, au Liberia et dans d'autres zones de conflit.

Compte Twitter : ICI

Ses articles pour le New York Times : ICI


Compléments d'Information


(1) - Scientifique de renom, professeure associée du département de biotechnologie de la faculté de sciences de la mer et ressources naturelles de l'Université d'Antofagasta, Cristina Dorador a été élue à la Convention constitutionnelle sur une liste indépendante. Elle a fait campagne pour « une constitution écologique, la décentralisation, la préservation des déserts de sel face à l'extractivisme, la protection de l'environnement » et les droits sociaux. Plusieurs organisations mettent en avant « son engagement au sein du monde indépendant, pour la connaissance, pour la recherche scientifique et technologique en régions, pour le mouvement féministe, pour les peuples originaires et pour l'environnement. » Elle brigue aujourd’hui la succession d’Elisa Loncon à la présidence de la Convention constitutionnelle (vote le 4 janvier). Lire ICI


(2) - Sur les « zones de sacrifice » :

- Podcast de la RTS (Radio Télévision Suisse) : La reporter Marion Esnault nous emmène à Mejillones, une petite ville dans le désert dʹAtacama. Il y a 30 ans, un paradis pour les amateurs et amatrices de pêche et de paysages préservés. Aujourdʹhui, une cité hyper industrielle largement polluée. Cʹest ce que la société civile chilienne nomme une Zone de Sacrifice (mars 2021), ICI

- « Le développement à la chilienne, un générateur de zones de sacrifice », article de Mathilde Allain, sur le site noria-research.com (février 2020), ICI


(3) - Le désert d'Atacama

Reportage photographique de Marco Zegers sur l'impact des mines de lithium dans le désert d'Atacama, ICI.


VIDEO. Ckoicota (Voces / Voix), avec le jeune écologue Jordán Alfonso Jofre Lique, qui travaille pour le Conseil des Peuples d’Atacama : « Il y a une histoire à raconter... l'histoire que le territoire nous raconte est gravée dans la forme des collines, les couleurs, les minéraux et dans les roches qui sont là... » (vidéo en espagnol, 3’28, septembre 2021).


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