Le Centre Pompidou se décolonialise
- Nicolas Villodre
- 8 avr.
- 5 min de lecture

Wifredo Lam, Umbral, 1950. Huile sur toile, 185 × 170 cm. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris.
Achat de l’État, 1969. Attribution, 1976. © Succession Wifredo Lam, Adagp, Paris, 2025.
Photo © Centre Pompidou, MNAM - CCI /Georges Meguerditchian/Dist. GrandPalaisRmn
Dernière grande exposition avant fermeture au public du Centre Pompidou, Paris noir se veut "une plongée vibrante dans un Paris cosmopolite, lieu de résistance et de création, qui a donné naissance à une grande variété de pratiques, allant de la prise de conscience identitaire à la recherche de langages plastiques transculturels". Petite visite subjectivement guidée par Nicolas Villodre.
Jusqu’au 30 juin 2025 se tient au Centre Pompidou l’exposition Paris noir, sous-titrée : "Circulations artistiques et luttes anticoloniales 1950 – 2000". Alicia Knock, la conceptrice de la manifestation, Éva Barois De Caevel, Aurélien Bernard, Laure Chauvelot, et Marie Siguier, les autres commissaires, ne traitent ni "d’art nègre" ou d’art traditionnel africain avec leurs influences sur la peinture cubiste ou sur la poésie Dada, ni de la Revue nègre (dont on pourrait légitimement célébrer le centenaire), ni du Bal nègre – de nos jours plus pudiquement appelé Bal Blomet, ouvert peu de temps avant l’arrivée à Paris de Joséphine Baker. La période considérée va de la création de la revue Présence africaine à celle de Revue noire. L’objet étant de retracer précisément, « la présence et l’influence des artistes noirs en France entre les années 1950 et 2000 ».
Sont ainsi mis en valeur 150 artistes « afro-descendants » (d’Afrique et des Amériques) avec des œuvres relativement peu connues en France. Celles-ci empruntent différentes manières : abstraction, surréalisme, figuration libre, graffiti, etc. Pour des raisons éco-esthétiques, la scénographie détourne la structure labyrinthique de l’exposition précédente vouée au surréalisme, recyclant murets de séparation et meurtrières attisant la curiosité des visiteurs. De sorte que les thématiques proposées par les organisateurs rayonnent autour du concept de Tout-monde cher à Edouard Glissant : Paris panafricain, Paris comme école, surréalismes afro-atlantiques, saut dans l’abstraction, Paris-Dakar-Lagos, solidarités révolutionnaires, jazz-free jazz, retours vers l’Afrique, nouvelles abstractions, affirmations de soi, rites et mémoires de l’esclavage, syncrétismes parisiens, nouveaux lieux du Paris noir.

"Le Christ" (1957), crucifix en bois, en fer et bouts de ficelle de l’Ivoirien Christian Lattier. Photo Nicolas Villodre
L’affiche annonçant l’événement dans les couloirs du métropolitain est un autoportrait peint à huile, trois ans avant la période traitée (en 1947), par Gerard Sekoto (1913-1993), artiste né en Afrique du sud, exilé d’abord à Londres, ensuite à Paris. Nombre de sculptures jalonnent le parcours. Par exemple, Le Christ (1957), un crucifix en bois, en fer et bouts de ficelle de l’Ivoirien Christian Lattier (1925-1978) en souvenir de son éducation chez les maristes. Ou les pièces du Cubain Agustín Cárdenas (1927-2001) : son Totem (1959) tout en finesse ; le Quarto Famba (1973), lieu réservé aux cérémonies secrètes des ñáñigos, deux œuvres en bois brûlé ; Roi des musiciens (1955), une forme de voile de navire, légère en apparence mais façonnée en acier, posée sur quatre pieds, entourée de fils de fer, luisante de face, plus mate en son verso. Ou encore la pièce à sensation fixée au plafond, Plaiton suspendu (1958) accumulation de cubes noir de Rome de l’Américain Harold Cousins (1916-1992).

Harold Cousins, Roi des musiciens, 1955. Acier, 207 × 101,6 × 61 cm.
Courtesy of the Estate of the Artist and Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York
The Cliff Dwellers (1950) de l’Américain Paul Keene (1920-2009), huile sur isorel au style faussement naïf montre trois personnages tristounets aux grands yeux superposés en aplat à un fond en patchwork. Un des artistes mis en lumière est incontestablement l’États-unien Beaufort Delaney (1901-1979) qui, dans l’après-guerre, portraiture à l’huile son ami, l’écrivain James Baldwin (1924-1987) en se démarquant (se référant) clairement à Vincent Van Gogh (1853-1890). Une gouache en noir et blanc sur fond beige datant de 1978, représentant un masque énigmatique ou une tête humaine simplifiée prouve son talent de peintre. Le Martiniquais Georges Coran (1928-2017) fait dans l’art décoratif. Sa toile peinte à l’encre de couleurs vives, saturée de motifs floraux animaliers et édéniques, Délire et paix (1954), tire son titre d’un poème d’Aimé Césaire (1913-2008).

Beauford Delaney, "James Baldwin", vers 1945- 1950. Huile sur toile, 61 × 45,7 cm.
Collection of halley k harrisburg and Michael Rosenfeld, New York © Estate of Beauford Delaney,
by permission of Derek L. Spratley, Esquire, Court Appointed Administrator, Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York.
Photo Courtesy of Michael Rosenfeld Gallery LLC, New York
Plus classique est le Portrait d’Anna (1962), une huile sur toile d’assez grand format structurée en diagonale de l’originaire du Sénégal Iba N’Diaye (1928)2008). La Pêche miraculeuse (1961) de Bob Thompson (1937-1966) représente schématiquement, en couleurs bien plus franches, façon Alberto Magnelli, mais sans angles ni contours, deux petits bateaux, quatre personnages embarqués, des volatiles, le ciel et la montagne à l’horizon. Le Mineiro Sebastião Januario (né en 1939) exécute, entre autres, des portraits réduits à l’essentiel : une bouche, un nez et des yeux d’un seul et épais trait de pinceau, le reste du visage mono ou, tout au plus, bichrome, rouge ou bien bleu et jaune dans ses gouaches sur carton de 1968.

"À la décatché" (c. 1990) du Martiniquais Henri Guédon. Photo Nicolas Villodre
Au milieu d’œuvres relevant de l’art appliqué, voire de ce qu’il faut bien appeler des croûtes, on distingue d’autres toiles qu’il convient de signaler : Signes (1967) du Cubain Guido Llinás (1923-2005), qui, avec Cárdenas, fit partie du groupe Los Once; Banquet de mariage « Juju » (1964) de l’Éthiopien Skunder Boghossian, visiblement influencé par Paul Klee (1879-1940) ; Les Arbres (1958) du Brésilien Antonio Bandeira (1922-1967) est une abstraction lyrique qui rappelle, forcément, les drippings pollockiens ; À la décatché (c. 1990) du Martiniquais Henri Guédon (1944-2006), clin d’œil sagace au football ; My Darling Clementine (1963) du Haïtien Hervé Télémaque qui anticipe et/ou a pu avoir une certaine influence sur Jean-Michel Basquiat (1960-1988) ; et, last but not least, Umbral (1950) du Cubain Wilfredo Lam (1902-1982) au style unique.

Photo officielle du 1er congrès des écrivains et artistes noirs à Paris (septembre 1956), à l'initiative de la revue Présence africaine.
Plusieurs tirages récents du photographe américain Gordon Parks (1912-2006) sont accrochés à une des cimaises. Comme ce portrait de Fernand Léger dans son atelier de la côte d’Azur, en 1951. L’artiste est coiffé d’une casquette qui lui donne un air à la Gabin ; il tient précieusement entre les mains une récente céramique où il a dessiné avec l’épaisse cerne qui caractérise sa manière un visage de femme lui-même protégé par une main. Ou cette Jam Session dans la cave du Vieux Colombier, commande du magazine Life. Parks a déclaré : « À Paris, je me suis senti libre en tant qu’artiste pour la première fois, et pas nécessairement considéré comme un artiste noir ». Des vidéos rappellent le contexte politique de l’époque : la décolonisation, la lutte droits civiques aux États-Unis, etc. Suzanne et Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Angela Davis sont évoqués. Est montré une archive sur le festival mondial des arts nègres de 1966 à Dakar. En partenariat avec Carlotta films, le service cinéma a consacréune rétrospective à la cinéaste militante Sarah Maldoror, qui permis de découvrir son œuvre maîtresse Sambizanga (1972).
Nicolas Villodre
Paris noir. Circulations artistiques et luttes anticoloniales 1950 – 2000, au Centre Pompidou, à Paris, jusqu'au 30 juin 2025. https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/VRo249Y
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