Louisa, Francine, Jean-Yves et Anne-Marie, et Clémentine (de g. à dr., de haut en bas), samedi 12 février,
à Sault-lès-Rethel. Photos Stéphanie Jayet / L’Union
Les humanités poursuivent la série VU D’EN FRANCES, pour prendre le pouls de la France comment qu’elle va, avec bonheurs et déboires, depuis les territoires voire terroirs, avec le concours de la presse quotidienne régionale. « Une fois qu’ils sont au pouvoir, ils sont tous pour les riches, ils ne peuvent pas connaître nos vies… » Aujourd’hui : le quotidien L’Union est allé à la rencontre des clients de l'Intermarché de Sault-lès-Rethel, dans la banlieue de Réthel, troisième ville des Ardennes. Pas un sondage : une enquête. Du vrai journalisme de terrain.
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REPORTAGE MATHIEU LIVOREIL, PHOTOS STÉPANIE JAYET
À moins de deux mois du premier tour du scrutin présidentiel, désintérêt et amertume l’emportent parmi les électeurs rencontrés à Sault-lès-Rethel.
Aussi loin qu’il s’en souvienne, Alain a toujours voté à gauche. Mais à force de promesses non tenues et de compromis aux airs de renoncements, ce fils d’ouvrier devenu éducateur spécialisé s’est senti trahi. En 2017, il a donné sa voix à Mélenchon au premier tour, préférant rester chez lui pour le duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Cinq ans plus tard, une sourde colère menace. Alain, à la retraite depuis deux ans, se rendra « bien sûr » dans l’isoloir, le 10 avril prochain. « Déjà, je ne voterai pas Macron, c’est clair et net, sûr et certain. Je voterai pour celui qui sera opposé à lui au second tour, même si c’est Le Pen. » Ulcéré par ce « pouvoir liberticide » qui « fait de la discrimination avec le pass vaccinal » et des médias « pas objectifs », il argumente, la tête légèrement rentrée dans les épaules : « Le Pen s’est apaisée depuis quelques années. Je la trouve plus proche du peuple, son programme n’est pas si mal que ça… Oui, elle et Mélenchon sont les plus proches de mes convictions. »
Le samedi est jour d’affluence à l’Intermarché de Sault-lès-Rethel, situé à un jet de pierre de Rethel, la troisième ville des Ardennes, où près de 8.000 âmes sont recensées. Ici, Marine Le Pen l’a nettement emportée au premier tour de la présidentielle de 2017, s’inclinant de peu au second face à l’actuel président : 52,8 % contre 47,2 %.
« Dans le temps, on mangeait bien pour pas cher.
Maintenant, c’est de la merde et en plus, ça coûte ! »
Devant l’Intermarché, profonde défiance, désintérêt poli et crainte du déclassement tournent en boucle
Sous un ciel d’azur, José, cabossé par une vie de labeur, ouvrier dans le BTP depuis plus de quatre décennies, monte vite dans les tours à l’évocation du prochain scrutin : « Le Pen ne passera pas mais oui, je voterai encore pour elle. De toute façon, on est dans la merde ! » Veuf, sans enfant, il a récemment calculé sa future retraite : 1 200 euros mensuels, soit cent de moins qu’aujourd’hui. Il embraye : « Dans le temps, on mangeait bien pour pas cher. Maintenant, c’est de la merde et en plus, ça coûte ! » L’amie qu’il attend revient, précédée de son Caddie. Elle évacue le sujet d’un revers de la main : « C’est tous des voleurs. » La sentence n’est pas négociable.
Quelques pas plus loin, voici Corinne, sourire chaleureux et rire communicatif au moment de résumer l’équation du 10 avril : « Est-ce qu’on resigne pour la même chose ou est-ce qu’on se lance dans l’aventure ? » Elle est prête pour la seconde option. En 2017, elle a voté Le Pen car « il faut que ça s’arrête : on bosse, on bosse et tout augmente toujours – l’essence, les courses. Je vous jure que je ne suis pas raciste mais ça fait trente ans qu’on se fait avoir ! » La journée, elle est assistante maternelle avant « de prendre des ménages de 18 h 15 à 21 heures. » Les bons mois, elle touche 1 700 euros. « Au fond, je ne suis pas d’accord avec ce système. Il faudrait qu’on puisse s’en sortir plus facilement. » Soupir. « De toute façon, une fois qu’ils sont au pouvoir, ils sont tous pour les riches, ils ne peuvent pas connaître nos vies. Il faudrait un ouvrier, en fait. » On lui rappelle l’existence de Philippe Poutou, ouvrier chez Ford et candidat du Nouveau Parti anticapitaliste. Elle s’esclaffe. À ses côtés, l’écoute Élodie, sa fille aînée : la trentaine, titulaire d’un bac +2, revenue habiter chez ses parents après un énième CDD non reconduit. Ne jugeant « pas très intéressante » l’actuelle campagne présidentielle, elle ose, prudente : « Zemmour, il a de bonnes idées… »
Quentin et Gaëlle, 26 et 27 ans, sont ensemble depuis cinq ans. Elle est secrétaire. Lui a passé six ans dans l’armée, a voyagé jusqu’à Mayotte et la Guyane grâce à l’uniforme avant de revenir dans ses Ardennes natales, où il œuvre comme technicien de maintenance. Ils n’ont jamais voté mais viennent justement de s’inscrire sur les listes électorales en vue de la présidentielle. « On l’a fait car il y a peut-être un peu de nouveau, des gens qui proposent autre chose », dit-il. On lève un sourcil. Il complète : « Zemmour. » Et de développer : « Je crois qu’il dit tout haut ce que les ouvriers pensent. Les aides sociales, par exemple, il veut les limiter ou les enlever, ce n’est pas plus mal. »
Gaëlle acquiesce : « Je ne sais pas si je vais voter pour lui mais c’est vrai que parmi ceux qui touchent les aides, certains ne font rien de leurs vies. » Avant Zemmour, d’autres ont surfé sur ce thème, non ? « Le Pen, elle a retourné sa veste sur pas mal de choses », répond Quentin, issu d’une famille d’artisans « de droite classique, pas extrême. » Gaëlle précise : « Moi, mes parents votaient Le Pen et là, je pense qu’ils sont plus vers Zemmour. »
« Parmi nous, certains, par principe,
n’acceptent plus rien de ceux qui nous gouvernent. »
Ici comme ailleurs, les classes populaires ne votent plus à gauche. Se sentant négligées, abandonnées voire méprisées, elles votent pour l’extrême droite ou ne votent plus. Sur ce parking, profonde défiance, désintérêt poli, lassitude et crainte du déclassement tournent en boucle. Cédric, un boucher-charcutier venu faire ses courses en famille, incarne ce pessimisme : « Je suis l’actualité mais je n’irai pas voter car ça ne sert à rien. Je continuerai à payer pour ceux qui ne travaillent pas… Les politiques, c’est tous les mêmes, ils promettent des tas de choses et ça me dégoûte. »
D’autres, plus rares, souvent plus âgés, conservent encore de l’estime pour l’actuel président de la République. Francine, par exemple, dont la retraite s’élève à 980 euros mensuels, est bien décidée à « voter encore pour Monsieur Macron même si personne ne l’aime. Il a quand même eu cinq ans très difficiles. » Certes, cette ancienne secrétaire d’entreprise aimerait bien « qu’il regarde un peu plus sur le montant des retraites » mais tout de même, « pour une fois qu’on a un président jeune, c’est un atout ! À mon avis, les plus âgés n’ont plus grand-chose à proposer. » Son visage se barre d’un sourire à l’évocation de ce début de campagne « où je me demande quand même ce que certains candidats font là. Si Zemmour ou Le Pen passent, c’est que les gens sont devenus fous ! »
Domicilié non loin de Juniville, où Marine Le Pen avait triomphé au premier tour de la dernière présidentielle devant François Fillon, Gérard Potier, l’un des rares à accepter que son nom soit publié, glisse d’un sourire : « Je voterai sans doute pour celui qui n’est pas encore candidat… » Macron, ce fringant septuagénaire avait voté pour lui dès le premier tour en 2017. Gérard, dont la retraite s’élève à un peu plus de 2 000 euros après avoir été cadre dans une grande entreprise agricole, synthétise : « Je n’aime pas trop les bouleversements et les grands discours qui annoncent des choses phénoménales – mais c’est de bonne guerre quand on se présente. Je pense que le début de cette campagne ne va pas inciter grand monde à aller voter. »
En attendant le retour de son épouse, il poursuit : « La France est en train de s’enfoncer et ça me fait mal au ventre… Les pressions pour tout ce qui concerne l’environnement freinent notre production, il y a des limites, quand même ! Dans le monde agricole, ça ne rigole pas en ce moment… J’ai eu la chance d’être dans une génération où nous avions quasiment le plein-emploi. »
Ses deux enfants, respectivement ingénieur en informatique et enseignant au collège, ont « de bonnes situations » et c’est « un soulagement ». Car pour Gérard, l’avenir qui se dessine n’a rien de très réjouissant : « Regardez les convois de la liberté… Parmi nous, certains, par principe, n’acceptent plus rien de ceux qui nous gouvernent. »
Je ne sais pas si j’irai… ,
ou comment l’ombre de l’abstention s’étend
Selon les études électorales, jamais le scénario d’une élection présidentielle, trop vite résumée à une revanche Macron – Le Pen, n’est apparu aussi incertain. Difficile, entre abstention et indécision, d’y voir clair. À Sault-lès-Rethel, parmi la trentaine d’interlocuteurs sondés, ceux qui, samedi dernier, assuraient ne pas savoir pour qui ils voteraient étaient aussi nombreux que ceux qui ne savaient pas s’ils iraient voter, eux-mêmes à peine plus nombreux que ceux qui se disaient prêts à donner leur bulletin pour l’un des deux candidats d’extrême droite.
Tous, au moins, partageaient une même réaction, celle de lever les yeux au ciel à l’énoncé de notre première question rituelle : si vous en attendez quelque chose, qu’espérez-vous de la prochaine présidentielle ? Comme tant d’autres, Cyril, un artisan âgé de 34 ans, est tenté d’abréger : « J’irai voter mais je ne sais pas pour qui. Pour l’instant, j’ai d’autres chats à fouetter et le peu que je vois ne me donne pas envie de m’y intéresser davantage. » Il ne se rappelle pour qui il a voté en 2017 : « Ça a dû finir en blanc parce que moi, c’était l’écologie », suppose-t-il. Cette année-là, Yannick Jadot s’était rallié derrière le socialiste Benoît Hamon. « En tout cas, j’avais voté blanc au second tour », ajoute celui qui figure parmi les millions de « désabusés » de la politique.
Non loin de là, Pauline, jeune aide-soignante dans un foyer pour personnes handicapées, n’est pas plus précise : « Je suppose que j’irai voter mais je ne suis pas décidée, s’excuse-t-elle. En général, j’y vais mais en ce moment, c’est anxiogène… Et cette élection ne changera pas forcément ma vie. » En 2017, elle a voté Macron au second tour.
Louisa, elle, s’apprête à voter pour la première fois à un scrutin présidentiel. Âgée de 22 ans, cette apprentie en ressources humaines trouve « important » la politique et a sa « petite idée » de celui ou celle pour qui elle votera. Elle préfère taire sa préférence mais glisse : « Je suis en alternance depuis mes 17 ans et je n’ai jamais eu de mal à trouver un boulot. En tant que jeune, je trouve que nous sommes assez bien servis. De là où je suis, je vois clairement que certains ne veulent pas travailler. Après, c’est la volonté de chacun… »
Clémentine, salariée chez Demoizet, est indécise : « Ce n’est pas que la politique ne m’intéresse pas mais les promesses non tenues, à force… » En 2017, elle a voté blanc aux deux tours, choix qui tient encore la corde pour cette année. Yannick, 35 ans et une barbe XXL, hésite. « Je trouve de moins en moins d’intérêt à aller voter. Chaque candidat a son style mais j’ai de plus en plus de mal avec eux. Je ne suis pas certain que ce soit eux qui décident vraiment. » Alors qui ? « Des grosses entreprises et très riches », croit savoir ce menuisier. Il a voté Royal en 2007, Hollande en 2012, blanc en 2017. « Plus jeune, j’étais sans doute plus naïf ou peut-être que je suis plus bête aujourd’hui, c’est question de point de vue. Mais plus ça va, moins j’y crois. »
Le pouvoir d’achat, préoccupation première des Français
Disponible en ligne, la cinquième vague de l’Enquête électorale 2022 réalisée par Ipsos / Sopra Steria, réalisée le 11 février, esquisse des réponses à plusieurs questions essentielles, parmi lesquelles celle-ci : « Parmi les enjeux suivants, quels sont les trois qui vous préoccupent le plus quand vous pensez à la situation du pays ? »
Le pouvoir d’achat (52 %) arrive très nettement en tête devant le système de santé (30 %), l’environnement (29 %) et l’immigration (28 %). 12 499 personnes inscrites sur les listes électorales, représentatives de la population française âgée de 18 ans et plus, ont été interrogées en ligne du 3 au 7 février pour cette enquête.
Les abstentionnistes en hausse
Depuis trente ans, l’abstention ne cesse de monter, au point de devenir un phénomène massif et durable. Ce désintérêt se reproduira-t-il les 10 et 24 avril, pour un scrutin qui reste le plus fédérateur ? À la fin de décembre, une enquête réalisée pour Le Monde, par Ipsos-Steria en partenariat avec le Cevipof et la Fondation Jean Jaurès, situait les abstentionnistes « potentiels » et « probables » à 27 % des personnes interrogées. Elles étaient 18 % en décembre 2016. Soit une augmentation de 9 points en un quinquennat.
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