Entre tech et capital-risque, entre musculation et budgets militaires : les "Gundo Bros", illustration de Philip Smith pour le magazine "Forbes"
SUITE AMÉRICAINE Dans la galaxie des "généreux donateurs" qui ont financé la campagne de Donald Trump, et qui attendent désormais avec impatience un "retour sur investissement", il n'y a pas que les habituels magnats-maniaques des hydrocarbures, de la finance et de l'immobilier. Avec Elon Musk comme figure de proue (mais il n'est pas le seul), la tech, biberonnée à la Silicon Valley et au "capital-risque", fait une entrée fracassante en politique, avec des mentors qui se demandent s'il ne serait pas temps de se débarrasser de la démocratie. Un discours qui séduit jusqu'aux jeunes étudiants de Stanford, qui rêvent de "reconstruire l'Amérique" en surfant sur les budgets militaires au cri de « Fuck it, we ball ». Un fascisme 2.0 qui n'en est qu'à ses débuts, contre lequel se dresse modestement un simple oignon.
Dis-moi qui te finance, je te dirai qui tu es... Sans surprise, parmi les milliardaires américains qui ont très généreusement contribué à la campagne de Donald Trump, on ne trouvera pas de sympathisants d’extrême gauche. Des maniaques du baril, oui, comme Harold Hamm, 79 ans, patron de Continental Ressources, l’une des plus grandes sociétés de forage pétrolier et gazier de l'Oklahoma et du Dakota du Nord. Il possède notamment l’énorme gisement de la formation de Bakken, qui s’étend sur près de 520.000 kilomètres carrés au nord des États-Unis.
Ce territoire était autrefois peuplé par les Lakotas (dont l’un des plus illustres leaders fut Sitting Bull) avant qu’ils ne soient massacrés et/ou déplacés à la fin du 19ème siècle par les colons blancs. Ceux qui survivent se battent depuis des années contre un oléoduc long de 1.800 kilomètres qui traverse le territoire ancestral des Sioux, avec un tronçon qui passe sous le fleuve Missouri, et pourrait engendrer une pollution majeure. Fin 2016, Barack Obama avait suspendu l’autorisation du projet, que Donald Trump s’est empressé de rétablir à son arrivée à la Maison Blanche en 2017. Le lobby pétrolier n’y était pas pour rien.
A gauche : Harold Hamm, patron de Continental Ressources (photo Bloomberg).
A droite : une manifestante Lakota à Standing Rock, lors de manifestations contre le pipeline Dakota Access, en 2016
(photo Alessandra Sanguinetti / Magnum)
Le 11 avril 2024, Harold Hamman a organisé une petite party entre amis chez Donald, à Mar-a-Lago. Il y avait là une petite vingtaine de personnes, parmi lesquelles plusieurs cadres d'ExxonMobil, d'EQT Corporation, 1er producteur américain de gaz naturel, et de l'American Petroleum Institute. Officiellement, il s’agissait d’une « table ronde sur l'énergie ». L’objet véritable était de réunir 1 milliard de dollars pour la campagne de Trump. Mais la philanthropie, même politique, n’est pas spécialement dans les us et coutumes de ce monde-là. Il y avait donc une condition : que le candidat Trump, s’il était élu, mette un terme à toutes ces mesures de protection de l’environnement qui sont quand même particulièrement chiantes. Avec son « Fore, chéri, fore » (lire ICI) et la nomination d’un climatosceptique apôtre de la fracturation hydraulique (lire ICI), le lobby gazo-pétrolier est récompensé au centuple. Dans le langage des affaires, on appelle ça un très bon retour sur investissement.
On dira : bon, aux États-Unis, les magnats et maniaques des hydrocarbures ont toujours fait campagne pour les candidats républicains. C’est vrai, et on ne voit guère pourquoi Trump aurait fait exception à la règle. Mais parmi les "généreux donateurs" de sa campagne électorale, on trouve d’autres profils, moins hydrocarburés, qui attendent eux aussi d’être payés en retour. Et avec intérêts, si possible.
Ceux qui ont fait fortune pendant la crise des subprimes
A gauche John Paulson en 2019 à New York. Photo Jason Szenes / UPI. A droite : Bill Ackman. Photo Patrick T Fallon/Bloomberg.
Dans ce bal des milliardaires (selon l’expression de Robert Reich, ex-secrétaire d'État au travail sous l'administration Clinton, reprise par The New York Times), il y a notamment un certain John Paulson, grand manitou de la finance spéculative qui a fait fortune en tirant la bagatelle de 15 milliards de dollars de la crise des subprimes entre 2007 et 2011. Son credo : supprimer tout contrôle des activités bancaires, et diminuer les taux d'imposition sur les bénéfices des entreprises. Dans la même catégorie, on trouve aussi Bill Ackman, fondateur du fonds Pershing Capital, qui a lui aussi fait fortune en surfant sur la crise financière des années 2000. Ultra-conservateur comme il se doit, il a fait connaître sa vive opposition aux mouvements #metoo et Black Lives Matter, et se bat avec pugnacité contre les programmes « diversité et inclusion » (DEI) dans les universités et les entreprises américaines.
John Paulson et Bill Ackman ont un intérêt commun (sonnant et trébuchant) avec Trump. Tous deux ont investi dans Fannie Mae et Freddie Mac, deux sociétés qui interviennent, avec des prêts hypothécaires, sur le marché de l’immobilier. A l’origine, en 1938, sous le mandat de Franklin Roosevelt, il s’agissait d’une initiative du gouvernement fédéral pour permettre l’accession à la propriété de familles aux revenus modestes. Ces deux entités ont été privatisées à la fin des années 1960. Trafic des bilans comptables, emprunts douteux : elles prennent de plein fouet la crise financière qui atteint son paroxysme en 2008. Pour éviter la banqueroute, le gouvernement fédéral injecte 190 milliards de dollars et place les deux sociétés sous tutelle de l’Agence fédérale du financement du logement (Federal Housing Finance Agency). John Paulson et Bill Ackman militent pour que cette tutelle soit levée, ce qui leur permettrait d’à nouveau spéculer, comme aux beaux jours qui ont précédé la crise des années 2000. Le pactole qu’ils en retireraient serait largement supérieur à leur « investissement » dans l’élection de Donald Trump.
Le juteux marché des prisons
A gauche : George Zoley, l'un des principaux dirigeants de Geo Group, leader du marché des prisons privées.
A droite : Un agent de la Patrouille des frontières embarque un groupe de migrants pour les conduire
au centre de rétention d'Eagle Pass, propriété de Geo Group, au Texas. Photo Michael Gonzalez/Getty Images
Encore plus cynique : Brian Evans et George Zoley, les deux principaux dirigeants de Geo Group, ont accordé plus de 500.000 dollars au "mouvement" Make America Great Again, non sans juteuses arrière-pensées. Geo Group, c’est LE géant américain des prisons privées. Avec la promesse de Trump de traquer les migrants clandestins, et avec le sheriff Tom Homan en « tsar des frontières » (lire ICI), Brian Evans et George Zoley se frottent les mains. Depuis des années, l'agence américaine de l'immigration et des douanes (ICE) fait déjà appel à des entreprises privées pour héberger les migrants détenus, ce qui représente un chiffre d'affaires de plusieurs millions de dollars. En 2015 les contrats du groupe GEO avec le gouvernement fédéral américain pour l'exploitation des prisons ont ainsi généré environ 45 % de ses revenus. Et le "marché des prisons" va connaître un boom spectaculaire. Bingo !
Le règne des cryptomonnaies (sans régulation)
Cameron et Tyler Winklevoss, premiers milliardaires de la cryptomonnaie. Photo DR
La construction de nouvelles prisons sera-t-elle financée avec de la cryptomonnaie ? D’ores et déjà, Cameron et Tyler Winklevoss jubilent. Ces deux frères jumeaux, passés par la very select BrunsWish School, l'une des écoles privées les plus prestigieuses des Etats-Unis, avant d’intégrer Harvard puis Oxford d’où ils sont sortis diplômés en administration des affaires et gestion des investissements, sont surtout connus pour leurs démêlés avec Marc Zuckerberg. Alors qu’ils étaient à Harvard, ils avaient développé un site web appelé “HarvardConnection”, qui devait permettre aux étudiants du campus d'interagir avec d'autres élèves, sur une plateforme en ligne sécurisée. Pour finaliser leur site, ils demandent conseil à Zuckerberg, qui vient- de créer son premier réseau social, Facemash. Zuckerberg dit oui, les fait traîner, et les roule finalement dans la farine : il leur pique l’idée et lance en février 2004 thefacebook.com, initialement destiné… aux étudiants de Harvard. Au bout de quatre années de procédure, les frères Winklevoss recevront finalement un dédommagement de 65 milliards de dollars. Un petit pécule qui leur permet de se lancer dans le Bitcoin, au tout début des cryptomonnaies. Leur fortune est aujourd’hui évaluée à plus de 3 milliards de dollars.
Aujourd’hui à la tête de Gemini, plateforme d'échange de cryptomonnaies, ainsi que d'autres entreprises liées aux technologies et aux actifs numériques, ils plaident, en échange des 800 millions de dollars qu’ils ont apporté à la campagne de Trump, pour que le Bitcoin soit reconnu comme monnaie légale, et que le secteur des cryptomonnaies, où ont massivement investi le fonds de pension BlackRock et la banque américaine Morgan Stanley (entre autres), soit exempté de toute régulation juridique ou fiscale. Auprès de Donald Trump, ils ont deux alliés de poids : le financier Howard Lutnick, que Trump a désigné comme coprésident de son équipe de transition présidentielle, et… Donald Trump lui-même qui a promis de virer, dès le premier jour de son mandat, le président de la Securities and Exchange Commission (SEC) qui, suprême outrage, vante les mérites de la régulation, notamment sur les marchés du Trésor, les marchés boursiers, et bien entendu, le marché des cryptomonnaies.
La « fin des entraves »
Le milliardaire californien Marc Andreessen. Photo Chip Somodevilla (Getty Images)
De la cryptomonnaie à la tech, il y a qu’un pas, qu’invite allègrement à franchir le Californien Marc Andreessen, qui a versé quelque 4,5 milliards de dollars à Right for America, l’un des "comités d'action politique" mis en place pour soutenir la campagne de Trump. Au début des années 1990, Marc Andreessen a commencé à faire fortune dans l’Internet encore balbutiant, avant de se lancer dans la finance à la tête d’une société de capital-risque (prises de participations dans des entreprises non cotés en bourse), Andreessen Horowitz, avec laquelle il a investi des milliards de dollars dans des start-ups spécialisées dans les outils d'intelligence artificielle. Et ce brave monsieur n’est pas du tout content que Joe Biden ait signé, en octobre 2023, un décret (Safe, Secure, and Trustworthy Artificial Intelligence, "Pour une intelligence artificielle sûre et fiable"), qui établit des règles et des mesures de contrôle afin de garantir que l'intelligence artificielle reste maîtrisée et ne puisse être utilisée à des fins terroristes. Sitôt après l’élection de Trump, Marc Andreessen s’est enflammé : « c’est la fin des entraves ! » Puis, il a présenté au président élu ses "quatre commandements" : « Limiter la portée des réglementations fédérales sur l'intelligence artificielle. Faire de la place pour que les crypto-monnaies puissent prospérer. Assouplir la répression antitrust sur les grandes entreprises technologiques. Acheter plus de drones militaires. Et ne pas augmenter les impôts des milliardaires. » Clair, net et précis.
Car Marc Andreessen n’est pas seulement un businessman qui aimerait profiter de l’élection de Trump pour faire fructifier sa boutique. Il a des idées, qu’il a exposées en 2023 dans un texte initialement publié par la revue de la Harvard Divinity School, une branche de l’université de Harvard dont le but est de former ses étudiants aux sciences des religions. Tout un programme ! Pour faire vite, ce texte, intitulé "The Techno-Optimist Manifesto" (Manifeste du techno-optimiste) glorifie le progrès technologique comme Graal ultime de l'ambition et de la réussite humaine. Une "profession de foi" que certains commentateurs ont qualifiée de « nietzschéenne », quand d’autres y ont surtout perçu l’influence de la pensée néoréactionnaire du philosophe britannique Nick Land qui promeut, au nom des "Lumières obscures" (Dark Enlightenment, on va en reparler), les idées anti-égalitaires et antidémocratiques. Pour lui, la démocratie limite la liberté et la responsabilité individuelle. Là aussi, on va en reparler…
Inégalitaire, Marc Andreessen l’est au point de considérer (et de dire ouvertement) que les pauvres n’ont qu’à bien se tenir et à se contenter d’analgésiques et de séries télé. « C'est un grand amateur de pouvoir », écrivait voici quelques jours Eric Lipton dans The New York Times : « Il s'agit du pouvoir de certaines personnes, c'est-à-dire des personnes comme lui. Les riches, en d'autres termes. J'avais l'habitude de considérer Andreessen comme un bouffon - un homme qui a été si riche pendant si longtemps qu'il en a perdu l'usage de son cerveau. (…) Aujourd'hui, cependant, je pense qu'un qualificatif plus approprié pourrait être "maniaque". Il semble croire avec zèle à tout ce qui contribue à soutenir ou à renforcer l'accumulation de pouvoir de l'élite américaine, au mépris de toute autre considération. »
Quand les "Gundo Bros" entrent en scène
Une partie des étudiants "Gundo Bros" réunis en février 2024 par Marc Andreessen, à mi-chemin entre Standford et la Silicon Valley.
« L’Amérique est menacée, et c’est maintenant qu’il faut construire ». Avec ce message en forme d’appel à mobilisation, Marc Andreessen a rassemblé, en février 2024, une petite armée de quelques centaines de jeunes gens à El Segundo, sur la Sand Hill Road, à mi-chemin entre l'université Stanford et la Silicon Valley, et qui représente en termes de capital-investissement, nous dit Wikipédia, ce que Wall Street représente pour les marchés boursiers. La presse française n’en a pas parlé, la presse russe, oui (ICI).
En février 2024, quelques-uns des "Gundo Bros" arrivent à l'évènement organisé par Marc Andreessen.
Nom de code de cette petite armée : les "Gundo Bros". "Bros" est évidemment l’abréviation de "brothers" (ce qui ne laisse pas beaucoup de place aux filles), et "Gundo" est le diminutif de la ville de El Segundo, qui abrite une importante concentration d'industries aérospatiales. Désormais, "The Gundo" est quasiment le nom d’une marque, lancée par un jeune entrepreneur de 24 ans, Augustus Doricko, dont la start-up, Rainmaker Technologies, ambitionne de vendre des drones. « Il y a une chanson, “The Story of Tonight”, dans la comédie musicale Hamilton », confie-t-il. « Dans cette chanson, on voit tous les révolutionnaires se réunir dans un bar, parler de leurs idées et de la manière dont ils vont gagner la révolution. Pour moi, le Gundo est analogue à "The Story of Tonight". Ici, il y a des gens qui partagent les mêmes idées, qui sont pro-américains et qui veulent un avenir radicalement différent et révolutionnaire. »
Et l’avenir "révolutionnaire", en l’occurrence, c’est le matériel militaire. Au cours des trois dernières années, les fonds de capital-risque (dont celui de Marc Andreessen, baptisé "American Dynamism Fund") ont investi plus de 100 milliards de dollars dans les startups du secteur de la défense. A l’instar de Isaiah Taylor, fondateur de Valar Atomics, une entreprise qu’il a créée à 17 ans et qui tente de produire du pétrole et du gaz par le biais de l'énergie nucléaire, le changement climatique ne préoccupe guère ces jeunes gens, dont les expressions préférées, entre séances de musculation et sachets de nicotine Zyn pour se doper au travail, sont « We are so back » et aussi, un peu plus vulgaire, « Fuck it, we ball ».
« Il y a seulement cinq ans », nous confie un journaliste américain, « personne, dans les milieux de la tech, ne voulait travailler dans la défense. C'était un sacrilège, l'équivalent de travailler pour Dow Chemical pendant la guerre du Vietnam. Aujourd’hui, c’est devenu tendance… » A l’université toute proche de Standford, il y a tout de même quelques réfractaires. Fin 2023, des étudiants de la Graduate School of Business avaient ainsi rejeté une demande de création d'un club de technologies militaires. Et c’est précisément pour contrer une telle menace éminemment "subversive" que Marc Andreessen a organisé, en février, son petit raout pour les "Gundo Bros". Évènement qui, on a oublié de le dire, était coorganisé par Joe Lonsdale, fondateur du géant de l'analyse de données Palantir Technologies, qui s'appuie sur l'intelligence artificielle, et dont le principal client est le Pentagone. Lui aussi fait partie des généreux bailleurs de fonds de la campagne de Donald Trump.
Elon Musk, nouveau vizir des États-Unis ?
Elon Musk lors d'un meeting de campagne de Donald Trump au Madison Square Garden, à New York, le 27 octobre 2024.
Photo Evan Vucci/AP
Pour continuer cette revue d'effectifs, la logique voudrait que l’on parle de la star Elon Musk. Le patron de Tesla, Starling, X et tutti quanti incarne sans doute, plus que tout autre, l’alliance du trumpisme et de la tech. Celui qui sera en charge de “l’efficacité gouvernementale” dans la future administration Trump, entend “démanteler la bureaucratie” américaine et réduire l’État à son strict minimum. Il est déjà tellement médiatisé que l’on ne va peut-être en rajouter, sauf à souligner avec l’historien David Colon, spécialiste des médias (dans une toute récente tribune publiée par Le Monde), que « le journalisme de qualité n’est plus seulement contourné comme il l’a été depuis l’avènement du Web, mais nié dans son essence. Ce que Musk appelle le "journalisme citoyen" n’est autre qu’une arme de destruction massive de la réalité factuelle et de disqualification systématique de celles et ceux qui ont pour vocation de produire des connaissances fiables. »
Quelle est l'idéologie libertarienne dont se revendique Elon Musk ? On ne saurait guère rajouter de commentaire aux propos du philosophe Michel Feher dans l’émission C Politique, dimanche dernier sur France 5 (extrait ci-dessous). Comme le dit Michel Feher, ces "libertariens" qui veulent supprimer l’État sont les premiers à vivre à ses crochets. Nul doute qu’Elon Musk, sans craindre le conflit d’intérêts (il a refusé un poste de Secrétaire d’État), saura bénéficier de juteux contrats du Pentagone ou d’autres administrations fédérales.
Le retour sur investissement qu’attend Elon Musk du rôle qu’il a joué dans la campagne de Trump ne s’arrêtera cependant pas à l’augmentation de sa fortune personnelle, qui n’en a nul besoin. Sa présence à Mar-a-Logo aux côtés de Donald Trump après l’élection, l’influence qu’il semble avoir eue dans les premières nominations de la future administration présidentielle, interrogent : voudrait-il être vizir à la place du vizir, quitte à rejouer la fable de la grenouille qui aimerait être plus grosse que le bœuf ?
Ne donnons pas à Elon Musk plus d’importance qu’il n’en a déjà. Quel qu’ait été son pouvoir de manipulation de l’opinion pendant la campagne de Trump, qu’il menace aujourd’hui d’exercer dans d’autres pays, il n’explique pas à lui seul la lente montée en puissance d’une droite radicale aux États-Unis, dont la réalisatrice et journaliste Alice Cohen remonte le fil dans un passionnant documentaire diffusé sur Arte (voir ICI).
Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’alliance entre cette droite ultra-réactionnaire et ce que représente la Silicon Valley, perçue comme un laboratoire d’innovations, sans connotation politique, même si la journaliste Emily Chang a mis en évidence, dans un ouvrage intitulé Brotopia : Breaking Up the Boys' Club of Silicon Valley (2018), la diffusion d’une culture majoritairement blanche, misogyne, dopée au culte de la compétition.
Peter Stiehl, illuminé ou Illuminati ?
Peter Stiehl, premier "gourou" de la Silicon Valley à avoir soutenu Donald Trump. Photo DR
Pur produit de cet écosystème (qu’il a quitté en juillet dernier pour rejoindre le Texas, nouvel Eldorado), Elon Musk n’est pourtant pas la première figure de la tech à faire allégeance au trumpisme. Le premier à avoir franchi le pas, mentionné par Michel Feher dans l’émission C Politique, s’appelle Peter Thiel. Cofondateur de PayPal, investisseur dans Facebook aux débuts du réseau social, il préside aujourd’hui la société Palantir, une entreprise de collecte de données qui a prospéré grâce à ses contrats avec le Pentagone et la CIA, que nous avons déjà mentionnée à propos de Marc Andreessen et de ses "Gundo Bros". Il a apporté son soutien à Trump dès 2016. Et si Elon Musk pourrait être qualifié d’idéologue tardif, tel n’est pas le cas de Peter Thiel, qui avait déjà fondé pendant ses études à Standford une revue de droite, provocatrice et homophobe.
« Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles », écrivait-il il y a plus de 20 dans un texte publié par le think tank conservateur Cato Institute. En 2009, il disait encore, dans un article intitulé "L'Éducation d'un libertarien" : « Je reste attaché, depuis mon adolescence, à l’idée que la liberté humaine authentique est une condition sine qua non du bien absolu. Je suis opposé aux taxes confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l’idéologie de l'inévitabilité de la mort ». Il ajoutait encore qu’à ses yeux, le capitalisme et la démocratie sont devenus incompatibles depuis que les femmes ont obtenu le droit de vote.
Achat d’une ferme en Nouvelle-Zélande, équipée d’un bunker ultra-sécurisé, avec un jet privé prêt à décoller au moindre signe d’apocalypse ou d’émeute sociale, investissements dans l’Institut de la Singularité, qui prépare l'arrivée d'une forme d'intelligence artificielle avancée, ou encore dans le Seasteading Institute, une organisation fondée pour faciliter l'établissement de communautés autonomes et mobiles sur des plateformes maritimes opérant dans les eaux internationales, et se situer ainsi en dehors de toute règle étatique : on pourrait penser que Peter Stiehl est un illuminé sorti d’un ouvrage de science-fiction. Un Illuminati, plutôt : membre d’une « organisation conspiratrice supposée agir, selon le mouvement complotiste, dans l'ombre du pouvoir en contrôlant les affaires du monde au travers des gouvernements et des grandes multinationales, dans le but d'établir un "Nouvel ordre mondial" » (Wikipédia). Le héraut décomplexé d’une "facho-tech" qui voit en Trump l’opportunité rêvée pour mettre à bas l’ancien monde, quitte à faire alliance avec des fondamentalistes religieux parmi les plus rétrogrades.
Des origines ancrées dans le régime d'apartheid
L'Afrique du Sud au temps de l'apartheid. Photo Ernest Cole
Avec un autre lascar, David Sacks, lui aussi biberonné à la tech et au capital-risque, trumpolâtre comme il se doit avec option troll anti-Ukraine, Elon Musk et Peter Thiel partagent au moins un point commun : ils ont tous grandi en Afrique du Sud au temps de l’apartheid. Le père d’Elon Musk, d’origine en partie afrikaner (néerlandaise) via l'une de ses grand-mères, était un ingénieur et promoteur immobilier, et avait par ailleurs, pour arrondir les fins de mois, des parts dans une mine d'émeraudes en Zambie. Le père de Peter Stiehl, un ingénieur allemand, était impliqué dans l'extraction d'uranium, au service du régime d’apartheid qui cherchait -clandestinement- à se doter d’armes nucléaire. A peu près à la même époque, en Afrique du Sud, un obscur journaliste et développeur de logiciels du nom de Paul Furber fournissait des théories conspirationnistes qui allaient fournir la matrice du mouvement QAnon...
La mine où travaillait le père de Peter Thiel était « connue pour ses conditions de travail proches de la servitude », écrit le biographe Max Chafkin : « Les cadres blancs, comme les Thiel, avaient accès à un centre médical et dentaire flambant neuf et étaient membres du country club de l'entreprise. Les travailleurs noirs de la mine vivaient dans des camps de travail. Pour les Blancs d'une certaine mentalité, cette inégalité n'était pas due à l'apartheid. Ils pensaient qu'elle était inscrite dans la nature. Certaines personnes étaient équipées pour réussir dans le capitalisme, tandis que d'autres ne l'étaient pas. »
En 1995, Peter Thiel et David Sacks, qui se sont rencontrés à l’université de Stanford, ont coécrit un livre intitulé The Diversity Myth in the US ("Le mythe de la diversité aux États-Unis"), une défense de la « civilisation occidentale » contre le « multiculturalisme » (ce que la droite appelle aujourd'hui « wokisme »). Dans les années 1980, Stiehl qualifiait encore le régime d’apartheid « d'économiquement sain », et en 2023, il mettait en garde contre un potentiel « génocide des Blancs en Afrique du Sud ». Pour Simon Kuper, journaliste au Financial Times, « une vieille mentalité sud-africaine blanche se perpétue dans le trumpisme »…
Curtis Yarvin, l'intello de la bande
Curtis Yarvin, alias Mencius Moldbug, rêve d'un « gouvernement autoritaire basé sur une élite issue du monde des affaires,
technocratique et blanche ». Photo Diane Francis
Il manque encore, pour parachever ce portrait de famille de la "facho-tech", l’intello de la bande…, bien qu’il fasse un peu bande à part : à son goût, Donald Trump est encore trop mou du genou. Cet olibrius s’appelle Curtis Yarvin, alias Mencius Moldbug, le pseudo qu’il s’est donné : Mencius est la version latinisée d’un très lointain penseur chinois, Meng Zi, qui aimait bien offrir ses conseils aux grands de ce monde, et Moldbug, on ne sait pas trop, littéralement "mite du moisi", peut-être une référence au rôle de destructeur du vieux monde qu’il entend incarner ?
Informaticien et bloggeur, Curtis Yarvin a rencontré la poule aux œufs d’or grâce à un internet : en 1998, il a mis au point un navigateur Web dont le succès lui a valu une confortable rente de situation pendant quelques années. Depuis une vingtaine d’années, sans que l’on sache très bien qui le finance (le nom de Thiel est fréquemment cité), il travaille au développement d’un algorithme qui devrait, selon lui, restructurer la façon dont les gens utilisent Internet. Wait and see.
Cela lui laisse en tout le cas de s’épancher au fil de blogs et autres podcasts. En juillet 2023, lors d’une causerie de 75 minutes sur You Tube (ICI), il demandait : « Est-il temps d’abandonner la démocratie ? ». Admiré par Steve Bannon, l’ancien conseiller stratégique de Donald Trump, il compte aujourd’hui, selon lan Ward, journaliste à Politico, parmi les personnes qui ont le plus d’influence sur le vice-président élu, J-D. Vance. Pour Ian Ward, « Curtis Yarvin estime que la démocratie américaine s'est transformée en une oligarchie corrompue, dirigée par des élites qui s'efforcent de consolider leur pouvoir plutôt que de servir l'intérêt général. La solution, selon Yarvin, est que l'oligarchie américaine cède la place à un dirigeant monarchique ayant le style d'un PDG de start-up - un « PDG national » [ou] ce qu'on appelle un dictateur », comme l'a dit Varvin - qui peut déboguer l'ordre politique américain comme un programmeur informatique déboguerait un mauvais code. »
Bon. La pensée de Curtis Yarvin est quand même assez difficile à suivre. Il se revendique tour à tour extrémiste, pronomien (pro-loi), "jacobite", libertarien mais aussi royaliste, etc. Il dit qu’il n’est pas fasciste mais que « la terreur nazie était légitime parce qu'elle fonctionnait » (« Qu'y a-t-il de si mauvais chez les nazis ? », a-t-il écrit sur son blog). En revanche, il juge « illégitime » le geste meurtrier d’Anders Breivik en 2011 : après tout, il n’a tué que 77 personnes mais n’a pas réussi à abattre le gouvernement « communiste » de la Norvège. Il prétend qu’il n’est pas raciste, mais quand même, soutient que des races sont plus adaptées à l'esclavage que d'autres (ce qui nous ramène à l’apartheid)… Sans tourner autour du pot, il aimerait tout simplement un « gouvernement autoritaire basé sur une élite issue du monde des affaires, technocratique et blanche ». Tiens donc : cela ne ressemble-t-il pas à la galerie de portraits brossés dans cet article ?
Pelure d'oignon
“Kupplerin I”, solo de la danseuse satirique Valeska Gert, image issue du film de Volker Schlöndorff
"Num zur spass, num zur spiel" (Juste pour le rire, juste pour le jeu), 1977.
Pour finir ce tour d’horizon un peu sombre, une lueur d’espoir, avec un peu d’humour. Aux États-Unis, un simple oignon met en émoi Trumpland et ses alliés de la "facho-tech". The Onion : un journal satirique qui, depuis plusieurs décennies, fait pleurer de rire les Américains friands de dérision. Ce poil à gratter s’est mis sur les rangs pour racher le site méga-conspirationniste InfoWars. Son fondateur et unique auteur, Alex Jones, avait prétendu que la fusillade de Sandy Hook, en 2012, qui avait fait 26 victimes dont plusieurs enfants, était une « mise en scène » destinée à promouvoir le contrôle des armes à feu. Les familles endeuillées ont modérément apprécié : elles ont attaqué Alex Jones en justice, et il a été condamné à verser des dommages et intérêts d’un milliard et demi de dollars, provoquant la faillite d’InfoWars. Avec l’accord des familles, The Onion a racheté le site aux enchères. Mais l’affaire n’est pas encore tout à fait finie : la cavalerie trumpiste déploie toutes sortes de stratagèmes juridiques pour tenter de faire annuler la vente.
En tout cas, c’est d’ores et déjà un sacré pied de nez. Dans les années 1930, la danseuse satirique allemande Valeska Gert, pressentant la montée du nazisme, avait été l’une des premières artistes à fuir son pays. Elle trouva refuge à New York, où elle travailla dans un "Bar des mendiants" (Beggar ‘s Bar) dont quelques-uns des plus fidèles habitués s’appelaient Louise Brooks et Tennessee Williams. Et ça riait fort. « Le rire », disait Valeska Gert, « est l’ultime forme de résistance de ceux qui ont tout perdu ».
Jean-Marc Adolphe,
avec les contributions de Maria Damcheva, de Michel Strulovici et de Ellen Wang
Aux lectrices et lecteurs de cet article : « le journalisme de qualité n’est plus seulement contourné comme il l’a été depuis l’avènement du Web, mais nié dans son essence »... Cet article est (provisoirement ?, et sauf coup de Trafalgar) le dernier de notre "série américaine". Demain, nous voyagerons vers d'autres visages que ceux du suprématisme blanc, puis nous épouserons les longitudes d'un géographe-érudit-poète, puis nous ferons "fibres et corps" avec une plasticienne-designeure qui viendra nous parler d'ananatomie et de soin, puis... qui sait ce que l'avenir vous réserve ?
Parce que vous le valez bien, les humanités, ce n'est pas pareil, mais ce travail de veille-lucioles vaut bien trois francs six kopeks, faute de quoi... Dons et abonnements ICI.
Merci pour ces articles qui sont très intéressant. êtes-vous certain que le père de Musk est afrikaner de souche néerlandaise ? J'avais lu (mais non confirmé ) que son père était canadien. Il s'est rendu en Afrique du Sud quand ce pays a déclaré l'apartheid, donc pour une raison idéologique. Ce qui expliquerait que Elon Musk est la nationalité canadienne