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La démocratie est-elle soluble dans la dés-information ?

Dernière mise à jour : il y a 3 jours


ÉDITORIAL Peut-on appeler à se mobiliser contre l'extrême droite et laisser traiter publiquement un journaliste du service public de "raclure" ? Tel est le grand écart auquel s'essaie le Festival d'Avignon. Au nom de la "liberté de création", l'injure publique est donc désormais tolérée. De toute façon, le public d'Avignon applaudit : le journaliste en question est un critique, et les critiques ne font-ils pas partie des "élites" ? Fut un temps où la critique était, pour les journaux, un espace de distinction. Faut-il s'émouvoir de sa quasi-disparition, à l'heure où ferment kiosques et maisons de la presse ? On dira que c'est sans rapport avec les présentes élections législatives. Bien au contraire : le simplisme propagandiste du Rassemblement national ne se nourrit pas seulement de la désinformation au sens usuel du terme, que la dés-information d'un nombre croissant de "citoyens".


Le Festival d’Avignon appelle, dans la nuit du 4 au 5 juillet, à une nuit de mobilisation contre l’extrême droite. Cet appel est lancé par plusieurs artistes, la CGT-Spectacle, le Syndeac et « des acteurs de la société civile » (sans autre précision). Cette nuit commencera à 0 h 30 dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, à l’issue du spectacle « Dämon. El funeral de Bergman », qui célèbre, paraît-il, la figure d’Ingmar Bergman, qu’y donne la metteure en scène Angelica Lidell. « Les performances d’Angélica Liddell », indique la présentation du spectacle sur le site du festival d’Avignon, « exhibent ce dont on n’ose parler dans les dîners en ville. (…)  Avec DÄMON, elle rêve d’un théâtre qui aurait la force d’une religion et où l’on prierait pour un salut collectif ». Un spectacle que je n’ai pas vu où elle passe son temps, si j’en crois que je lis, à « vomir le public ». C’est de « l’irrévérence », pour Le Monde (Joëlle Gayot) et le public ovationne debout.


Malaise. Car dans ce spectacle, Angelica Lidell s’en prend à la critique (jusque-là, pourquoi pas ?) en insultant nommément des journalistes dont certains sont dans la salle, notamment Armelle Héliot, du Figaro, Philippe Lançon, de Libération, Fabienne Darge, du Monde, et Stéphane Capron, de France Inter, qu’elle traite carrément de « raclure », après avoir joué sur l’homophonie relative du français ("capron") et de l’espagnol ("cabron", soit "enfoiré", au bas mot). Stéphane Capron a porté plainte pour « injures publiques » auprès de la procureure de la République d’Avignon. Le directeur du festival d’Avignon, a pour sa part refusé que les noms des critiques soient retirés du spectacle, en invoquant la « liberté de création ». Et pour Emmanuelle Bouchez, dans Télérama, « les journalistes doivent prendre conscience [qu’ils] blessent, parfois profondément, les artistes, par leurs mots acérés, même si ceux-ci sont solidement argumentés. Leur pouvoir, quoique modeste, peut marquer d’un sceau le destin d’une carrière. Alors, il faut qu’ils acceptent, en retour, d’être brocardés. »


« Brocardés », au point d’être ainsi livrés à la vindicte publique ? (D’ailleurs, le public adore, les critiques, ça fait partie des « élites », non ?). Je trouve le procédé plus que détestable. D’autant que, globalement, Angelica Lidell, programmée dès 2010 au Festival d’Avignon avec son second spectacle, La Casa de la Fuerza, n’a pas trop à se plaindre de la critique théâtrale qui l’a plutôt encensée, et qui a contribué à ce qu’elle soit, en 2017, nommée Chevalier de l'ordre des arts et des Lettres par le Ministère de la culture français.


La critique, la "distinction" et la démocratie


Comme dit Wikipedia, les spectacles d’Angelica Lidell « se veulent le reflet et le dépôt de sa souffrance intérieure ». Bon, d’accord. Personnellement, je n’y ai jamais tellement adhéré, et préférais de loin la subversion d’un Rodrigo Garcia, chassé en 2018 du Centre dramatique de Montpellier par la vindicte du Front national, et dès lors quasiment censuré en France, mais passons… J’ignore quels comptes devait régler la "sorcière" Angelica Lidell (comme elle se présente elle-même), fille de militaire franquiste devenue l’une des artistes les plus adulées des scènes européennes ? A la veille du premier tour des élections législatives en France, n’y avait-il rien de plus urgent que de dézinguer la critique théâtrale, en jetant en pâture publiques quelques noms ?


Le critique -de danse- que je fus continue sans doute de veiller, mais si je réagis ainsi, de façon quelque peu attristée, je ne crois pas que ce soit par simple corporatisme. C’est plus grave, docteur. La critique, telle que je l’ai connue dans les années 1980, jusque dans les années 2000-2010, n’existe quasiment plus. Le temps d’un festival (Cannes, Avignon…), on fait croire qu’elle se tient encore là, mais au fond elle a été grandement liquidée dans la presse généraliste. Ne parlons même pas de la télévision publique, sur laquelle Michel Strulovici (membre du comité de rédaction des humanités, et qui fut directeur du service culture d’Antenne 2) aurait beaucoup à dire.


La critique, j’ai la faiblesse de penser que ce n’est pas juste une case à part, pour initiés. Et que la critique a été, pendant longtemps, un signe de distinction de la presse (que l’on pense, pour celles et ceux qui ont connu, aux chroniques de Serge Daney dans Libération…). « Distinction » ? Ce mot peut sembler étrange, voire bourgeois, "ma chère, quelle distinction". Si on veut… J’aimerais rappeler ici ce mot de Jacques Rancière : « Sans distinction, il n’y a pas de démocratie ». J’y reviendrai…


La disparition des maisons de la presse


En liquidant la critique, la presse s’est elle-même affaiblie. C'est sans doute loin d'être la seule raison de la "crise" qu'elle tente de surmonter, mais c'en est un symptôme non négligeable... Angelica Lidell vit en Espagne. La dernière fois que j’y suis allé, après quelques petites années d’absence, j’ai eu un choc. Au début, je n’ai rien vu : forcément, il n’y avait plus rien à voir. Au bout de quelques jours, j’ai réalisé qu’il manquait quelque chose. Mais où sont-ils passés, me suis-je demandé ? "Ils" : les kiosques à journaux. Je me suis souvenu des ramblas à Barcelone où ces kiosques à journaux faisaient partie du paysage urbain, au même titre que les fleuristes. Là, j’y achetais El Pais, La Vanguardia, parfois Avui (en catalan), l’hebdomadaire Cambio 16, d’autres revues, que j’allais ensuite, selon l’heure, lire avec mon café du matin sur la Plaza Real, ou vers midi avec un verre de vino tinto au marché de la Boquería. Ces kiosques à journaux, il y en avait dans toute l’Espagne. Sur les ramblas à Barcelone (j’irai voir bientôt), on me dit qu’il en reste quelques-uns (pour maintenir l'effet carte postale ?)… qui vendent surtout des babioles. A Valencia (300.000 habitants), où j’étais l’an passé, il n’en reste plus aucun. J’ai demandé où je pouvais acheter un journal, personne n’a su me répondre. Et en terrasse des cafés, je ne voyais personne en lire : tout le monde rivé sur son portable.


En France, il restait, fin 2021, 20.917 points de vente de presse, dont seulement 1.895 maisons de la presse et 410 kiosques. Cela a dû encore baisser. Chaque année disparaissent environ 1.000 de ces points de vente. Chez moi, la maison de la presse-librairie a fermé en 2016. On trouve encore quelques journaux dans un bar-tabac, et au Super U local : évidemment personne ne s’en occupe vraiment. Pour ne parler que des quotidiens, hors quotidien régional, un ou deux exemplaires du Monde, des Échos et du Figaro y arrivent encore ; Libération, de temps en temps. L’Humanité ou La Croix y sont totalement introuvables.


Dans l’Oise, après celles de Compiègne, il y a une dizaine d’années, et de Noyon, en janvier 2023, les maisons de la presse de Clermont et de Beauvais viennent de fermer, fin juin. Dans ce département, « il ne restera plus aucun commerce de ce type dans les communes de plus de 10.000 habitants », écrit le quotidien L’Union. Dans les sept circonscriptions de l’Oise, un candidat du Rassemblement national a été élu dès le premier tour avec 53,20 % des voix ; les six autres sont en ballottage plus que favorable avec des scores allant de 40,23 % à 47,87 %, très au-dessus de la moyenne nationale. Sans rapport avec l'érosion de la diffusion de la presse écrite, vraiment ?


Captures d'écrans de comptes d'influenceurs "patriotes" sur Tik Tok.


Cherche désespérément bulletin Bardella


Lors du premier tour des élections législative, Libération a rapporté que dans de nombreux bureaux de vote, des électeurs (jeunes pour la plupart) cherchaient désespérément le bulletin au nom de Jordan Bardella, ignorant donc la nature du scrutin législatif. Résultat, certes, d’une omniprésence médiatique du vice-président du RN, et d’une stratégie de viralité sur le réseau Tik Tok avec des vidéos "spontanées" qui parlent de tout sauf du programme politique du RN ; campagne relayée par des comptes de jeunes influenceurs « patriotes ».


Mais une telle campagne, rondement orchestrée, ne peut marcher que parce que des esprits perméables y sont disposés. On paie là, collectivement, l’absence (ou à tout le moins, le peu de place) de l’éducation aux médias et à l’information auprès des collégiens et lycéens, dont il n’est au fond question que pour « prévenir la cyberviolence et le cyberharcèlement », et qui resurgit comme un serpent de mer à l’occasion de tel ou tel fait divers. Des préconisations ont pourtant été formulées par le CLEMI (centre pour l’éducation aux médias et à l’information) et aussi par le Réseau Canopé, sans que leur mise en œuvre n’ait été véritablement engagée par le ministère de l’Éducation nationale. En gros : on verra plus tard ; sauf que là, c’est trop tard.


Mais dans un pays où CNews est devenue la première chaîne d’info en continu, la désinformation et la propagande ne touchent pas seulement les jeunes générations. Les médias ont perdu de leur pouvoir (pas tant d’influence que de contre-pouvoirs) dès lors que des citoyens estiment ne plus en avoir besoin, suffisamment "informés" par ce que les algorithmes de recommandation des réseaux sociaux imposent "à la une" : parfois quelques informations intéressantes, d’ailleurs volées à de véritables médias qui font encore leur travail ; et… beaucoup de superflu. Ce superflu n’est pas là par hasard, il est conçu pour « occuper le temps de cerveau disponible », susciter du « trafic » (donc, de la publicité), encombrer et former ce que Bernard Noël appelait une « censure par saturation ». Plus on scrolle, moins on s’informe (et moins on s'en donne le temps).


A ce constat, il faut toutefois apporter ici un complément. La « critique des médias », telle qu’elle a été portée depuis des années par une gauche plus ou moins radicale, a abouti à une disqualification généralisée. Que de fois ai-je dû reprendre (en vain) des amis sûrement bien intentionnés qui daubaient sur « les médias », là encore sans aucune forme de distinction. Or, quoiqu’on puisse en dire, il reste des très bons journaux, sur papier, en ligne, ou les deux. Je ne citerai pas de titres, de crainte d’en oublier. Mais tous les journaux ne sont pas entre les mains du grand méchant capital. Et même là : on ne s’attendra certes pas à ce que Les Échos, propriété de Bernard Arnault, fassent l’éloge du marxisme-léninisme, mais on y trouve aussi de très bons articles, comme récemment une pleine page sur "l’enfer environnemental de l’extraction de nickel en Indonésie" et sur le poison des déchets miniers… La généralisation hâtive et à l'emporte-pièces dispense d'entraîner la pensée et d'affronter la complexité...


Pour faire barrage à l’extrême droite, certes pas là tout de suite dimanche prochain, il conviendrait de cesser de critiquement indistinctement « les médias », et de faire valoir en outre cette capacité de distinction en soutenant les médias indépendants par l’achat et/ou l’abonnement : je ne parle même pas des humanités qui, au bout de trois ans, vivotent toujours en-dessous du seul de pauvreté, mais de beaucoup d’autres titres dont la pluralité est essentielle à la démocratie. Moins de lecteurs, cela signifie automatiquement, pour les journaux, moins de journalistes, moins de capacité de critique, de reportages et d'enquêtes : on sait à qui, in fine, profite cet appauvrissement des sources d'information. Il est tellement plus facile, moins couteux et plus rapide, de fabriquer du contenu qui peut aller jusqu'à la propagande plus ou moins dissimulée. Dénigrer "les médias" en tant que tels, cesser de les acheter et/ou les soutenir, c'est au fond partager l'oukase d'un Michel Onfray, dont les positions abondent de plus en plus le lit de l'extrême droite, lorsqu'il écrit que « le journalisme tient un rôle important dans [le] dispositif d'asservissement des masses et de contournement du peuple » et que « tout journalisme est propagande »...


Et Internet ? J’ai toujours considéré qu’Internet était une chance (à condition de ne pas en abuser…). A Mouvement, que j’ai créé et codirigé de 1993 à 2014, nous avions été parmi les premiers à créer un site internet, dès 2001, avec la volonté que le site ne soit pas simple vitrine de la revue papier, et qu'il ait sa propre logique rédactionnelle. Encore aujourd’hui, je considère que la lecture sur internet ne se substitue pas à la lecture sur papier. Je rêve d’un jour où, dans l’Oise comme ailleurs, les gens seront lassés de la propagande RN et de la profusion des réseaux sociaux, et où des maisons de la presse commenceront à rouvrir.


Jean-Marc Adolphe

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