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La chaîne de soumission. Trump et la propriété transitive, par Timothy Snyder

Photo du rédacteur: La rédactionLa rédaction

Dernière mise à jour : 16 nov. 2024

Caricature de Michael de Adder pour "The Chronicle Herald", 2018.


SUITE AMÉRICAINE Au Kremlin, on l’appelle « notre petite amie ». En choisissant la poutinolâtre Tulsi Gabbard comme directrice du renseignement national, Donald Trump envoie un signe de sa subordination à la Russie de Poutine. Une « chaîne de soumission », dont l’Ukraine pourrait faire les frais, qui remonte jusqu’à la Chine de Xi Jinping, selon l’historien Timothy Snyder, dans un texte tout récemment publié, traduit pour les humanités par Maria Damcheva.


Normaliser ce qui se passe, c'est participer au changement de régime. Pour un écrivain, la normalisation consiste à prétendre que les mêmes concepts qui s'appliquaient autrefois s'appliquent toujours. Lorsque nous faisons cela, nous détruisons les concepts.


Pour une politique qui ne nous est pas familière, nous avons besoin d'expérimenter. Dans mes deux dernières chroniques, il s'agissait d’une part de reconsidérer un cliché historique ["Le mur de Berlin n'est jamais tombé", lire ICI en anglais] ; et d’autre part, d’imaginer un pitch de sitcom ["L'île des oligarques", lire ICI, en anglais]. Cette fois-ci, nous ferons des mathématiques appliquées.


Vous vous souvenez peut-être de la propriété transitive. Si un nombre (x) est inférieur à un autre nombre  et que  est inférieur à (z), alors nous pouvons être certains que (x) est inférieur à (z). Ou encore : si x < y et y < z, alors x < z.


La notation mathématique peut nous aider à définir une chaîne de soumission : qui se soumet à qui dans l'oligarchie trumpienne. Si nous pouvons exposer cela clairement, nous pourrions voir quelques ouvertures pour la compréhension -- et pour l'action. Et donc, pour commencer :


Les électeurs de Trump < Trump


Les électeurs de Trump ont choisi un leader, quelqu'un qui a une histoire. Beaucoup d'entre eux croient qu'il est milliardaire, qu'il a gagné l'élection de 2020, que la Russie n'a rien à voir là-dedans, que les Haïtiens de l'Ohio mangent des chats, etc. En d'autres termes, beaucoup d'entre eux croient en des mensonges qu'ils savent, à un certain niveau, être des mensonges. Il s'agit d'une soumission ; vivre dans l'histoire de quelqu'un d'autre l'est toujours. Ainsi, de nombreux électeurs de Trump choisissent d'être manipulés dans un certain type d'entreprise, une entreprise dans laquelle la politique doit être une question de division (désolé, encore plus de maths !). Si la politique commence par des mensonges et que vous acceptez cela, vous pouvez toujours "posséder" l'autre camp, parce qu'il sera contrarié non seulement par votre victoire, mais aussi par les mensonges que vous répétez. Pour de nombreux électeurs de Trump, c'est ce que le pouvoir signifie : "posséder les libéraux".

"Habituellement, le pouvoir démocratique est une question de multiplication. Mais le pouvoir intérieur de Trump est la division"

Je me souviens de la première fois que j'ai entendu cette phrase : dans le sud-ouest rural de l'Ohio, en 2016. Et ce que j'ai pensé à l'époque, c'est que ce n'est pas parce qu'il dérange d'autres Américains que cela vous aide ? En quoi cela aide-t-il notre pays ? Le fait de "posséder les libéraux" ne nous mène pas loin en politique internationale.


Habituellement, le pouvoir démocratique est une question de multiplication : nous rassemblons les gens, nous pouvons faire passer des lois, les gens peuvent en bénéficier. Mais le pouvoir intérieur de Trump est la division, ce qui rend l'Amérique beaucoup plus faible qu'elle ne le serait dans les affaires étrangères. Les États-Unis sont forts en tant que république (aussi imparfaite soit-elle). Ils sont plus faibles lorsque leur dirigeant aspire à être un diviseur et un dictateur. Ainsi, le pouvoir même que les électeurs de Trump voient en Trump est, vu de l'extérieur, une faiblesse. C'est ainsi que l'étape suivante de la formule est possible :


Électeurs de Trump < Trump < Poutine, donc électeurs de Trump < Poutine.


À ce stade, les électeurs de Trump protestent ! Dès que le sujet de la Russie est abordé, les partisans de Trump défendent leur soumission à Trump en le défendant de l'accusation d'être soumis à la Russie. Ils ont été formés à utiliser le mot "canular" (1), qui émerge comme une réponse automatique au mot "Russie". Les partisans de Trump (et les Russes qui se font passer pour des partisans de Trump sur Internet) ont intimidé la presse avec le mot "canular" pendant si longtemps et si fort que les médias semblent effrayés par le sujet, même si tous les journalistes sérieux qui ont travaillé sur le sujet savent que la Russie soutient Trump et qu'elle l'a soutenu pendant des années et des années.


Le "canular" est ce que les Russes appellent le "contrôle réflexif". Un environnement psychologique est créé dans lequel vous ne faites pas ce que vous voulez mais ce que la Russie veut que vous fassiez. Vous savez que si vous écrivez sur le soutien persistant et évident de la Russie à Donald Trump, un chœur de "canulars" vous suivra. C'est pourquoi vous ne le faites pas. Ainsi, même lorsque la Russie s'est ingérée de manière flagrante dans l'élection présidentielle le jour du scrutin en menaçant de faire exploser des dizaines de bureaux de vote à majorité démocrate, cela n'a guère retenu l'attention. Ce réflexe est devenu tellement familier qu’on ne réagit même plus aux exemples nouveaux et évidents de soutien russe à Trump !


Trump sait que le soutien de la Russie n'est pas un canular, et Poutine sait que ce n'est pas un canular. Le soutien de la Russie est tellement présent dans l'esprit de Trump qu'il cherche à nommer au poste de directeur de la CIA quelqu'un qui, selon lui, effacera les traces de ce que Trump a appelé dans son communiqué « la fausse collusion russe ». En fait, à l'époque, la CIA, ainsi que toutes les autres agences de renseignement américaines, estimaient que la Russie était intervenue pour soutenir la campagne de Trump. Après l'élection, les preuves n'ont fait que s'accumuler. J'ai écrit un livre entier qui a conduit à cet épisode (Road to Unfreedom), en remontant ses sources jusqu'aux changements idéologiques en Russie et aux changements technologiques qui ont permis cette ingérence. Le rapport Mueller (2) démontre de manière indiscutable que la Russie a soutenu Trump. Même ses détracteurs n'ont pas directement remis cela en question, mais se sont plutôt concentrés sur l'idée qu'il ne prouvait pas la collusion. Ce n'était pas complètement vrai non plus ; il y avait bien collusion, mais Mueller pensait qu'il valait mieux laisser cela pour une mise en accusation plutôt que pour des poursuites, ce qui nous a entraînés dans une sorte de gigue de l'irresponsabilité juridique autour de Trump dans laquelle nous nous trouvons encore aujourd'hui.


"Quoi qu'il en dise, Trump ne peut pas mettre en place une politique qui dissuade la Chine s'il est soumis à Poutine"

On peut débattre des raisons de la soumission de Trump à Poutine. S'agit-il principalement de l'argent gagné grâce aux accords de licence ? (3) S'agit-il principalement de l'admiration pour l'oligarque milliardaire, ce que Trump souhaite manifestement être ? S'agit-il principalement de la gratitude pour l'assistance électorale, pour la faveur que la Russie appelle désormais explicitement de ses vœux ? S'agit-il d'une manipulation plus complexe de l'ego de Trump, combinant des éléments de tous ces éléments ? Ou est-ce que les Russes sont réellement capables de le faire chanter directement, comme les gens qui passent du temps avec lui ont tendance à le croire ? Est-ce maintenant que Trump, Musk et Poutine, dans tous leurs appels de ces deux dernières années, ont concocté quelque chose entre eux ? Quelles qu'en soient les causes, les résultats obtenus jusqu'à présent sont sans équivoque. Trump présente Poutine comme un grand dirigeant, dit qu'il lui fait plus confiance qu'à ses propres conseillers, loue son invasion de l'Ukraine qu'il qualifie de « brillante » et propose maintenant une supportrice du poutinisme comme directrice du renseignement national (4).


Il n'y a aucun argument concevable fondé sur les intérêts nationaux des États-Unis pour proposer Tulsi Gabbard à ce poste des plus critiques. Elle n'a aucune expérience pertinente. La seule chose pour laquelle elle est connue est son soutien à Poutine (et à Assad). Sa candidature est, littéralement, une proposition qui ne peut avoir émergé qu'à Moscou, où elle est connue comme un « agent russe » ou comme « notre petite amie... ».


Les électeurs de Trump < Trump < Poutine < Xi, donc les électeurs de Trump < Xi.


Les électeurs de Trump, bien sûr, résisteraient à cette formule, tout comme l'élite pro-Trump. Trump n'est-il pas, à défaut d'autre chose, un faucon pour la Chine ? Pourtant, quoi qu'il en dise, Trump ne peut pas mettre en place une politique qui dissuade la Chine s'il est soumis à Poutine. Le dirigeant russe est en position d'infériorité par rapport au dirigeant chinois ; la guerre de la Russie contre l'Ukraine a réduit Poutine à la position de client implorant. Ainsi, être le client de Poutine, comme Trump semble l'être, c'est aussi être le client de Xi.


Mais je n'insiste pas sur ce point uniquement en tant que conséquence logique de la propriété transitive de la soumission. La relation est concrète et spécifique et concerne l'Ukraine. Si Trump se soumet à Poutine sur l'Ukraine, non seulement il démontre qu'il est incapable de traiter avec la Chine, mais il se rend d'avance à la Chine.


Cette logique est claire pour pratiquement tout le monde dans le monde, sauf pour les Américains, qui ont tendance à considérer qu'ils n'ont que des relations bilatérales avec les autres pays et qu'ils jouent toujours un rôle dominant. Nous pourrions imaginer que nous sommes dans une relation bilatérale avec l'Ukraine, la Russie et la Chine, et que nous pouvons faire ce que nous voulons à l'égard de chacun d'entre eux. Mais ces relations sont profondément imbriquées.

Vladimir Poutine et Xi Jinping, à Moscou, le 16 mai 2024. Photo Sergei Bobylev


La résistance ukrainienne dissuade la Chine bien plus que tout ce que les États-Unis pourraient faire. Pratiquement tout ce que les États-Unis pourraient faire pour dissuader la Chine pourrait être considéré comme une provocation. Toutefois, en se défendant, l'Ukraine démontre que les opérations offensives sont difficiles et imprévisibles. Si Trump se soumet à Poutine et tente de forcer l'Ukraine à se rendre, cet effet dissuasif disparaît.


Et bien sûr, la Chine observe ce que nous faisons (encore une fois, que nous en soyons conscients ou non !). Non seulement à Pékin, mais dans le monde entier, au-delà des alliés de l'Amérique, le raisonnement est essentiellement le suivant : si les États-Unis ne peuvent pas aider à défendre l'Ukraine, qui est un cas facile, il est hors de question qu'ils aident à défendre Taïwan.

"Si les États-Unis tentent de céder l'Ukraine à Poutine, il ne s'agit pas seulement d'une soumission à XI, mais d'une invitation à une guerre bien plus vaste"

Pourquoi l'Ukraine est-elle un cas facile ? Parce que nous n'avons pas de troupes en Ukraine et que nous n'en aurons jamais, parce que ce cas correspond parfaitement à notre engagement explicite de défendre la démocratie et parce que nous jouissons, avec nos alliés, d'un avantage économique écrasant sur la Russie. Par conséquent, si les États-Unis tentent de céder l'Ukraine à Poutine, il ne s'agit pas seulement d'une soumission à XI, mais d'une invitation à une guerre bien plus vaste, qui aurait pu être évitée simplement en continuant à soutenir l'Ukraine.


J'écris « tente de céder l'Ukraine à la Russie » à dessein. L'Ukraine ne nous appartient pas. Trump peut lui-même se rendre, mais il ne peut pas le faire au nom de l'Ukraine. Et précisément parce que Trump s'est montré constamment soumis dans ses relations avec Poutine, les Russes présument que son offre d'ouverture, quelle qu'elle soit, pourra être améliorée en ignorant Trump ou en le maltraitant.


Poutine et ses subordonnés du Kremlin se moquent certainement de Trump en ce moment : ils nient qu'un appel téléphonique ait eu lieu alors que Trump affirme que c'est le cas ; ils pratiquent une escalade brutale en Ukraine après que Trump a prétendu avoir dit à Poutine de ne pas le faire ; ils montrent des photos pornographiques de l'épouse de Trump à la télévision publique russe ; ils suggèrent que Trump doit sa présidence à la Russie (Patrouchev) ; ils prédisent que Trump sera assassiné s'il n'obéit pas aux ordres de la Russie (Medvedev). Tout cela met l'accent sur Trump < Poutine.


Au lendemain de l'élection américaine, la première chaîne de télévision russe diffusait des photos de Melania Trump nue...


Mais pour Poutine, il s'agit aussi, dans un certain sens, d'un bluff. La guerre en Ukraine, bien qu'horriblement coûteuse pour les défenseurs ukrainiens, est également un désastre pour la Russie. Les Russes subissent d'horribles pertes pour des avancées mineures. Ils utilisent des soldats nord-coréens dans une bataille pour tenter de reprendre le territoire russe aux Ukrainiens. Si, lorsque la Russie a commencé son invasion à grande échelle en février 2022, quelqu'un avait prévu que "dans environ trois ans, la Russie déploiera des Nord-Coréens pour tenter de reprendre les parties de l'oblast de Koursk occupées par les Ukrainiens", cela aurait semblé insensé. Mais nous en sommes là. Les Russes se disent depuis deux ans qu'une victoire de Trump signifiera leur victoire en Ukraine, et ils vont sans doute essayer de se donner raison. Poursuivre l'offensive et intimider Trump sont les deux faces d'une même médaille.


Théoriquement, Trump pourrait sortir de cette logique. Comme les Ukrainiens tentent de nous le rappeler, la Russie ne recherchera la paix que si elle pense qu'elle est en train de perdre. Elle n'y croira que si les États-Unis aident l'Ukraine davantage et non moins. Mais cela est impossible tant que Trump < Poutine, tant que cette partie de la chaîne de soumission tient. Et tant que ce lien n'est pas rompu, il reste vrai que Trump < Xi. Il ne peut y avoir de politique chinoise réussie sans une politique ukrainienne appropriée. Et tant que c'est le cas, les électeurs de Trump < Xi, qu'ils le veuillent ou non. Ce n'est pas ce pour quoi ils ont voté, ni ce que l'élite trumpiste a promis, mais ce sera le cas.


Certes, la propriété transitive de la soumission ne rend pas compte de tous les aspects de la politique intérieure et internationale. Mais je crois qu'elle permet de saisir quelque chose d'important que la pensée conventionnelle ne peut pas comprendre. Nous ne comprendrons jamais le choix de Tulsi Gabbard en termes de démocratie, d'intérêt national ou de tout autre concept familier. Il prend tout son sens dans le cadre d'une chaîne de soumission.


En nous rendant plus petits que ce que nous devons être à l'intérieur, nous nous rendons également plus petits que ce que nous aimerions être à l'étranger. Si nous avons un président qui se considère comme un aspirant dictateur parmi de vrais dictateurs, les États-Unis sont faibles là où ils auraient pu être forts. Lorsque nous entrons dans les types de relations personnalisées que Trump favorise et dans lesquelles il prétend s'épanouir, nous nous retrouvons dans une position de soumission que personne n'a jamais vraiment voulue - personne, à l'exception de Trump, de Poutine et de Xi.


Timothy Snyder

(texte publié le 14 novembre 2024 sur son blog Thinking about, traduit en français par Maria Damcheva)


Spécialiste de l'histoire de l'Europe centrale et de l'Est et de la Shoah, Timothy Snyder est professeur à l’université Yale (Connecticut) et chercheur à l’Institut des sciences humaines à Vienne (Autriche). Il est l'auteur, notamment, de Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline (Gallimard, 2012), et De la liberté (Gallimard, 2024).


NOTES


(1). Dans son texte, Timothy Snyder utilise le mot anglais "hoax", que l'on traduit en français par le mot "canular", que j’ai préféré utiliser plutôt que de rajouter encore un anglicisme dans le vocabulaire courant émanant des divers "fake news". Le canular, qui peut être une plaisanterie sans conséquence sérieuse peut aussi être une façon délibérée de tromper sur des sujets gravissimes; le même est vrai d’un "hoax" qui peut ne pas porter à conséquence ou alors, comme c’est le cas ici, entraîner un véritable démantèlement des réalités avérées en les remplaçant par une « réalité alternative » - c’est-à-dire un mensonge (Note de la traductrice).


(2). En avril 2019, le procureur spécial américain Robert Mueller livrait ses conclusions dans un rapport de 448 pages sur l'ingérence russe dans la campagne présidentielle américaine de 2016. En août 2020, la commission du renseignement du Sénat américain publiait un rapport bipartisan de près de mille pages établissant que « des espions russes avaient activement soutenu la campagne de M. Trump ». Le rapport démontre une coordination suivie entre celle-ci et la Russie, notamment pour la diffusion des courriels d'Hillary Clinton, et accuse formellement un proche du directeur de campagne de Trump d’être un agent du renseignement russe.


(3). Timothy Snyder fait ici allusion au projet immobilier de l'organisation Trump en Russie, celui d'une "Trump Tower" à Moscou, ainsi qu'autres investissements immobiliers pour lesquels Trump aurait vendu la "marque" de son nom.


(3). Timothy Snyder fait allusion à Tulsi Gabbard, qu'il nomme plus bas. Lire sur les humanités.

 

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