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Photo du rédacteurNicole Gabriel

L’Écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma



Les éditions de l’École normale supérieure (ENS) viennent de faire paraître, sous la direction d’Élise Domenach, un ouvrage collectif consacré aux idées sur le 7e Art de Stanley Cavell, « grande voix de la philosophie américaine du vingtième siècle ». Le premier à avoir enseigné le cinéma dans le cadre académique en l’incluant parmi les matières universitaires.


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CULTURES VIVES La figure de Stanley Cavell (1926-2018), philosophe et universitaire, a rayonné plus d’une trentaine d’années à partir de 1963, date de sa nomination à Harvard. Il a pu dérouter un certain temps par la diversité des thèmes qu’il a abordés, non seulement dans un champ très vaste allant des théories du langage d’Austin et Wittgenstein aux idées libertaires d’un Henry David Thoreau, au concept de « perfectionnisme » inspiré à Ralph Emerson par la pensée morale, en passant par le scepticisme cartésien et l’attachement aux faits relevant de son point de vue de la « vie quotidienne » et du « langage ordinaire ». Il a su également séduire son auditoire et son lectorat – ayant à son actif plus de vingt ouvrages. Sa manière, peu habituelle à une époque où régnait le structuralisme et la linguistique, consistait à croiser philosophie et littérature. Shakespeare, Ibsen ou Beckett sont importants non seulement comme créateurs de formes et de langage mais comme penseurs illustrant une crise de la pensée.


Le 7e Art à Harvard

Pour ce qui est du cinéma, selon toute apparence, Cavell a été le premier à l’enseigner dans le cadre académique en l’incluant parmi les matières universitaires, en projetant dans ses cours des copies de films et en les commentant philosophiquement et non plus comme un présentateur de ciné-club. Il rappelait dans une de ses conférences qu’il fréquentait dès son enfance les salles obscures : au moins « deux fois par semaine, en famille ». Sa mère, pianiste, avait gagné sa vie comme accompagnatrice de films muets. Il entreprit d’ailleurs lui-même des études de musique qui le menèrent jusqu’à la prestigieuse Juilliard School avant de bifurquer vers la philosophie.

L’Extravagant Monsieur Deeds (Mr. Deeds Goes to Town), de Frank Capra (1936)


Dans le texte « Le Langage sauvé par la musique », traduit en français par Élise Domenach, Cavell se réfère à une séquence du film de Frank Capra, L’Extravagant Monsieur Deeds, où il est question de box-office, de rentabilité d’un spectacle, ce qui lui permet de rappeler que le 7e Art prend sa source dans l’opéra. Quoiqu’il cessât d’étudier la musique et de fréquenter les salles obscures pour se consacrer pleinement à sa carrière, le philosophe conserva toute sa vie un esprit cinéphilique.


Cette approche du cinéma, qui embrasse plusieurs genres différents (comédies sentimentales, mélodrames, musicals, etc.) en limite nécessairement le corpus. Les cinéastes dont il analyse les œuvres sont de nos jours tous reconnus : Chaplin, Keaton, McCarey, King Vidor, Capra, Hitchcock, Hawks, Sturges, Cukor, Ophuls, Minnelli, Stevens, Bergman, etc. Il ressort de l’index des films publié en fin d’ouvrage qu’ont été écartées les œuvres ayant nourri l’anthropologie visuelle en général, les documentaires, en particulier, les films d’avant-garde, «underground» et expérimentaux tout comme ceux, d’ailleurs, du cinéma bis. Sortent du terrain d’investigation les œuvres de «haute culture» et les opus considérés comme un mineurs, kitsch ou tapageurs – aucun blockbuster non plus à l’horizon. D’où la sensation d’un goût du cinéma dominant ou, tout au moins, «partagé». D’un cinéma d’auteurs, narratif et «classique». Dans un entretien réalisé en 1999 par Sandra Laugier et Élise Domenach, Cavell précise sa pensée, distinguant la « philosophie analytique » européenne de celle, pragmatique, typiquement américaine, qui l’a conduit à s’intéresser aux cas concrets montrés par la photo et le cinéma, et à ce qu’il a appelé les « comédies de remariage » lesquelles ont à voir avec le « perfectionnisme emersonien ».


Perception et réception de l’image

Pour Stanley Cavell, le cinéma est avant tout une expérience commune, vécue subjectivement mais avec l’autre. C’est, avec le jazz, le seul art véritablement américain. Il garde d’une certaine manière l’aspect forain de ses débuts et continue de faire partie de la vie ordinaire. Il s’adresse à un public très large, socialement parlant, et culturellement hétérogène. Dans son article « Les films comme mystères laïcs… », Jean-Michel Frodon revient sur l’œuvre maîtresse de Cavell, La Projection du monde (1971), qui adopte le point de vue du spectateur, autrement dit des « émotions ressenties », de l’expérience de la vision des films et qui annonce aussi cette idée de « relation personnelle » de l’observateur avec son objet. Frodon cite à ce propos cette phrase de Cavell : « En écrivant sur le cinéma, je me suis senti dans l’obligation de formuler mes réactions en laissant visible leur caractère privé, leur dimension argumentative, voire leur perversité intellectuelle ».

Cet ouvrage prouve, s’il le fallait, l’intérêt pour les idées de Stanley Cavell en France, aussi bien de la part d’intellectuels que de réalisateurs qui s’est traduit par nombre d’échanges, de colloques, de journées d’études et de la publication en français de quasiment tous ses écrits. Sans parler de la reconnaissance institutionnelle de l’ENS de Lyon qui l’a fait Docteur honoris causa en 2010. De son côté, le philosophe a eu l’occasion d’exprimer son tribut à la pensée française et plus particulièrement à l’ontologie de l’image proposée par André Bazin en 1958 : « La réflexion d’André Bazin a été ma première lecture fondamentale sur le cinéma. Son importance a été décisive pour moi car il se confrontait directement à tout ce que le cinéma remettait en cause. Le cinéma, par le seul fait qu’il existe, a beaucoup changé de choses. (…) L’arrivée du cinéma impliquait non seulement la philosophie, mais aussi notre idée du monde, des arts et des croyances. Face au cinéma nous devons nous confronter à ce qui nous brise le cœur et l’esprit ».


L'écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma, édité par Élise Domenach,

ENS éditions, 24 € ou PDF 13,99 €. ICI.


Nicole Gabriel

(Nicole Gabriel est maître de conférences à l'Université Paris 7. Elle est membre du Centre de sociologie des pratiques et des représentations politiques et du comité de rédaction de la revue Tumultes. Elle a publié des articles sur le mouvement ouvrier, l’anarchisme et le féminisme en Allemagne. Elle écrit notamment dans la revue Jeune Cinéma)


Biographie Stanley Cavell : sur Wikipedia.


A écouter : "Stanley Cavell nous rend-ils meilleurs", une série en 4 épisodes, dans Les chemins de la philosophie, sur France Culture (2018).

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