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"Fore, chéri, fore". L'ouragan Donald frappe les États-Unis (et pas seulement)

Dernière mise à jour : 11 nov.


A Pewaukee, dans le Wisconsin, aux États-Unis, le 6 novembre 2024, à l'annonce des résultats de l'élection présidentielle.

Photo Vincent Alban / Reuters


En 1989, Félix Guattari pointait déjà la "liberté de prolifération" laissée à Donald Trump, qu’il comparait à une algue toxique. Novembre 2024 : le hérault du Make America Great Again a été élu pour un second mandat à la Présidence des États-Unis, au terme d’une "campagne frauduleuse", avec l’ardent soutien conjugué du lobby pétrolier, des fondamentalistes religieux et d’influenceurs complotistes. Mais de quoi Donald Trump est-il le nom ? Question existentielle, voire identitaire : alors que l’urgence climatique se fait de plus en plus pressante, l’American way of life ne peut plus être considéré comme un modèle soutenable. Après George W. Bush, et même Barack Obama, qui s’y accrochaient pourtant, Donald Trump a été le messager outrancier du déni, choisissant une gaudriole à connotation sexuelle pour vanter l’exploitation sans limite des ressources naturelles. La planète saura se venger du viol que lui promet Trump, mais à quel prix ?

 

ALERTE : les humanités sont en danger. Voir en fin d'article

 

Même en Arizona, le vote Navajo n’a pas réussi à endiguer la vague trumpiste qui a submergé le scrutin présidentiel aux États-Unis (voir notre précédente publication). Ce samedi  matin, les résultats définitifs dans cet État n’étaient toujours pas connus, mais l’issue finale ne semble guère faire de doute. Dans le comté d’Apache, où les Amérindiens, majoritairement composée de Navajos, représentent 68% de la population, Kamala Harris arrive nettement en tête (à 58%), mais dans d’autres comtés, majoritairement blancs -et où les Mormons sont fortement implantés-, le vote républicain dépasse souvent les 60%, le pompon revenant au comté de Mohave (213.000 habitants), qui a plébiscité Trump avec 86,9% des suffrages ! Merci les Mormons… Ce comté de Mohave est au demeurant fort mal nommé puisque les rares Mohaves -ou Mojaves- survivants ont été déportés dans une réserve proche de la Californie, les Amérindiens n’y représentant plus que 2,3% de la population.


Les prières hindoues non plus n’ont pas suffi. A Thulasendrapuram, un petit village du sud de l'Inde d’où est originaire la mère de Kamala Harris, des habitants s’étaient rassemblés devant un modeste écran de télévision et suivaient sur leurs smartphones les résultats de l’élection américaine. La fête prévue, avec feux d’artifice et distribution de friandises, a été annulée.

Dans le village de Thulasendrapuram, au sud de l’Inde, d’où est origine la famille maternelle de Kamala Harris, une villageoise prie

pour la victoire de la candidate démocrate aux États-Unis. Photo Aijaz Rahi / AP


On annonçait un résultat serré. Trump a fait péter toutes les coutures, enfin presque. A l’ouest, sur la façade Pacifique, l’État de Washington, l’Oregon et la Californie restent arrimés au camp démocrate. C’est aussi le cas au nord-est du pays, avec le Vermont, fief du sénateur de gauche Bernie Sanders (réélu à 83 ans), le New Hampshire, le Massachusetts, le Connecticut, le New Jersey, le Delaware, le Maryland, la Virginie, Rhode Island et l’État de New York, où Kamala Harris a recueilli 55,4% des suffrages. Au sud et au centre des États-Unis, à quelques exceptions près (l’Illinois, le Nouveau Mexique, le Colorado et le Minnesota), tous les États se sont donnés à Trump, parfois dans les grandes largeurs (72,3% dans le Wyoming, 66,2% dans l’Oklahoma, 64,2% dans l’Arkansas, 56,3% dans le Texas, etc.). Dans le sud-est, la carte de l’électorat républicain est quasiment la même que celle des États opposés à l’abolition de l’esclavage pendant la guerre de Sécession. Simple coïncidence ?


En tout cas, il faut croire qu’est majoritaire, dans ces États-là (mais pas seulement), un électorat qui non seulement n’est pas rebuté par les outrances de Donald Trump, ses mensonges, sa misogynie et son racisme à peine voilés, mais en outre y adhère avec ferveur. Selon un sondage de sortie des urnes réalisé par CNN, 55% des électeurs blancs ont voté pour Trump, mais aussi 45% des électeurs latino-américains, alors qu’ils n’étaient que 28% en 2016 et 33% en 2020. L’électorat de Trump est aussi un électorat âgé : selon le même sondage, 53 % des 45-64 ans ont voté pour lui, alors que 56% des 18-24 ans et 55% des 25-29 ans ont choisi Kamala Harris. Et puis, comme cela a déjà été dit, c’est un électorat majoritairement masculin, à 54%.

Donald Trump prie aux côtés de chefs religieux dans le bureau ovale de la Maison Blanche pendant sa présidence.


La part du fondamentalisme religieux


Ce sondage met à jour un autre facteur rarement évoqué dans les commentaires en France. Un quart des électeurs interrogés par CNN déclare n’avoir aucune affiliation religieuse. Et ce sont eux qui ont majoritairement voté pour Kamala Harris (à 72%), quand ceux qui se déclarent catholiques ont voté pour Trump à 56%. Ce pourcentage monte à 62% pour les protestants et autres baptistes. Un électorat que l’on retrouve fortement implanté dans les mêmes États du Sud précédemment mentionnés, à tel point que l’on parle à leur propos de « ceinture de la Bible » (Bible Belt). Ces États sont ceux qui connaissent les taux les plus élevés des États-Unis en matière de maladies cardiovasculaires, d'obésité, d’homicides, de grossesses chez les adolescentes et d’infections sexuellement transmissibles. La « Bible Belt » concentre aussi les taux de réussite scolaire et d'obtention de diplômes universitaires parmi les plus bas des États-Unis.

Parmi les fervent supporters de Donald Trump : Tim Wildmon, président de la puissante American Family Association,

figure d’un fondamentalisme religieux en plein essor.


La devise nationale des États-Unis, « In God We Trust », est relativement récente : c’est un vote du Congrès en 1956, sous la présidence du républicain Dwight D. Eisenhower, qui l’a instaurée en lieu et place de la devise en latin « E pluribus unum » (« De plusieurs, un »).  L’influence de la religion sur la politique n’est certes pas nouvelle aux États-Unis, mais le fondamentalisme religieux s’y développe de façon inquiétante, propagé hors des lieux de culte par des télévangélistes en vogue et par d’influentes associations conservatrices, telles l’American Family Association, qui possède et exploite près de 180 stations de radio à travers le pays. Son actuel président, Tim Wildmon, s’est évidemment réjoui de la victoire de Donald Trump : « L'AFA veillera à ce que le mariage naturel soit promu, à ce que la liberté religieuse soit protégée, et à ce que les enfants soient protégés des politiques radicales LGBTQ+ »


Lors de son premier mandat, Donald Trump avait instauré à la Maison Blanche un « comité consultatif évangélique », où figuraient notamment Robert Jeffress, un pasteur baptiste qui assimile les homosexuels à des pédophiles et à des violeurs d'animaux, Jerry Falwell Jr, président d’une université fondamentaliste, ou encore un certain James Dobson, membre d’un groupe anti-LGBT particulièrement virulent, pour qui le massacre de l’école primaire Sandy Hook, en décembre 2012 dans le Connecticut, où avaient été tués 20 enfants et 6 adultes, n'était rien d'autre qu'un « jugement de Dieu » en punition de la reconnaissance du mariage homosexuel dans plusieurs États américains !


« Les fondamentalistes américains sont aujourd’hui bien plus extrémistes que tout ce que l’on a pu dire sur eux en Europe », disait il y a déjà dix ans, dans Le Temps, le théologien britannique William A. McComish : « Aux États-Unis, deux personnalités bien connues, feu Jerry Fal­well (né en 1933) et Marion Gordon dit "Pat" Robertson (né en 1930) ont eu une influence énorme sur l’opinion publique américaine. Les deux hommes, télévangélistes à succès, croyaient en l’infaillibilité de la Bible et étaient des supporters des doctrines de l’apocalypse et du millénarisme. » Robertson vilipendait « l’agenda féministe » qu’il qualifiait de « mouvement politique socialiste, contre la famille, encourageant les femmes à quitter leurs conjoints, tuer leurs enfants, pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et devenir lesbiennes ». Rien de moins...


« Le monde, pluriel par nature, est aux yeux des fondamentalistes très simple. Ils désirent le convertir à une pensée unique, et rejettent l’idée que des gens différents de nous sont capables d’enrichir nos croyances et notre spiritualité. Tous ces mouvements s’opposent au système d’éducation publique, considéré comme un foyer de sécularisme, d’humanisme et d’athéisme. Et le réchauffement planétaire est tourné en dérision », écrivait encore William A. McComish. Le plus étonnant est que ces idées d’un autre âge puissent encore trouver un tel écho au XXIe siècle, et dans un pays où une autre religion, celle du Veau d’or, compte tellement d’adeptes. Idolâtrie, plutôt que religion ?


Deux candidates transgenre élues


Il y a quand même une nouvelle que ces fondamentalistes auront du mal à digérer à l’issue des élections américaines. Une nouvelle, et même deux.  


A Missoula, une ville universitaire, Zooey Zephyr a été réélue à la Chambre des représentants du Montana. Transgenre, investie par le Parti Démocrate, Zooey Zephyr a battu à plates coutures la candidate républicaine. Zooey Zephyr avait déjà été élue dans cette même circonscription en 2022. En avril 2023, elle avait été privée de parole dans l'hémicycle par la majorité républicaine, puis exclue et forcée de voter à distance, après avoir déclaré que ceux qui soutiendraient un projet de loi interdisant les soins médicauxDe fait, pour les jeunes personnes transgenres auraient du sang sur les mains.


Et dans le Delaware, où Kamala Harris a recueilli plus de 56% des voix, Sarah McBride, elle aussi transgenre, a été élue pour siéger à la Chambre des représentants à Washington. Cette démocrate de 34 ans, qui siégeait jusqu'ici au Sénat local du Delaware, a battu John Whalen, ancien officier de police. Militante pour les droits des personnes transgenres, elle avait été remarquée en 2016 avec un discours lors de la Convention nationale démocrate. Elle fut ainsi la première personne ouvertement transgenre à s’exprimer lors de la convention d'un parti américain.


Photo de gauche : Zooey Zephir, à droite, avec sa compagne, la journaliste et militante des droits des personnes transgenres Erin Reed,

lors de la Missoulian Pride Parade, le 17 juin 2023. Photo Ben Allan Smith / The Missoulian.

Photo de droite : Sarah McBride remercie ses électeurs à Wilmington, dans le Delaware,

dans la soirée du 5 novembre 2024. Photo Pamela Smith / AP.


La désinformation : une forme de fraude électorale ?


Certes, à elles seules, deux hirondelles transgenre ne feront pas le printemps de la démocratie américaine, d’autant que les questions "sociétales", sur lesquelles s’est focalisée la vindicte conservatrice, ne sont sans toute pas les seules à expliquer la défaite démocrate.


Jamais la diffusion de fausses nouvelles, alimentant des vidéos et des discours de propagande, n’a atteint un tel seuil d’intensité. Le service des Décodeurs du Monde en dresse un premier inventaire, dans un article publié le 6 novembre : « Vidéos de bulletins déchirés, migrants emmenés par bus entier pour voter illégalement ou encore "preuves" que des morts avaient voté. (…) En tout, le site de vérification américain Lead Stories a détricoté plus d’une soixantaine de fausses informations liées aux élections américaines depuis le 30 octobre, dont une vaste majorité portant sur de supposées fraudes électorales. » (1) Une désinformation parfaitement assumée, comme le confiait le colistier de Trump, J.D. Vance :  « si je dois fabriquer des histoires pour que les médias américains s’intéressent à la souffrance du peuple américain, alors j’en fabriquerai ».


Parmi les "influenceurs" qui ont contribué à la campagne de Donald Trump : le complotiste Joe Rogan, podcasteur le plus écouté au monde, dont le talkshow est diffusé et financé par la plateforme Spotify. Photo DR.


« Donald Trump a cessé de dénoncer des élections truquées au moment de la publication des premiers résultats », titre Le Monde. De fait, il n’y a eu aucune des fraudes électorales que visaient les accusations complotistes de Donald Trump, relayées avec entrain par Elon Musk et d'autres "influenceurs", tels Joe Rogan, star de l’Ultimate Fighting Championship, la plus grande organisation de MMA du monde, et "podcaster le plus écouté au monde", à qui la plateforme (européenne) Spotify a versé en 2024 230 millions d'euros pour encourager l'histrion à répandre à longueur de talkshow théories complotistes tout autant qu'insultes homophobes et racistes (s'en prenant régulièrement aux "nègres", il avait ainsi comparé dans un épisode de son podcast, sa présence dans un quartier noir au film La Planète des singes). Charmant personnage...


Il est difficile d’évaluer avec précision l’impact d’une campagne aussi massive. Dans le comté de Springfield, là où Trump avait affirmé que les immigrés haïtiens mangeaient les chiens et chats de compagnie, il l’a emporté à 64%, soit trois points de plus qu’en 2020… Mais un tel niveau de désinformation, avec certaines séquences produites par la Russie, selon le FBI, ne saurait-il être apparenté à une forme de fraude électorale ? Au nom de la liberté d’expression, est-il possible de dire tout ou n’importe quoi ? En Europe, certains médias de propagande ont bien été interdits, et en France, l’ARCOM a retiré son agrément pour la TNT à C8 (mais n’a adressé à CNews qu’une « mise en garde » malgré les multiples manquements de la chaîne de Vincent Bolloré aux principes de pluralisme, d’honnêteté et d’indépendance de l’information. Et au Brésil, en août dernier, la Cour suprême a bloqué X (ex Twitter) avec, en prime, une amende de 2,9 millions d’euros. Cette interdiction a été levée le 8 octobre dernier, après qu’Elon Musk ait finalement accepté de bloquer des comptes accusés de propager des campagnes de désinformation. A terme, comment les démocraties pourront-elles résister à cette inflation orchestrée par de puissants groupes de pression ?


Des clients dans le rayon des fruits et légumes d'un supermarché Walmart à Secaucus, dans le New Jersey, en juillet 2024.

Photo Eduardo Munoz Alvarez / AP


A propos d’inflation, beaucoup des commentaires entendus a posteriori mettent en avant des motivations économiques au vote pour Trump.  Selon un sondage mené auprès de plus de 120.000 électeurs à travers le pays, 9 sur 10 se disaient très ou plutôt préoccupés par le coût de l'alimentation, et environ 8 sur 10 par les coûts de leurs soins de santé, de logement et de l'essence. Le sondage réalisé par CNN est plus nuancé. 68% des personnes interrogées considèrent que l’économie du pays est moins bonne, ou beaucoup moins bonne qu’il y a quatre ans. Sans surprise, les électeurs de Trump sont ceux qui, majoritairement, ont une telle opinion. Lorsque la question porte sur la situation financière de la famille, le résultat est moins tranché : 46 % des personnes interrogées considèrent que cette situation est pire qu’il y a quatre ans, quand une majorité (54%) la juge équivalente ou meilleure. Mais là, le clivage entre électeurs démocrates et républicains est saisissant : 82% de ceux qui jugent la situation meilleure ont voté pour Kamala Harris, quand 81 % de ceux qui estiment que celle-ci a empiré ont donné leur voix à Trump.


Donald Trump, Messie des classes moyennes ?


Les chiffres, c’est parfois embêtant, mais ça raconte quelque chose. Certes, l’inflation aux États-Unis a connu un pic record de 9,1 % en juin 2021 (après la crise du Covid), mais avant de retomber à 2,4% en septembre dernier. Les prix ont augmenté, c’est indéniable. Pour autant, selon une surprenante étude publiée en octobre dernier par trois économistes de la Réserve fédérale, une certaine "frénésie de consommation" semble s’être emparée des ménages américains, toutes classes sociales confondues, même si d’importantes disparités subsistent en fonction du revenu desdits ménages (2). Selon un récent article des Échos, depuis 2018, la consommation des Américains les plus aisés a augmenté deux fois plus vite que celle des plus pauvres grâce à la détention d'actifs financiers. Les inégalités se sont accrues en raison de cet "effet richesse", les plus pauvres étant plus touchés par l'inflation.


Donald Trump en 2009, dans l’un des salons de sa résidence de Mar-a-Lago, en Floride. Photo Peter Langone.


Dénonçant l’inaction sur des problèmes comme les inégalités de richesse, la détérioration du niveau de vie et les prix élevés des médicaments, Bernie Sanders, figure de la gauche aux États-Unis, réélu dans le Vermont pour un quatrième mandat au Sénat, pale d’une « campagne désastreuse » des démocrates. « Les grands intérêts financiers et les consultants grassement payés qui contrôlent le parti démocrate tireront-ils de véritables leçons de cette campagne désastreuse ? », interroge-t-il.


Il n’a sans doute pas tort, mais ce n’est pas suffisant. Sans faire l’impasse sur les inégalités économiques, sociales et raciales qui ont cours aux États-Unis, il faudra bien que quelqu’un puisse expliquer un jour aux Américains qu’ils ne sont pas seuls au monde et qu’ils ne peuvent continuer à vivre éternellement au-dessus des moyens de la planète. Question quasi-existentielle, face à laquelle la seule réponse, en forme de déni majuscule, aura hélas été le « Make America Great Again » de Donald Trump. C’est lorsque le changement devient inéluctable, qu’une certaine peur de l’inconnu replie la donne sur des valeurs conservatrices, religieuses et identitaires, sur lesquelles Trump a surfé avec le plus outrancier des cynismes, faisant croire aux classes populaires et moyennes qu’il serait leur Messie.


Faut-il que les Américains aient la mémoire courte pour oublier que cet apôtre du bling-bling, héritier d’un promoteur immobilier a fait fortune, au tout début des années 1970, en chassant l’habitat populaire des quartiers de Brooklyn ou de Manhattan, à New York, pour faire place nette à des projets résidentiels de luxe. Les derniers projets immobiliers de la Trump Organization ne sont pas aux États-Unis mais… au Vietnam (avec la signature, le 25 septembre dernier, d’un contrat de1,3 milliards d’euros pour la construction d’un golf, d’un hôtel cinq étoiles et de résidences de luxe), et en Arabie Saoudite (avec la construction d'une tour dans la ville côtière de Djeddah, qui vise « le marché saoudien de luxe et les investisseurs internationaux »).

« Les millions de personnes qui ont voté pour lui et croient qu’il représente leurs intérêts apprendront ce que tous ceux qui ont vraiment eu affaire à lui savent déjà : il se fiche complètement d’eux. » (Tony Schwartz, auteur de la biographie de Donald Trump, "The Art of the Deal", paru en 1987)

En 1989, Donald Trump en est au début de sa carrière médiatique. A 40 ans, en 1985, il a déjà publié une autobiographie (en fait écrite par un journaliste de Playboy), The Art of the Deal (3). En France, personne ne parlait encore de Donald Trump. Mais le psychanalyste et philosophe Félix Guattari, invité en 1975 à l’Université Columbia à New York, avait déjà repéré l’animal. Il lui consacre quelques lignes dans Les Trois écologies (Galilée, 1989), à lire ci-dessous :

 

« Une autre espèce d’algue relevant, cette fois, de l’écologie sociale consiste en cette liberté de prolifération qui est laissée à des hommes comme Donald Trump qui s’empare de quartiers entiers de New York, d’Atlantic City, etc., pour les "rénover", en augmenter les loyers et refouler, par la même occasion, des dizaines de milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir "homeless", l’équivalent ici des poissons morts de l’écologie environnementale. »

Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989

 

Norman Rockwell, "On Top of the World" (1934)

« Dans cette œuvre, un jeune garçon est perché au sommet d'une girouette, saisissant le mât d'une main et tenant son chapeau de l'autre.

Sa tenue, composée d'un gilet, de longues chaussettes et de chaussures usées, évoque un cadre typique et rustique. (…) La position élevée du garçon et le ciel clair qui l'entoure évoquent un sentiment d'aventure et l'esprit illimité de la jeunesse », écrit l’Art Encyclopedia.


« Les perturbations écologiques de l’environnement ne sont que la partie visible d’un mal plus profond et plus considérable, relatif aux façons de vivre et d’être en société sur cette planète », écrivait Félix Guattari dans Les trois écologies. Caractérisé par la quête de liberté et de bonheur, mais aussi par la prospérité, la consommation de masse et l’exploitation des ressources naturelles, l’American way of life (dont le peintre Norman Rockwell (1894-1978) fut l’un des plus célèbres illustrateurs) est-il encore un modèle soutenable ?


« Le mode de vie américain n’est pas négociable » (George W. Bush)


En juin 1992, lors du « Sommet de la Terre », Gorge Bush Senior proclamait déjà : « le mode de vie américain n’est pas négociable ». « Le mode de vie américain, c’est sacré », renchérissait Bush Junior en mars 2001. Les présidents démocrates ne se sont guère écartés de cette profession de foi (4). Alors que Bill Clinton n’a jamais proposé au Sénat américain de ratifier le protocole de Kyoto (adopté en 1997 afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre des pays industrialisés), Barack Obama déclarait encore lors de son discours d’investiture à la présidence des États-Unis, le 20 janvier 2009 : « Nous n’allons pas nous excuser pour notre mode de vie, nous le défendrons sans relâche ». 


Conscient des enjeux climatiques, acceptant « l’objectif d’atteindre une économie zéro carbone d’ici 2050 », envoyé spécial pour le climat du président Joe Biden, John Kerry disait encore en mars 2022, dans une interview pour Reporterre : « C’est faux de dire aux gens qu’ils devront abandonner leur vie. Il faut la changer, pas l’abandonner ». Pour résoudre la quadrature du cercle, John Kerry misait alors sur des technologies de capture du carbone : des technologies particulièrement coûteuses, qui n’existent pour l’heure qu’à un stade expérimental. Il faut toutefois reconnaître que l’administration Biden n’est pas restée inactive, en réintégrant l’Accord de Paris et en faisant voter en 2022 l’Inflation Reduction Act : environ 1.000 milliards de dollars ont été investis en subventions aux particuliers et aux entreprises, pour soutenir le développement des énergies renouvelables, une relance du nucléaire, un soutien aux usines de batteries électriques, à l’hydrogène vert et aux véhicules électriques. Encore insuffisant, mais mieux que rien.


Il est plus que probable que Donald Trump va s’employer à retirer les États-Unis de l’Accord de Paris, à supprimer l'Agence de protection de l’environnement et l'Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique, et à détricoter toutes les règlementations environnementales existantes. Le changement climatique n’est-il pas « un concept inventé par les Chinois pour empêcher l'industrie américaine d’être compétitive » ?


Le lobby pétrolier, notamment au Texas, qui a injecté au moins un milliard de dollars dans la campagne de Trump, a d'ores et déjà rédigé des textes de loi, qui ne nécessitent plus que la signature du président élu. Autorisations de forage en Alaska, reprise des exportations de gaz naturel liquéfié, suppression des subventions à la production d’énergies renouvelables ou aux voitures électriques, autorisation de la fracturation hydraulique, utilisée pour l'extraction du gaz de schiste par l'industrie pétrogazière, dont l’impact écologique est très élevé (contamination de l’eau potable, libération d'importantes quantités de méthane..), etc.



A gauche : le slogan "Drill, baby, drill" a été imprimé sur des tee-shirts ou, comme ici, sur des mugs de café. Photo DR.

A droite : Une constellation de puits de pétrole et de gaz à l'ouest de Hobbs, au Nouveau-Mexique, en mars 2024.

Image prise par un drone. Photo Omar Ornelas / El Paso Times.


Ce programme "climatocide", Donal Trump en a fait un slogan de campagne, "Drill, baby, drill", qu’on peut traduire en français par "Fore, chéri, fore" (5). L’allusion sexuelle est comprise par tous les Américains : en argot vulgaire, to drill veut dire "pénétrer". Là, il s’agit juste de violer la terre, jusqu’à plus soif.


« Nous allons faire travailler des milliers d’Américains pour construire les centrales électriques, les pipelines, les réseaux, les ports, les raffineries et les terminaux d’exportation de demain », a promis Trump pendant sa campagne. Alors que la COP29 Climat est sur le point d’ouvrir à Bakou, en Azerbaïdjan, le média spécialisé Carbon Brief estime que le programme de Trump pourrait entraîner l’émission supplémentaire, d’ici à 2030, de 4 milliards de tonnes d’équivalent CO2, soit les émissions annuelles de l’Europe et du Japon. Les États-Unis s'éloigneraient alors plus que jamais de l'objectif des +1,5°C de réchauffement à cet horizon. Pour Laurence Tubiana, architecte de l’accord de Paris, « il faudra une mobilisation sans précédent pour que le choc de la décision américaine n’impacte pas d’autres pays devenus réticents à accélérer l’action ».


Tous les projets de Trump ne seront sans doute pas mis en œuvre du jour au lendemain : il faudra compter sur la "résistance" de certaines autorités locales, ainsi que des actions menées par des ONG devant les tribunaux (le seul pouvoir qui échappe encore à Trump). Il faudra aussi compter sur la nature elle-même, qui ne devrait guère "consentir" au viol-forages dont elle sera la victime. Selon le Programme américain de recherche sur le changement climatique paru en 2023, lors des cinq années précédentes, les États-Unis ont subi une catastrophe climatique toutes les trois semaines, contre une tous les quatre mois dans les années 1980. L’ouragan Donald risque fort d’augmenter encore cette fréquence et d’engendrer de nouvelles catastrophes sans précédent. Nul doute que des évangélistes dérangés du ciboulot y verront encore le signe d’un Jugement de Dieu annonçant quelque Apocalypse rédemptrice. Et surtout, quelles que soient les conséquences de ces futures catastrophes climatiques sur le sol des États-Unis, celles-ci ne seront rien, ou si peu, au regard des désastres qui vont être enregistrés partout ailleurs sur la planète. A 78 ans aujourd’hui, Donald Trump s’en fiche : il ne sera sans doute plus là pour se repentir. De toute façon, ce n’est pas son genre : après lui le déluge. Mais ce psychopathe a quand même obtenu  42% des suffrages des moins de 30 ans (voir ICI), biberonnés aux réseaux sociaux et aux podcasts tellement cool de Joe Rogan. Décidément, l’avenir n’est plus ce qu’il était.


Jean-Marc Adolphe, Dominique Vernis, Ellen Wang


NOTES


(1) - En 2022, le chanteur Neil Young avait adressé au géant du streaming – devenu selon lui « un lieu de désinformation potentiellement mortelle sur le Covid » – un ultimatum : c'était lui ou Joe Rogan. Spotify a choisi son camp, et le catalogue de l’artiste américano-canadien a été retiré de la plateforme.


(2) - Alors que les ventes au détail ont progressé aux États-Unis de 14,7 % depuis 2018, les ménages les plus aisés, gagnant plus de 100.000 dollars par an, ont augmenté leur consommation de 16,7 %. Les dépenses des familles de la classe moyenne, gagnant entre 60.000 et 100.000 dollars par an, ont crû de 13,3 % et celles des ménages les plus pauvres, dont les revenus sont inférieurs à 60.000 dollars, ont grimpé de seulement 7,9 %.


(3) - Traduit une première fois en français sous le titre Le plaisir des affaires (ERGO Press, 1988) puis une nouvelle fois sous le titre Trump par Trump (éditions Archipel, 2017).


(4) - Le plus "écologiste" des dirigeants démocrates, Al Gore, a perdu l’élection présidentielle de 2000 face à George W. Bush, après un hallucinant suspense. Si Al Gore a largement remporté le vote populaire au niveau national, il perd au nombre de grands électeurs : le sort final se sera joué en Floride, où Bush obtient 537 voix d'avance sur Gore, soit une marge de 0,009 %. Un mois plus tard, le recomptage manuel des bulletins de vote n’est toujours pas achevé, et c’est la Cour suprême des États-Unis qui décida de fait de l'élection de George W. Bush à la présidence.


(5) – Ce slogan est apparu le 2 octobre 2008 lors d’un débat télévisé entre les candidats à la vice-présidence, Sarah Palin et Joe Biden. Joe Biden avait alors affirmé que la seule réponse du candidat républicain Joe McCain à la crise énergétique était : “Drill, drill, drill!”. Sarah Palin, égérie du mouvement des Tea Party, avait alors répondu : « Le slogan est : “Drill, baby, drill!” Et c'est ce que l'on entend dans tous nos meetings car les gens sont tellement assoiffés de sources d'énergie locales à puiser… ». Le slogan a été ensuite utilisé par les Républicains après l’élection présidentielle de 2008, toutefois avec plus de discrétion après l'immense marée noire provoquée en 2010 par l'explosion d’une plate-forme pétrolière offshore dans le golfe du Mexique. Le slogan "Drill, baby, drill" avait alors été détourné en "Spill, baby, spill" ("Déverse, chéri, déverse" ).

 

ALERTE humanités en danger Journal-lucioles, gratuit et sans publicité ni aide publiques, la confection des humanités repose sur un bénévolat total, ce qui entrave nos projets, mais dont on se satisfait, faute de mieux. On n'est pas jaloux des 230 millions d'euros versés en 2024 par Spotify à un "influenceur" qui a fait campagne pour Donald Trump, mais cette énorme différence de moyens questionne tout de même : doit-on laisser une telle place à de pseudo-médias de propagande ? Aux humanités, on préfère un travail à l'ancienne : des articles parfois longs, documentés, sans fake news ni quête du buzz. Travail bénévole, on l'a déjà dit. Mais on ne peut échapper à certains frais techniques, comme à certains abonnements. Ainsi, l'envoi de cette infolettre nécessite une souscription mensuelle. Or, les derniers appels à dons ou abonnements n'ont guère rencontré d'écho, et nous voici bientôt en état de cessation de paiements. Nous sommes donc toujours en quête de soutiens (par exemple, abonnement à 5 € / mois, ou don annuel à partir de 25 €). ICI


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