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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

L’industrie pharmaceutique et la Russie, parmi les empêcheurs de biodiversité

Dernière mise à jour : 2 nov.

Au Guatemala, un paysan Maya Kaqchikel s’occupant de ses cultures. Photo Latitude Stock


A Cali, la COP Biodiversité joue les prolongations, ce qui est de bon augure : changer le système ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Toutefois, alors que les peuples autochtones sont sur le point de remporter une victoire historique, deux pays, l’Indonésie et la Russie, s’opposent encore à la pleine reconnaissance de leur légitimité. Ce sont pourtant ces peuples, en Caraïbe, qui sont à l’origine de la création de plus grande réserve de biosphère maritime au monde. Là, éponges de mer et coraux pourraient fournir à l'avenir de nouveaux médicaments. Mais au fait, à qui appartient le vivant ? Malgré un accord signé en 2010, ça coince encore : si la biodiversité est fort utile à l’industrie pharmaceutique, celle-ci n’est guère disposée à reverser une infime part de ses bénéfices aux territoires et communautés qui l’abritent et la protègent.


Trasnochar : passer une nuit blanche, en espagnol. C’est ce que s’apprêtent à faire les participants à la COP16 Biodiversité, qui est sur le point de s’achever à Cali. Et ce ne sera pas pour aller danser la salsa, dont Cali se vante d’être la capitale mondiale. Au dernier jour de la COP, il est en effet probable que les négociations jouent les prolongations toute la nuit, voire samedi matin 2 novembre. Et c’est plutôt de bon augure. Une COP, c’est parfois très technique, mais là, c’est aussi très politique. Comme l’indique l’ancien ministre péruvien de l’Environnement Manuel Pulgar Vidal, aujourd’hui responsable des pratiques mondiales pour le climat et l'énergie au WWF, « nous devons transformer quatre systèmes : le système de conservation, le système énergétique, le système alimentaire et le système financier. Il ne s'agit pas d'une métamorphose, ni d'une toute petite loi sur l'environnement. Il s'agit d'un processus de changement de système. Il ne s'agit pas d'un problème d'écologistes, d'économistes, d'entreprises, de populations autochtones, mais de nombreux acteurs. C'est ce qui rend la chose intéressante. »

 

Intéressante, et forcément compliquée. Changer le système, ça ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Il y a des avancées, et des blocages. Parmi les avancées : les peuples autochtones sont sur le point de remporter une victoire historique. Que ces peuples soient aux premières loges de la biodiversité et qu’ils en soient les meilleurs gardiens, tout le monde en convient désormais. Par exemple, les peuples amazoniens savent à quel moment de l'année il faut arrêter de pêcher. Lorsque la forêt est inondée, les poissons quittent les rivières et s'enfoncent dans les marécages à la recherche de nourriture et d'un endroit sûr pour se reproduire. Les populations autochtones cessent alors de se nourrir de poissons et recherchent d'autres sources de protéines, afin de respecter la période de reproduction de ces espèces. Autre exemple : au Guatemala et au Mexique, les Maya  utilisent depuis des centaines d'années des processus de sélection des semences pour que les arbres qui leur fournissent de la nourriture s'adaptent aux changements climatiques. « Nous avons des systèmes d'adaptation du maïs et des haricots, des systèmes liés à la conservation de la biodiversité, à la sécurité alimentaire et à la médecine traditionnelle. Tout cela grâce aux connaissances traditionnelles », explique Ramiro Batzin Chojoj (Maya Kaqchikel), directeur exécutif de l'association Sotz'il au Guatemala et coordinateur du Forum international des peuples autochtones sur la biodiversité. La courte vidéo ci-dessous montre l'importance de la diversité culturelle pour la protection de la diversité biologique, en expliquant les signes utilisés par les Mayas Kaqchikel pour prédire les changements météorologiques (réalisation Tirza Yanira Ixmucané Saloj Oroxom).



Il y a trente-deux ans, en 1992, lors de la création de la Convention sur la diversité biologique, un article de cette Convention reconnaissait le rôle des connaissances traditionnelles des peuples autochtones et des communautés locales. Par exemple, explique Mariana Gómez Soto, de l’ONG Gaia Amazonas « les sites sacrés de certains peuples, qui coïncident avec des lieux de grande valeur écologique, devaient être laissés intacts ».  Six ans plus tard, un groupe de travail temporaire avait été créé pour intégrer ces connaissances dans la protection de la biodiversité. Mais les peuples autochtones considèrent que ce groupe de travail n’a pas été à la hauteur de leurs attentes, et exigent aujourd’hui que soit franchi un nouveau palier, dans la logique de l’accord de Kunming-Montréal adopté en 2022, qui inclut les droits des peuples autochtones et des communautés locales dans tous les objectifs liés aux aires protégées.

 

L’Indonésie et la Russie s’opposent à la demande de légitimité des peuples autochtones

 

A Cali, alors qu’a été annoncé la création d’un "G9 de l’Amazonie" (lire ICI), les organisations représentatives des peuples autochtones demandent à disposer d'un droit de vote dans les négociations de la Convention sur la diversité biologique, avec la création d’un groupe de travail permanent. On y est presque, sauf que parmi les 196 pays signataires de la Convention pour la diversité biologique, deux s’y opposent : l’Indonésie et la Russie. En Indonésie, le pays ouvre la voie depuis plusieurs décennies à des industries d'exploitation des ressources naturelles qui empiètent largement sur les terres des communautés de l'île de Bornéo, bafouant notamment les droits du peuple Dayak. Et le projet de déménagement de la capitale indonésienne sur l’île de Bornéo, voté en janvier 2022, conduirait au déplacement forcé d’une vingtaine de communautés autochtones. Et la Russie ? La notion de "peuples autochtones minoritaires", qui existe dans le droit russe, reste cependant assez floue, et ne garantit pas le droit ces peuples sur les terres, les territoires et les ressources naturelles. Alors que le Grand Nord russe regorge de ressources minérales telles que le pétrole, le gaz naturel, le charbon, le nickel ou encore des matières premières rares, notamment en Sibérie, « le gouvernement encourage fortement l’exploitation de ces ressources, sans préserver les droits des autochtones, alors que la chasse, la pêche et la cueillette constituent des ressources vitales pour de nombreuses communautés », explique ainsi Tjan Zaotschnaja, médiatrice et activiste des droits humains, issue de la communauté itelmène, aujourd’hui réfugiée en Allemagne. Au sein de la Convention pour la diversité biologique, Poutine n’est visiblement pas disposé à leur laisser avoir voix au chapitre…


Six pays souhaitent créer la plus grande réserve de biosphère marine du monde

 

Parmi les avancées attendues à l’issue de la COP16, le statut des eaux internationales devrait enfin, après huit années de négociations, être doté d’un cadre précis de conservation. Comme on l’a écrit précédemment, alors que les eaux internationales représentent les deux tiers des océans de la planète, seulement 1,4 % d'entre elles font aujourd’hui l'objet d'une forme ou d'une autre de protection. A Cali, six pays de l’espace caribéen, la Colombie, le Costa Rica, le Honduras, la Jamaïque, le Nicaragua et le Panama, se sont mis d’accord pour créer la plus grande réserve de biosphère marine transfrontalière du monde, qui couvrirait 500.000 km². L’initiative est née il y a 5 ans, à la suite du différend frontalier entre la Colombie et le Nicaragua sur l’archipel de San Andrés. Illustration parfaite de ce que qui a été dit plus haut, cette initiative, baptisée Saltwatta Roots, a été portée par un regroupement d’ONG représentatives des peuples créoles et afro-caribéens qui ont souhaité créer une « gestion régionale de l'environnement afin de protéger la diversité biologique et culturelle au-delà des frontières nationales ». L’aire concernée, qui abrite le troisième plus grand système de récifs coralliens au monde, plus de 400 espèces de poissons, 57 espèces d'oiseaux et 33 espèces de requins, entre autres, est confrontée à des défis tels que la surpêche, le tourisme intensif, l'extractivisme minier et énergétique et le manque de coopération entre les pays.


Si un accord politique a été signé à Cali entre les pays cités ci-dessus, le chemin est loin d’être terminé. Des documents techniques doivent à présent être élaborés afin que l’UNESCO évalue la proposition de classement de cette vaste aire maritime en réserve de biosphère (lire ICI).



A Cahuita, au Costa Rica, le 8 septembre 2022, dans le cadre de l’initiative Saltwatta Roots, proclamation du "Manifeste créole" : « Aujourd'hui, depuis les plages de la ville historique de Cahuita et de son parc national, des délégations afro-caribéennes venant de Colombie, du Costa Rica, de la Jamaïque, du Honduras, du Nicaragua et du Panama se réunissent pour communiquer au monde leur volonté de maintenir en vie leurs liens historiques vieux de plus de quatre siècles et dont le cœur a été la relation intime avec la mer, les côtes et l'océan.

Nous sommes les enfants d'une histoire qui, à l'instar de celle de l'Europe, a été marquée par l'absence d'un système de protection de l'environnement. Nous sommes les enfants d'une histoire que nous racontons en commun

en tant que peuple. Nous avons vécu et navigué ici bien avant que ne soient tracées les frontières nationales

qui cherchent aujourd'hui à nous isoler de nos frères et sœurs. L'anglais créole est notre langue maternelle.

Nos ancêtres nous ont appris l'art de la pêche et de l'entretien du récif.

La mer et ses rivages sont notre identité, notre histoire, notre nourriture, notre avenir.

En tant que peuples autochtones des Caraïbes, nous souffrons durement des effets du changement climatique,

de la surpêche, du tourisme intensif et des catastrophes naturelles. La dégradation de l'environnement

est l'une des causes principales de la dégradation de notre territoire et de notre littoral.

Notre mer est devenue un champ de bataille, un grand complexe hôtelier ou une piscine sans vie d'eau et de sel

sous la surface. C'est pourquoi nous demandons aujourd'hui aux pays des Caraïbes de rendre la pareille

aux efforts que nous avons déployés en tant que peuple et de prendre des mesures urgentes dès maintenant.

En tant que peuple, nous demandons aux pays de la Caraïbe de faire de même et de prendre des mesures urgentes pour la conservation et la restauration de nos écosystèmes et de notre culture. Nous demandons également

que ce dialogue établisse une feuille de route qui aborde des questions connexes telles que la sécurité alimentaire,

les relations transfrontalières de nos peuples afro-caribéens et un modèle de tourisme régénérateur. (…)»

 

Une minute avant de poursuivre la lecture... Et la biodiversité éditoriale ? Un "journal-lucioles", comme prétend l'être les humanités, fait aussi partie des espèces menacées. Dons et abonnements ICI 

 

L'industrie pharmaceutique est favorable à la biodiversité..., surtout aux profits qu'elle peut en tirer


Cela avance, donc. Cela avance, sauf quand ça freine, parfois des quatre fers. Lorsque la fleur d'Inírida aura déserté les calicots de la COP16 à Cali et aura retrouvé ses terres nourricières de la région de Guainía (Lire ICI), on saura à quelle sauce aura été cuisinée la "patate chaude" des financements nécessaires à la préservation de biodiversité. Là, il ne faut sans doute pas attendre de miracle, d’autant que les lobbies qui exploitent les énergies fossiles s’activent en coulisse pour que le débat sur les synergies entre le climat et la biodiversité reste en sourdine, alors même que les liens de cause à effets sont de plus en plus avérés.


Un autre lobby a pointé le bout de son nez à Cali : celui de l’industrie pharmaceutique. Nature et pharmacopée, cela va pourtant de pair. Ainsi, que serait l’aspirine sans l’acide acétylsalicylique, généreusement fourni par le saule d’Europe ? Demain, pourraient être mis au point des anticancéreux, des antifongiques et des antipaludiques à partir des éponges de mer, tandis que le corail pourrait fournir un anti-tuberculinique, sauf que l’écosystème des récifs coralliens est en voie d’effondrement (lire ICI).


D’ailleurs, l’industrie pharmaceutique est bigrement soucieuse de biodiversité. Prenons le français Sanofi, récemment sous les feux de l’actualité pour vouloir céder le Doliprane à un fonds de pension américain. L’entreprise, cinquième capitalisation boursière de la Bourse de Paris en 2023, se soucie bien évidemment de son "impact sociétal", avec « des actions concrètes pour améliorer l’accès aux soins des personnes les plus vulnérables, rendre la société plus inclusive et protéger la planète ». Les engagements en termes de biodiversité concernent essentiellement les sites de recherche et de production. Pour supprimer les produits phyto-sanitaires sur les sites de Montpellier et de Compiègne, Sanofi se félicite d’y avoir introduit l’éco-pâturage : quelques moutons ne sauraient faire de mal. Et le site de Vitry-sur-Seine, spécialisé en immunologie et en bio-technologies, y a été planté de « plus de 300 arbres et 28.000 plantes et arbustes ».

 

« D’ici 2025 », écrit le directeur général de Sanofi, Paul Hudson, « nos sites situés à proximité d’espaces naturels définis comme sensibles devront mettre en place un programme de protection de la biodiversité, en partenariat avec les acteurs locaux. D’ici 2030, tous nos sites favoriseront la biodiversité à travers des initiatives locales spécifiques. » Il n’y a pas lieu de douter d’aussi louables intentions, complétées par d’autres mesures. Sanofi s’engage ainsi à sensibiliser ses collaborateurs et à « concevoir ensemble de nouvelles solutions pour l’environnement financées par le Fonds Planet Mobilization. »

 

Ce "Fonds Planet Mobilization" a été lancé par Sanofi en 2021 « pour soutenir les idées et les projets portés par les employés et qui contribueront à un environnement plus sain ». En 2021, ce Fonds a été doté de… 3 millions d’euros (depuis, on ne sait pas). Cette année-là, le chiffre d’affaires de Sanofi était de 37,76 milliards d’euros, avec un bénéfice net de 8,21 milliards d'euros, dont près de la moitié ont été versés en dividendes à ses actionnaires. Le Fonds Planet Mobilization (qui ne concerne pas que la biodiversité) aura donc "englouti" 0,036 % du bénéfice 2021 de Sanofi. C’est ce qu’on appelle de l’engagement !

 

La bioprospection, de futurs juteux marchés à venir

 

Évidemment, ce n’est pas tout. Selon l'organisation professionnelle des entreprises du médicament opérant en France (LEEM), « la diversité du vivant n’est encore que très peu exploitée par l’industrie pharmaceutique et de nombreux projets de recherche visent à élargir le champ des connaissances ». Ainsi, « sur les 350.000 espèces de plantes médicinales répertoriées dans le monde, seulement 5.000 d’entre elles ont été étudiées à des fins médicales. Il reste donc énormément à découvrir. » Il y a un mot pour ça : la bioprospection, laquelle bioprospection n’entend pas se limiter aux plantes médicinales déjà répertoriés, mais devrait aussi s’intéresser aux océans, par exemple avec les éponges de mer et coraux dont on a déjà parlé. Soit de futurs juteux marchés à l’horizon.

 

Mais au fait, à qui appartient le vivant ? Le protocole de Nagoya, adopté lors de la COP Biodiversité de 2010, portait précisément sur le partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques, notamment via un accès satisfaisant aux ressources et un transfert approprié des technologies pertinentes, contribuant ainsi à la conservation de la diversité biologique. Cet accord reconnaissait la souveraineté des États sur leurs ressources génétiques et les droits des populations sur les connaissances traditionnelles associées à ces ressources. Or, à Cali, ce point fait toujours l’objet d’âpres négociations.

 

« Historiquement », confie Manuel Pulgar Vidal, responsable des pratiques mondiales pour le climat et l'énergie au WWF, « non seulement le séquençage [génétique] a été effectué par les pays du Nord, mais, en outre, il a été breveté et a généré des profits pour ces pays. Ces informations sont disponibles dans les centres de recherche, dans les universités, dans les entreprises pharmaceutiques et même dans les start-ups. Elles génèrent des bénéfices pour eux, mais les communautés où se trouvent ces ressources devraient en tirer un bénéfice particulier. » Ce qui, actuellement, n’est pas le cas.

 

A Cali, le débat porte sur la création d'un fonds qui serait alimenté par 1 % des bénéfices issus de ces ressources naturelles. Vous avez bien lu : 1 %. Et bien, contre ce malheureux 1 %, les industries pharmaceutiques et biotechnologiques sont vent debout. La biodiversité, c’est bien beau… à condition de ne pas égratigner les dividendes des actionnaires !

 

Jean-Marc Adolphe


 

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