
UNE SÉRIE SUR L'IA / 05 Quel sera l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi ? Optimistes ou alarmistes, les prévisions s’opposent. A Albi, des collégiens ont mené l'enquête.
Bonne nouvelle : l’IA va créer 500 millions d’emplois d’ici 2033. C’est en tout cas ce qu’affiche en premier Google lorsque l’on saisit dans la barre de recherche les mots "intelligence artificielle" et "emplois". Le lien renvoie à un article du site LeMondeInformatique.fr (publié le 20 mars 2024) : « Au cours de la prochaine décennie, l'intelligence artificielle générative remplacera certains emplois. Mais comme cela a toujours été le cas avec les technologies révolutionnaires, elles sont destinées à créer bien plus d'emplois qu'elles n'en éliminent. » Cette prévision, basée sur un rapport d’une entreprise américaine de conseil et de recherche, est-elle fiable ? Toujours vérifier les sources… LeMondeInformatique.fr n’a rien à voir avec le quotidien Le Monde : il s’agit d’une marque de IT News Info, un groupe français "d'information et de services" dont le directeur de publication est président d’une société de programmation et conseils informatiques. Cela éloigne quelque peu de l’objectivité journalistique...
La même recherche sur Lilo, a priori plus "éthique" que Google, renvoie prioritairement à un vrai article du Monde, daté lui aussi de mars 2024, qui cite un rapport remis à Emmanuel Macron par la Commission de l’intelligence artificielle sur l’avenir du marché du travail. Sans se hasarder à des prédictions chiffrées, ce rapport indique que l’IA « devrait avoir un impact positif sur l’emploi, mais [qu’] il faut se préparer à la disparition de certains métiers et anticiper la transformation de tous les autres ». Les experts de cette commission demandent que la formation devienne un enjeu majeur pour répondre à « l’obsolescence programmée » de certaines compétences, dans un contexte où « les travailleurs et leurs représentants sont peu associés aux choix technologiques et organisationnels ».
Face à ces évolutions à venir, et qui ont déjà commencé dans certains cas, les Français sont-ils plutôt confiants ou plutôt inquiets ? Pour en avoir une idée, ni Google ni Lilo : dans le cadre de la résidence de journalisme dédiée par Média-Tarn à l’intelligence artificielle, c’est un autre "moteur de recherche" qui a été utilisé, basé sur l’intelligence collective d’élèves de 4ème du collège Jean Jaurès à Albi, invités à questionner parents ou voisins sur la façon dont l’IA pourrait impacter leurs métiers respectifs.
Pour beaucoup des adultes interrogés, le métier n’est pas considéré en premier lieu comme une simple fonction, ni comme la condition d’un salaire : c’est avant tout une activité, avec ses valeurs propres. Certains prennent soin de rappeler les origines parfois lointaines de leur métier. Un viticulteur souligne que la culture de la vigne était déjà implantée à l’époque des Romains, avant d’être développée en France par les moines et les ducs de Bourgogne entre le 5ème et le 15ème siècle, de profiter des découvertes et connaissances scientifiques après la Révolution française, et de survivre à la grande crise phylloxérique qui avait décimé, au 19ème siècle, plus de la moitié du vignoble français. Une assistante sociale mentionne que son métier est apparu après la séparation de l’Église et de l’État, en 1905, pour soutenir les personnes dans le besoin et prendre ainsi la suite des "œuvres de charité" catholiques qui offraient le gîte et le couvert aux "indigents", comme on disait alors. Une éducatrice spécialisée rappelle pour sa part que sa profession a vu le jour après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il a fallu venir en aide aux orphelins et aux handicapés. Pourtant, précise-t-elle, le diplôme d’État qui règlemente ce métier n’a été instauré qu’en 1967.
De façon générale, toutes les personnes interrogées soulignent que les métiers qu’elles exercent n’ont cessé de connaître des changements parfois liés à des normes règlementaires ou administratives et souvent, à des évolutions techniques. La plupart envisagent l’arrivée de l’IA comme l’une de ces nouvelles évolutions, qui ne va pas bouleverser la nature même de leur travail.
Tout en indiquant que l’IA pourrait aider au visagisme et, pourquoi pas, à l’étude du cuir chevelu, un coiffeur doute fort qu’un robot puisse un jour remplacer la dextérité manuelle requise par son métier. L’approche est la même chez une fleuriste, qui pense que l’IA pourrait faciliter la prospection de clients ou la gestion des stocks, voire anticiper de futures tendances florales, sans remplacer l’achat régulier de fleurs et de plantes coupées, le soin qui doit leur être porté et la composition des bouquets, qui requiert sensibilité et créativité. De fleurs et de plantes, il est encore question avec un horticulteur qui travaille aux Jardins du Rudel. « Ces dernières années », confie-f-il, « on a essayé de diversifier les productions avec des plantes davantage résistantes à la sécheresse. L’IA pourrait nous aider dans la gestion des conditions climatiques et dans l’automatisation de l’arrosage, sans toutefois remplacer l’expertise humaine. » Les aléas climatiques ont également conduit un paysagiste, qui a pour mission la conception et l’aménagement d’espaces verts, à modifier sa « palette végétale ». L’IA lui permet d’ores et déjà « d’offrir un rendu très réaliste du futur jardin des clients », mais pour la conception, « l’IA n’a pas la capacité de réflexion que l’on peut avoir, et sur un chantier, elle n’a pas le savoir-faire et l’expérience de quelqu’un qui travaille depuis longtemps ». Enfin, ajoute-t-il, « l’objectif est d’offrir aux clients un cadre de vie agréable pour qu’ils aient envie de profiter de leur extérieur. Le lien social est important, c’est ce qui permet de créer un sentiment de confiance entre le client et l’intervenant, d’autant plus qu’une bonne partie des clients sont des personnes âgées qui vivent seules. »
« Beaucoup de gens ont besoin de soins, et vu le nombre de personnes malades, handicapées, vieillissantes, je ne vois pas comment mon métier pourrait disparaître ».
Si l’assistante sociale estime que « l’IA pourrait permettre de donner des réponses simplifiées en matière d’accès aux droits », c’est pour aussitôt préciser que « l’IA n’est pas en capacité d’évaluer l’environnement d’une personne et d’adapter son discours à la personne en question. Ce qui me semble essentiel, c’est l’humanité qu’on apporte dans notre métier ; par définition, l’IA n’a rien à voir avec ça. » Pour l’éducatrice spécialisée, l’IA pourrait être un outil facilitant l’inclusion des personnes en situation de handicap, à condition, précise-t-elle, « qu’il y ait des personnels formés et en quantité suffisante sur le terrain pour permettre leur mise en œuvre ». Pour une animatrice petite enfance en crèche, « il faudra toujours des personnes pour garder les enfants, en crèche ou à domicile ». Même constat pour une aide-soignante : « Beaucoup de gens ont besoin de soins, et vu le nombre de personnes malades, handicapées, vieillissantes, je ne vois pas comment mon métier pourrait disparaître ».
Cela semble évident pour ces métiers d’aide aux personnes. Mais l’importance de la relation humaine est aussi mise en avant par des personnes qui travaillent dans le secteur tertiaire (services, emplois de bureau…). « Le contact client est à la base de mon métier », estime un agent immobilier, en ajoutant que « les IA pourraient permettre une optimisation des statistiques d’un agent ; en évaluant plus précisément les biens, elles pourraient faciliter la recherche pour un acheteur et contribuer à monter les dossiers plus rapidement ». Une chargée de clientèle dans la téléphonie souligne elle aussi l’importance du contact humain, dans une activité où l’IA est déjà présente (avec des chatbots qui analysent les demandes des clients) et où il va sans doute falloir « s’adapter et se former à de nouveaux outils de travail ».
« La santé, ça reste avant tout de l’humain, mais un employeur sera tenté de privilégier les économies de personnel que l’IA pourrait engendrer »
Simple évolution ou risque de disparition de certains métiers ? Une chargée de relations et conseils dans une mutuelle fait part des modifications d’ores et déjà survenues dans son activité ces dernières années. Par exemple : « Auparavant, nous calculions les devis à la main, maintenant l’adhérent fait directement la simulation en ligne et il a une réponse immédiate. Nous avions aussi pour mission d’enregistrer et classer les documents que nous envoyaient les adhérents. Aujourd’hui, les documents sont scannés et modifiés directement par les robots… (…) A terme, il est bien possible que l’IA supprime nos métiers. La santé, ça reste avant tout de l’humain, mais un employeur sera tenté de privilégier les économies de personnel que l’IA pourrait engendrer ». Alors que le viticulteur imagine pouvoir « remplacer la main d’œuvre qui conduit les engins agricoles et que, grâce à l’IA, une seule personne pourrait entretenir une grande surface de vigne », une directrice des ressources humaines à l’Université pense que « l’on va pouvoir faire des gains de personnel dans le traitement des données », tout en ajoutant que « les IA ne pourront jamais remplacer l’individu dans tout ce qui est de l’ordre de l’empathie, de l’accompagnement, de la stratégie ».
Il est tout aussi peu probable que les métiers d’enseignement viennent à disparaître, estime une enseignante-chercheuse à l’université : « pendant la crise du Covid, on a vu les limites de l’enseignement à distance, qui crée en outre d’énormes inégalités, car beaucoup d’étudiants de disposent pas de bonnes conditions pour apprendre seuls chez eux. Faire des études, à l’université comme au collège, c’est se retrouver en collectif, avec des amis, apprendre à plusieurs, s’entraider… » Toutefois, concède-t-elle, « il y a des cas spécifiques où l’enseignement à distance peut être intéressant, ainsi que des outils qui vont se révéler utiles pour des étudiants qui rencontrent des problèmes particuliers… A l’avenir, il y aura sans doute des formes hybrides, entre enseignement en cours et enseignement "virtuel". Nous n'en sommes qu’au début avec l’IA, cela peut susciter des craintes, mais il faut prendre le temps de voir ce que ça apporte. Et de toute façon, il faut veiller à garder la main… » Dans l’activité de recherche, « l’IA va sans doute démultiplier l’accès à tout un tas de données, d’archives et de documents. Mais pour en faire quoi ? Cela va demander un gros de travail de tri, d’organisation, de vérification des sources qu’il faudra être capable de hiérarchiser et d’interpréter. Il y aura donc toujours besoin d’une dimension humaine pour réfléchir, donner du sens… »
Parmi toutes les personnes interviewées par les élèves de Jean Jaurès, c’est peut-être un artisan qui résume le mieux l’ambivalence que représente l’IA. Parlant d’un métier qu’il définit comme essentiellement manuel, il juge que celui-ci n’est pas menacé par l’IA, mais imagine tout de même « des machines plus autonomes, pour que les produits se fabriquent de manière plus intelligente sans avoir trop de manipulations à faire. » Indépendamment de la question de l’emploi, le danger que perçoit cet artisan serait que « les gens fassent de plus en plus confiance à l’intelligence artificielle et ne réfléchissent plus par eux-mêmes »…
Mis en forme par Jean-Marc Adolphe en collaboration avec les élèves de 4e 7 du collège Jean Jaurès (Albi) à partir des témoignages qu'ils ont recueilli et des éléments de documentation qu'ils ont collectés.

Jean-Marc ADOLPHE, rédacteur en chef des humanités, et la photographe Louise ALLAVOINE ont été les deux invités de la 6ème résidence journalistique FLUX, portée par l'association Média-Tarn (sous la responsabilité de Myriam BOTTO) qui s’est déroulée d’octobre 2023 à octobre 2024 sur le territoire tarnais, entre Albi, Vielmur-sur-Agout, Castres, Graulhet et Gaillac.
Une centaine de collégiens ont été parties prenantes, dans ce cadre, d’une enquête participative visant à questionner les enjeux et les limites des outils de l’intelligence artificielle : une classe de 3e du collège René Cassin à Vielmur-sur-Agout, une autre du collège Honoré de Balzac à Albi et une classe de 4e du collège Jean Jaurès à Albi. Ont aussi été impliqués dans l’ouvrage leurs enseignants bien sûr mais aussi des enfants et adolescents accueillis au sein d’un ALAE (Amicale laïque à Graulhet) et d’une MJC (Técou), des adultes fréquentant des lieux de culture, de partage et de convivialité du territoire comme des médiathèques (Castres, Gaillac, Graulhet), un Tiers-Lieu (M à Graulhet), un Fablab (Association ACNE, Albi), des cinémas (Cinéma Arcé à Albi, cinéma Vertigo à Graulhet) …
—
De ce processus au long court, sont nés deux objets :
MIROIR AUX ALGORITHMES, une série de 21 photographies : avec Louise ALLAVOINE à la prise de vue, la centaine de collégiens impliquée dans l’enquête a cheminé dans un processus de mise en scène photographique, pensé en écho aux interviews réalisées avec l’accompagnement du journaliste Jean-Marc Adolphe. Regarder en face le procédé logique et automatisé qu’est l’intelligence artificielle pour le mettre en réflexion, le faire rimer avec humanité, le contextualiser et en nuancer la portée, tels ont été les fils à tisser de la série MIROIR AUX ALGORITHMES.
la REVUE FLUX 23-24, un magazine de 64 pages qui donne à lire une diversité de points de vue et de sujets ayant trait à la façon dont les intelligences artificielles s’expriment dans nos quotidiens. La rédaction des articles qui y sont compilés a été confiée à Jean-Marc Adolphe. Ce dernier a engagé le travail rédactionnel à l’issue d’une étape préparatoire qu’il a menée en classe avec les collégiens impliqués. Cette étape a consisté en un travail de dérushage et de hiérarchisation des informations recueillies au cours des entretiens organisés par Média-Tarn et conduits par les élèves. La revue comporte également un portfolio permettant de découvrir l’intégralité de la série MIROIR AUX ALGORITHMES.
—
Et pour clôturer la résidence, Jean-Marc ADOLPHE a livré cinq chroniques issues des réflexions construites autour des intelligences artificielles au cours de son séjour dans le Tarn, enregistrées et diffusées du lundi 14 au vendredi 18 octobre par Radio Albigés.
A écouter en podcast ici : https://hearthis.at/radio.albiges/set/ia-co/
La résidence journalistique FLUX a été possible grâce à l’implication de nombreux acteurs sur le territoire et de celles de professionnels, chercheurs, experts, concernés de très près par les intelligences artificielles ou non.
L’action a bénéficié du soutien du Conseil départemental du Tarn et de la DRAC Occitanie dans le cadre de son appel à projet Éducation aux médias et à l’Information.
Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Uniquement composé avec l'intelligence humaine. Pour soutenir, dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
留言