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L’histoire de Salvatore Mancuso, criminel devenu "gestionnaire de paix"


Salvatore Mancuso, chef des milices paramilitaires d'extrême droite AUC, s'adresse aux journalistes à Campo Dos, une zone rurale de la municipalité de Tibú, dans le département de Norte de Santander, en Colombie, le 9 décembre 2004. Photo Daniel Muñoz / Reuters.


C'est peu dire qu'il a du sang sur les mains. Beaucoup de sang, même. Condamné aux États-Unis à 16 ans de prison pour narcotrafic, Salvatore Mancuso est aussi connu pour son rôle à la tête d'une organisation paramilitaire qui a, au nom de "l'anticommunisme" multiplié exactions et massacres en Colombie pendant deux décennies, avec l'assentiment de l'armée et du Président de l'époque. Les temps changent. Ce même Salvatore Mancuso vient d'être libéré de la prison d'Atlanta, aux États-Unis. Et le voilà de retour en Colombie, où l'actuel président (de gauche) l'a nommé... "gestionnaire de la paix" !


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(de notre correspondant en Amérique Latine)


Il n’est pas donné à tous les criminels d’avoir un article sur Wikipedia. Salvatore Mancuso fait partie de ces privilégiés. Il faut dire qu’avec environ 300 meurtres supposés à son actif, ce serial killer a assez de sang sur les mains pour défrayer la chronique.


Salvatore Mancuso, alias "Triple Zéro", a tranquillement commis ses forfaits dans le contexte du conflit armé en Colombie, qui a fait, entre 1985 et 2018, moins 450.664 morts, 121.768 disparus et 7,7 millions de personnes déplacées. Pendant longtemps, la responsabilité exclusive de ce conflit armé a été attribuée aux méchants guérilleros marxistes des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie), jusqu’à ce que soit mis en lumière le rôle de l’armée (notamment avec le scandale des faux positifs), et surtout de divers groupes paramilitaires, souvent liés au narcotrafic mais aussi à de puissants propriétaires terriens ou encore à des multinationales soucieux de préserver leurs intérêts. Ces groupes paramilitaires sont les principaux responsables des assassinats et massacres commis pendant ces années noires (l'ONU leur impute 80 % des meurtres, contre 12 % pour les guérillas et 8 % pour les soldats du gouvernement).


Salvatore Mancuso était le chef d’État major de la plus importante et redoutable de ces milices paramilitaires, les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC). Né en 1964, il a commencé sa "carrière" très tôt, à la fin des années 1980, après avoir reçu une formation militaire par des mercenaires israéliens. Les Autodéfenses Unies de Colombie ont commis d’innombrables exactions : accaparement de terres, massacres de paysans et meurtres de civils en ayant fréquemment recours à la torture, construisant même des fours crématoires pour faire disparaître les victimes : des témoins racontent que les paramilitaires « tuaient des gens, les enterraient dans des fosses et les déterraient six mois plus tard pour les brûler tous en même temps. Parfois, ils ouvraient les cadavres en deux, sortaient tout ce qu’il y avait dedans et, quand ils étaient secs, les coupaient en petits morceaux. Une fois hachés menus, ils les jetaient dans le four. Ici, on appelait cet endroit "l’abattoir" ». Le tout au nom de "l'anticommunisme".


Salvatore Mancuso en était souvent le commanditaire voire l’exécutant, comme lors du massacre d'El Aro (au centre de la Colombie), le 25 octobre 1996, où, sous les yeux des habitants du village, quinze personnes ont été torturées puis assassinées par un commando ; ou encore à Mapiripan (à l’Est du pays), du 15 au 20 juillet 1997 où un groupe des AUC a tué au couteau, démembre et éviscéré 51 personnes (lire ICI). A chaque fois, les forces armées colombiennes étaient complices des crimes.


« Je n’ai pas à craindre l’armée parce qu’elle ne peut rien me faire », avait confié en 2001, le principal commandant des AUC, Carlos Castaño (assassiné en 2004 par d’autres paramilitaires), qui reconnaissait en outre également entretenir des relations amicales avec le haut clergé catholique et une partie des dirigeants politiques. Bien que responsable d’un méga-trafic de cocaïne (qui contribuait à 70% au financement du groupe paramilitaire) et ayant fait à ce titre l'objet de plusieurs demandes d'extradition en provenance des États-Unis et de l'Italie, Salvatore Mancuso n’a été arrêté -et extradé vers les États-Unis- qu’en 2008. La raison de cette surprenante clémence ? Il a contribué à l’élection en 2002 du président d’extrême droite Alvaro Uribe, et avait été l’initiateur en 2001 du Pacte de Ralito signé entre les paramilitaires et des dizaines de responsables politiques afin de « refonder la patrie » et établir un « nouveau contrat social » basé sur le « droit à la propriété » (c’est le scandale dit de la parapolitique, révélé en 2006). Un pacte qui, pour Mancuso, avait valeur d’impunité.


Alvaro Uribe, président colombien de 2002 à 2010. Photo Luisa Gonzalez / Reuters


Avec la signature, le 24 novembre 2016, d’un Accord de Paix entre l’État colombien et les FARC, principal mouvement de guérilla (Lire ICI, sur les humanités), la Colombie a enfin pu commencer à tourner la page de ce que le sous-secrétaire des Nations unies pour les questions humanitaires avait qualifié de « plus grande catastrophe humanitaire de l’hémisphère occidental ». Du 28 novembre au 24 décembre 2021, nous avions publié, en 12 épisodes, une passionnante enquête sur le déroulement de cet Accord de Paix, 5 ans après sa signature. Trois d’entre eux étaient consacrés à la Juridiction Spéciale pour la Paix et à la Commission de clarification de la vérité, deux instances créées pour "réparer le passé" et faire entendre la voix des victimes.


A la surprise générale, devant ces instances, Salvatore Mancuso, l’un de leurs bourreaux, non le moindre, acceptait de témoigner depuis la prison d’Atlanta, aux États-Unis, où il purgeait une peine de 16 ans de prison. Avec une certaine bonhommie, Mancuso a reconnu la plupart des faits qui lui sont imputés, et, tout égrenant ses souvenirs atroces, des listes d’opposants à éliminer que lui fournissait l’armée aux fours crématoires, a demandé pardon à toutes ses victimes « directes ou indirectes, présentes ou non ». Plus étonnant encore, Mancuso a explicitement confirmé les liens entre les milices d’extrême-droite et l’armée colombienne, qui menaient des « opérations conjointes » : « Les militaires nous remettaient des listes de noms en nous disant que c’étaient des guérilleros et nous, nous allions frapper à leur porte et les tuions ». Encore plus fort : Mancuso a été jusqu’à mettre directement en cause l’ancien président Alvaro Uribe (de 2002 à 2010), au moins dans l’assassinat d’un élu local.


Salvatore Mancuso, dans l'avion qui le ramène en Colombie, le 27 février 2024


Février 2024. Salvatore Mancuso a purgé sa peine aux États-Unis. Le 27 février, il est revenu à bord d’un avion spécial en Colombie, où il reste poursuivi pour plus de 30 chefs d’inculpation, et non des moindres. Mais il espère, en contrepartie de ses "confessions", une amnistie ou un aménagement de la peine qui l’attend. Espoir d’autant plus fondé que l’actuel président colombien (de gauche), Gustavo Petro, a nommé Mancuso, le 23 juillet dernier, "gestionnaire de paix" : « Le processus de paix entre le gouvernement Uribe et les paramilitaires n'est toujours pas terminé, toute la vérité n'est toujours pas connue. Les haciendas qui ont été cédées ont été en partie perdues pour l'État et recyclées au profit de nouveaux groupes qui ont hérité du paramilitarisme, et de nombreux corps de victimes n'ont toujours pas été retrouvés. Pour terminer le processus et parvenir à une paix totale, j'ai décidé de nommer Salvatore Mancuso comme gestionnaire de la paix », a déclaré Gustavo Petro.


En attendant que son avenir pénal soit fixé, Salvatore Mancuso a été conduit, à son arrivée à Bogotá, à la prison de La Picota, laquelle est située juste en face de l’École d’artillerie de l’armée colombienne, dans un quartier baptisé… Uribe Uribe. Ça ne s’invente pas ! Mais Mancuso y sera particulièrement "choyé". Pour parvenir à sa cellule, il faudra franchir cinq filtres de sécurité, et il aura droit à son propre service de restauration, pour ne pas courir le risque de mourir d'empoisonnement. On n’est jamais assez prudent !


Dominique Vernis



ARCHIVE

Cinq ans après l’Accord de Paix en Colombie / articles parus sur les humanités en novembre-décembre 2021 :

01 / Sur de bons rails ? Le chemin tortueux de la paix en Colombie. Lire ICI  

02 / Juger le passé. La Juridiction pour la Paix. Lire ICI

03 / Savoir et comprendre. Face au miroir de la vérité. Lire ICI

04 / Francisco de Roux : « La vérité est un combat ». Lire ICI

05 / Un travail de fourmi. La recherche des personnes disparues. Lire ICI

06 / Genre et paix. Avec les femmes et la communauté LGBTI, un processus inachevé. Lire ICI

07 / L’oubli indigène. Le chapitre ethnique, confiné sur le papier. Lire ICI

08 / Risques et périls. La mise en œuvre de l'Accord de Paix a été fatale pour les leaders sociaux. Lire ICI

09 et 10 / Sortir de la guérilla. Sécurité des ex-combattants : une « garantie » qui a coûté la vie à 290 personnes, et Réincorporation : le chemin escarpé du retour à la vie légale. Lire ICI

11 / Éradiquer la coca ? Substitution des cultures illicites : un programme exécuté au compte-gouttes. Lire ICI

12 / Territoires en déshérence. Les programmes de développement territorial. Lire ICI

 

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