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A Mayotte, après le cyclone Chido, une jeune fille en quête d'eau. Photo Adrienne Surprenant / AP
ÉDITORIAL 237 € la bouteille de champagne Duval-Leroy (cuvée Prestige) pour le repas de Noël avant l'heure d'Emmanuel Macron avec les militaires français basés à Djibouti. Il fallait bien cela pour digérer l'affront réservé à Sa Suffisance par les habitants de Mayotte qui, une semaine après le cyclone dévastateur, se contenteraient, faute de champagne, d'un peu d'eau... Au fait, c'est quoi, "l'emprise" ?
C’est une grande victoire sur l’adversité ! Emmanuel Macron a enfin trouvé un endroit où il n’allait pas être hué (les militaires ont un devoir de réserve). Après son one-man show raté de Mayotte, le Président de la République est donc allé trouver du réconfort auprès des 1.500 troufions bleu-blanc-rouge basés à Djibouti.
Mais s’il y a parmi les lecteurs et lectrices des humanités quelques éminent(e)s linguistes, ou éventuellement des psychanalystes, j’aurais besoin de quelques lumières pour éclairer ma lanterne. Dans le laïus de Jupiter, il y a une phrase que je ne comprends pas (sincèrement). « Vous avez toujours été une emprise particulière », a-t-il lancé à l’adresse des militaires déployés à Djibouti. Selon mon camarade Robert (le Petit), une « emprise » peut être définie comme une « domination intellectuelle ou morale », ou encore (en droit) comme la « mainmise de l'Administration sur une propriété privée ». Cela renseigne déjà assez sur l’esprit post-colonial de Macron Yabon qui considérerait Djibouti comme une « propriété privée » de la France dont l’indiscutable supériorité intellectuelle et morale justifierait la « domination ».
Aujourd’hui, le concept d’emprise s’étend aux relations interpersonnelles, professionnelles, conjugales, etc. : « L'emprise est un ensemble de mécanismes qui permet à un individu d'exercer son pouvoir sur le psychisme de l'autre, sans tenir compte du vouloir de l'autre. » Je comprends bien évidemment que l’on puisse exercer une emprise sur d’autres personnes. Mais comment peut-on être une emprise ?
A Djibouti, Emmanuel Macron a fait d’autres déclarations fracassantes, aisément plus compréhensibles quoique tout autant problématiques.
Alors que la France s’est vue contrainte de quitter (militairement) le Sahel (Mali, Burkina Faso et Niger), puis le Tchad et le Sénégal, celui-qui-ne-doute-de-rien-et-surtout-pas-de-Lui-Même a déclaré : « Notre rôle change en Afrique, mais c'est ce que nous avons voulu ! ». Au moins, Emmanuel Macron a beaucoup fait rire en Afrique, ce qui n’arrive pas tous les jours.
Compte-tenu de cette situation nouvelle, que la France a donc voulu, comme chacun sait, il va falloir changer le fusil d’épaule ou, en d’autres termes, dixit Macron, « réinventer [à partir de Djibouti], un point de projection pour certaines de nos missions africaines ». Certes Djibouti est sur le continent africain, mais très à l’est, à 6.500 kilomètres de Dakar. Au diable les réalités géographiques, la base française de Djibouti sera donc un « point de projection ». Késaco, un « point de projection » ? Là encore, j’appelle à la rescousse Robert (et d’autres), et je fais chou blanc. Mais je trouve ceci : « Si vous déposez une perpendiculaire d'un point sur une ligne ou un plan, le point que vous atteignez sur cette ligne ou ce plan est appelé la projection du point sur la ligne ou le plan ». Je ne sais pas très bien quel est le « plan » d’Emmanuel Macron, je n’ai pas fait Saint-Cyr.
Un « point de projection », donc, mais pour projeter quoi ? « Certaines missions », dit Jupiter. Voilà qui devient aussi clair que de l’eau de boudin. Je plaisante… Pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr pour comprendre que les « missions » en question, depuis la base aérienne de Djibouti, ne se feront pas à dos de chameau. Sinon, à quoi qu’ils servent, les Rafale de chez Dassault ? Sauf que problème, mon coco (je m’excuse de cette familiarité vis-à-vis de notre bien aimé chef d’État) : pour aller bombarder des « positions ennemies » tenues par de méchants rebelles au Mali ou au Tchad, il faudra, depuis Djibouti, survoler l’Éthiopie, le Soudan, la République centrafricaine, voire le Nigeria ou le Niger, le Burkina Faso ou le Mali, pour aller frapper au Sénégal. Et ces pays-là laisseront violer sans broncher leur espace aérien ? L’emprise de la France risque de n’y point suffire.
Peu lui chaut, à Sa Suffisance. Il n’en démord pas : « Notre emprise évolue avec le monde et c'est une bonne chose. » Cause toujours. Comme chantait Dalida, Paroles, paroles… Ou comme diraient les d’jeun’s pas sous emprise : « Que d’la gueule ! »
Capture d'écran et photographies issues du site de la ferme agro-écologique de Casamance, au Sénégal.
Cessons-là ces balivernes (quoique ce n’en fussent point). Hier soir, à la fin du journal d’Arte, il y avait un excellent reportage en Casamance, au Sénégal. Là, un calme activiste (dont je n’ai pas noté le nom) tente de convaincre de jeunes candidats à l’exil (via une périlleuse traversée en bateau de pêche jusqu’aux Canaries) que l’Europe n’est pas forcément l’Éden dont ils rêvent et qu’ils peuvent trouver à se réaliser sur le sol même d’Afrique. Ainsi, certains d’entre eux reçoivent une formation en agroécologie dans une "ferme" exemplaire, aussi qualifiée de « start-up sociale », initiée par monsieur Clément Samou, ingénieur agronome. Je vous laisse explorer par vous-mêmes les réalisations et projets de cette ferme agroécologique (tout autant qu’afroécologique), reliée au réseau ecoafricannetwork : https://www.ecofromafrica.com.
Si j’étais (Dieu m’en garde) conseiller aux relations internationales de la Macronie, j’enverrais fissa les militaires djiboutiens s’y former à l’afroécologie. En attendant, pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr, ou l’ENA ou je ne sais quoi, pour comprendre ce qu’un tel projet a de remarquable et de prometteur. Alors, je cherche désespérément : y a-t-il une aide quelconque de la France ? Je ne trouve rien… A quoi sert donc l’Agence française de développement, si ce n’est à financer la construction (inutile) d’un métro à Medellín (en Colombie), accordée à la suite d’un marché traficoté à… Alstom ? (1)
Parlons encore d’agroécologie à propos de… Mayotte. Il faut avoir toute l’inconscience paloise (pardon pour les Palois) d’un François Bayrou pour promettre que Mayotte allait être reconstruit en deux ans, et s’il vous plait, sans bidonvilles, comme a rodomonté Jupiter lors de son passage éclair sur l’archipel dévasté. Il a été copieusement houspillé, c’est entendu (et cela s’est entendu).
Il faudra des années pour reconstruire, non seulement le "bâti", plus ou moins précaire, mais aussi le non bâti. A Mayotte, « après le cyclone Chido, la forêt nourricière et protectrice est à terre », écrit Jeanne Richard pour RFI : « Au-delà de l'impact sur l'environnement, ceux qui dépendent de la nature en subissent déjà les conséquences. Car à Mayotte, la population vit majoritairement de l'agriculture en forêt. (…) Après le passage du cyclone, "manioc, bananes, fruits à pain, litchis… tout ce qui constitue le jardin mahorais est porté disparu", se désole Ali Ambodi, président du syndicat des éleveurs de Mayotte. "C’est la destruction totale de nos exploitations, ainsi que des pistes et de la voirie. On ne peut même pas accéder à nos exploitations. Nous sommes à terre ! Et cette disparition de notre nature nous rend malheureux parce que nous sommes liés". (…) Les aides que l'État promet, Ali Ambodi n'y croit pas. Les démarches sont toujours très lourdes, de véritables barrières administratives et surtout les paysans vont devoir prouver qu'ils sont propriétaires de la terre, or la majorité des Mahorais ne dispose pas des bons documents. "On va nous demander tel papier, puis tel autre, et encore un autre, et au final les paysans n’auront pas accès à ces aides". (…) Au-delà de la population, c'est toute la biodiversité qui est touchée. "Les forêts de Mayotte recèlent des trésors de biodiversité vulnérables et méconnus", selon l'UICN, l'Union internationale pour la conservation de la nature. (…) Or cette biodiversité rend de multiples services à la population de l’île. En plus d’apporter de la nourriture, la forêt est un véritable château d’eau, elle enrichit le sol et les racines, empêche l’érosion et les glissements de terrain et retiennent l’eau, limitant les inondations. (…) La forêt fait aussi partie des traditions et de la culture locale. « Dans la société mahoraise, les Patrosi et les Mugala, esprits venus d’ailleurs, sont les djinns les plus familiers. Ils se rapportent à la nature et proviennent de la forêt. » (2)
De ce désastre-là, qui en parle ? Certes pas Emmanuel Macron, qui n’aime pas trop la biodiversité, vu que les urgences seraient déjà encombrées, en France métropolitaine, par « trop de Mamadou » (3). A Mayotte, on verra plus tard où en sont l'emblématique maki (lémurien) et l’aloé de Mayotte, plante endémique de l’île, déjà classée en danger d’extinction. Pour l’heure, alors que le bilan en termes de victimes est toujours incertain, l’urgence est certes humaine. Une semaine après le cyclone, une bonne partie de la population est encore privée d’eau, de vivres et de médicaments. Et c’est peu dire que montent colère et exaspération. Que la France, septième puissance mondiale, soit incapable de traiter correctement une telle situation de crise humanitaire, en dit long sur la faillite de « l’emprise » qu’est allé vanter Emmanuel Macron à Djibouti. Au menu du repas de Noël avant l’heure, il y avait, selon le magazine Gala que je ne lis pas tous les jours : suprême de volaille jaune des Landes aux morilles accompagné d’un gratin dauphinois, plateau de fromages, bûche coco-mangue-passion et des clémentines de Corse, le tout accompagné d’un Côtes-du-Rhône signé Jean-Luc Colombo, d’un Médoc de Michel Aroldi et d’un champagne de la maison Duval-Leroy, à 237 € la bouteille de la cuvée Prestige. Apparemment, il n’y avait pas d’eau. Comme à Mayotte.
Jean-Marc Adolphe
(1) – Je dis vrai, mais j’exagère : certaines actions soutenues par l’Agence française de développement méritent considération et respect.
(2) – Si le temps ne manquait pas, j’eusse traduit ici un reportage d’Associated Press sur l’Indonésie, 20 ans après le tsunami qui a fait 230.000 morts. Lire ici en anglais : https://apnews.com/article/indonesia-aceh-indian-ocean-tsunami-earthquake-2004-d62f2c5590fb8427e97ffa1b81dc09d5.
(3) – Propos rapportés par Le Monde, que l’Élysée a été contraint de démentir.
Parce que vous le valez bien, les humanités, ce n'est pas pareil. On s'épuise à le dire. Mais avant qu'on s'épuise tout court : dons et abonnements ICI
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