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L'affaire des manuscrits coréens, par Michel Strulovici

Photo du rédacteur: Michel StruloviciMichel Strulovici

La restitution des œuvres d'arts dérobées sous domination coloniale fait toujours débat. En Corée, les manuscrits royaux "Oekyujanggak Uigwe" volés sur l'île de Ganghwa par le corps expéditionnaire français, ont tardé à être restitués à la Corée du Sud. "L' inaliénabilité des collections publiques" dont se réclament certains "conservateurs du patrimoine" n'est-elle pas comme une prime donnée à des crimes contre l'humanité ?


C'était un temps déraisonnable. Nous occupions des pays qui n'étaient pas nôtres. Nous en exterminions les hommes. Nous agressions leurs femmes. Nous assassinions leurs enfants au fil des baïonnettes.

Parfois, comme lors de la "conquête" de l'Algérie après avoir brûlé leurs villages, nous avions inventé une "distraction" en forme de concours. Le soir, à la veillée, nous comptions les jarres remplies d'oreilles coupées d'Algériens, et l'unité qui en possédait le plus grand nombre, gagnait le trophée ! (1)


Nous détruisions leurs totems, nous dérobions leurs bijoux et leurs œuvres d'art, et, parfois jusqu'à leur mémoire. Non seulement nous les avons pillés mais encore, aujourd'hui, nous refusons de restituer le larcin à leurs propriétaires africains et, parfois, il fallut un temps fou pour rendre (en prêt) ces braquages. Car la loi française interdit la restitution de ces œuvres volées.


Hold-up en Corée


C'est le cas d'un vol perpétré il y a près de deux siècles en Corée. Un larcin qui devint contentieux et qui tendit, épisodiquement, les relations entre Séoul et Paris. Ce scandaleux hold-up perpétré au nom de l’État français, aurait du nous couvrir de honte. Il n'en fut rien. Pire encore, nous avons refusé de rendre, pendant près de deux siècles, ce trésor national a son propriétaire légitime. Quelles sont donc la nature et les raisons de ce recel ?


Le règne de Napoléon le petit fut marqué par une expansion coloniale qui, nous le savons, avait jeté à la poubelle les notions d'égalité entre les peuples et entre les hommes, issues de notre Révolution française. En Asie, l'esprit de lucre du capitalisme se transformant en impérialisme, appuyé sur les canonnières, visait en priorité l'immense Chine, pays convoité par la France et la Grande Bretagne. En 1860, les corps expéditionnaires de ces deux pays impérialistes menèrent ce qui est appelé les "guerres de l'opium" (2). Ces guerres se concluront par ce qui est défini par les historiens comme des  "traités inégaux".


Cette agression occidentale en Chine avait été précédée par des tentatives d'influence multiples débutant au 16ème siècle, par les Jésuites en mal de conversion planétaire. Ces missionnaires parcoururent la Chine puis l'Indochine pour convertir, non sans succès, non sans "martyrs".

Pendant les "guerres de l'opium".


Au royaume de Corée, c'est en 1831 qu'un vicariat apostolique est crée par trois missionnaires catholiques français. Ces trois prélats furent condamnés à mort et décapités en 1839. Cela n'interrompit pas la volonté missionnaire et, en 1859, il y avait déjà plus de 17.000 Coréens convertis au christianisme. En 1864, on y recense douze prêtres jésuites et plus de 23. 000 convertis. Cette évangélisation se déroule au moment même où la Chine vient de connaître une défaite humiliante face aux puissances occidentales, marquée notamment par la mise à sac et la destruction du Palais d'été de l'Empereur.


Le pouvoir coréen qui se sent et se sait menacé va réagir face à la montée en puissance d'une religion venue d'Occident et qu'il associe à l'agression française et britannique. Ce qui s'est produit en Chine voisine peut se reproduire en Corée. Le pouvoir va donc rejeter la présence sur son territoire d’étrangers dont les pays sont responsables de la défaite du grand voisin. Pour stopper net l'influence de ces convertis au sein de la Cour, le pouvoir déclenche, en 1866, une vague de massacres des catholiques français et coréens. Neuf prêtres et 8.000 fidèles furent tués.


Le contre-amiral Roze qui mène la flotte du corps expéditionnaire français, passant par là ( quel hasard heureux !) apprend le massacre par trois rescapés. Fort de son expérience à Pékin, le fougueux amiral décide de mener une expédition punitive. Du 11 octobre au 12 novembre 1866, les Français canonnent les côtes et occupent l’île de Ganghwa, à l’embouchure de la rivière Han, à quelques dizaines de kilomètres de Séoul. Or se trouve sur cette île un dépôt d’archives royales exceptionnelles : les "Oekyujanggak Uigwe". Ces archives consistent en une collection de manuscrits uniques, en relation avec la Dynastie Joseon qui dirige le pays depuis 1392. Ils recensent en détail les prescriptions protocolaires, les cérémonies, la vie de la cour. Ils comportent de très nombreuses calligraphies faites par les meilleurs calligraphes de l’époque. Le commandant Osery en fait entreprendre aussitôt l’inventaire et expédie ce trésor mémoriel vers la France (3).



Une loi inique


Les 297 volumes de manuscrits royaux sont expédiés en France et déposés en 1867 à la Bibliothèque impériale (aujourd'hui Bibliothèque nationale de France). Ils vont y rester jusqu'en juin 2011 ! Sauf un qui est restitué à Séoul par le Président Mitterrand … en échange d'un contrat pour la vente d'un TGV, en 1993 !


La bataille pour empêcher une totale restitution de ce trésor déclaré patrimoine culturel de l'humanité par l'UNESCO, fut une sorte de querelle des anciens et des modernes. Ces refus en disent long sur la persistance dans certains milieux, y compris universitaires, de cet esprit de rapines propre au siècle de l'expansion du colonialisme. Alors nous pouvions nous approprier, sans questions éthiques angoissantes, les richesses du monde conquis ou à conquérir.


Les conservateurs de la BNF se sentent dépossédés à l'annonce par Nicolas Sarkozy d'un prêt, renouvelable tous les cinq ans, des manuscrits royaux. Et ils lancent une pétition par Libération interposé le 18 novembre 2010, pour tenter de s'y opposer. Leur plaidoirie s'appuie sur la loi sur "l' inaliénabilité des collections publiques". «  Il faut rappeler qu’il existe en Corée d’autres copies de la plupart d’entre eux. Cette décision a été prise contre l’avis de la Bibliothèque et contre l’avis du Ministère de la culture qui depuis des années ont toujours plaidé pour des formules de retour avec réciprocité ou contrepartie (échange, prêt croisé ou par rotation, ...). Ils sont aujourd’hui désavoués », argumentent-ils.


Pour ma part, je considère une telle loi comme une prime donnée à des crimes contre l'humanité. Je la conçois comme une sorte de jouissance de vols exercés par le plus fort au détriment de la culture du plus faible. Une manière de négationnisme historique.


Mais les conservateurs ne l'emporteront pas.

Jack Lang, soutenu par des présidents d'université dont Vincent Berger, de Paris 7-Diderot, mènent une contre-offensive victorieuse. A Séoul, lors de la cérémonie de restitution, envoyé spécial du Président Sarkozy, l’ancien ministre de la Culture, déclare : « Si j’avais eu seul le pouvoir de décider, j’aurais purement et simplement restitué ces manuscrits pour l’éternité. […] Il faut être pragmatique. Personnellement, j’interprète ce retour comme un dépôt de longue durée. Ces manuscrits sont sur le sol coréen, ils sont ici dans leur patrie d’origine. Je n’imagine pas personnellement un seul instant qu’un gouvernement français puisse ne pas renouveler cette décision jusqu’au jour où on finira par pérenniser par une loi et je suis optimiste . »


Cette restitution ne tire pas un trait définitif sur l'histoire de ce long contentieux, commencé en 1975 quand une historienne coréenne a découvert dans la section chinoise de la BNF ces manuscrits pour le moins oubliés. Les Coréens les croyaient mêmes disparus depuis l’expédition menée par le contre-amiral Roze en 1866. (4)


N'est-il pas temps de changer la loi et de rendre à César ce qui est à César ?


Michel Strulovici


NOTES


(1). « … Un plein baril d’oreilles… Les oreilles indigènes valurent longtemps dix francs la paire et leurs femmes, demeurèrent comme eux d’ailleurs, un gibier parfait… »  (Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser - Exterminer – Sur la guerre et l’État Colonial, Fayard, 2004, p. 158-159. Cité dans le reportage radio d'Anaëlle Verzaux et Rosa Moussaoui, pour "Là bas si j'y suis", sur France Inter,  » du juillet 2016. Sur la stratégie de la terreur de Bugeaud et des autres militaires français, voir le très intéressant article de Jacques Fremeaux "Guerre et violence en Algérie ( 1830-1870 ; 1954-1964)", dossier de la Revue historique des Armées, 2003 / 232.


(2). Les guerres de l’opium (en chinois : 鴉片戰爭) sont des conflits commencés en 1839 et 1856 motivés par des raisons commerciales qui opposèrent au XIXe siècle la Chine de la dynastie Qing, voulant interdire le commerce de l’opium sur son territoire, au Royaume-Uni qui voulait l’imposer en paiement des marchandises qu’elle importait. En 1860, une force franco-britannique partie de Hong Kong accoste à Pei-Tang le 3 août, et attaque avec succès. Les troupes franco-britanniques incendient les deux palais d'été, le nouveau et l'ancien, à Pékin, après plusieurs jours de pillage. Le vieux palais d'été est totalement détruit. La défaite de l’armée chinoise en 1860 contre l’armée britannique alliée à celles des États-Unis et de la France, obligea la Chine à concéder le territoire de Hong Kong à la Grande-Bretagne. De nouveaux traités sont conclus, ces derniers apportent de nouveaux privilèges aux Français et aux Britanniques. L’empereur Xianfeng fuit Pékin et de sa suite, en juin 1858, le traité de Tianjin est finalement ratifié par son frère le prince Gong, lors de la convention de Pékin le 18 octobre 1860. C'est la fin de la guerre de l'opium. Le commerce de l’opium est entièrement légalisé et les chrétiens voient leurs droits civils pleinement reconnus, incluant le droit de propriété privée et celui d’évangéliser.


(3). Le grand spécialiste des langues et cultures asiatiques Maurice Courant, dans sa Bibliographie Coréenne, écrite entre 1894 et 1897, évoque la donation de manuscrits "Uigwe" à la Bibliothèque Nationale de France. Puis l'information de ce "legs" sera enterrée jusqu'en 1975.


(4). Voir l'article de Jean-Michel Tobelem,"Manuscrits coréens, diplomatie et inaliénabilité", hérodote.net, 18 novembre 2010.

 

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