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Franck Yeznikian

Klaus Huber, vers une conscience élargie

Klaus Huber en 2012 à Bruxelles. Photo Isabelle Françaix


Contemporain de Luigi Nono, le compositeur suisse allemand Klaus Huber reste comme l'un des grands noms de la musique contemporaine de la fin du 20ème siècle. Ce fervent humaniste fut en outre un immense pédagogue : il a ainsi formé certains des plus importants compositeurs de notre époque tels que Wolfgang Rihm, Brian Ferneyhough, Kaija Saariaho, Toshio Osokawa et Younghi Pagh-Paan. A l'occasion de son centenaire, deux concerts exceptionnels ont lieu à Paris.


Né le 30 novembre 1924 à Berne, violoniste de formation, Klaus Huber a à peine 30 ans quand naissent ses premières œuvres, Six petites vocalises (1954), puis Paroles de l'ange adressées à l'homme (1959). La contemplation et l’action sont deux mouvements essentiels à son existence, laquelle ne se sépare pas de son œuvre, ce qui est loin d’être le cas pour beaucoup d’artistes. C’est que la particularité de son travail ne réside pas seulement dans l’excellence de sa musique, d'une exigence certaine, et de son métier de compositeur. Il y a dans la musique de Klaus Huber une volonté première qui, avant de chanter, passe par une nécessité telle qu’elle pourrait s’exprimer comme une forme de réponse au monde. Il s’est éteint en 2017 dans sa 92e année, dans une contrée lumineuse, en Ombrie ; sa foi préservant un espoir en lui, celui d’une métanoïa, malgré son inquiétude aiguë de notre époque.

 

A l’instar d’Arnold Schönberg, Huber vise plus que la musique qui est une voie pour agir voire transformer quelque chose dans ce monde qui ne va pas et ce, en commençant là où il peut encore. C’est là une prise de parole, parole qui lui fut difficile à prendre dans la nature d’une timidité qu’il aura réussi à inverser sans doute devant l’urgence.

 

Les caractéristiques de sa musique sont tendues par l'incroyable cheminement de son langage, qui sera toujours allé de l’avant, bien que Klaus Huber ait toujours su dialoguer avec des traces du passé, laissées dans des recoins presque perdus, comme des lueurs encore en capacité de nous éclairer. L’articulation de sa musique s’oppose aux modes et à tout ce qui est superficiel. La sophistication que peut avoir sa musique n’est jamais gratuite mais conditionnelle ; l’écriture est la voie par laquelle il faut premièrement disposer un questionnement. Un point d’orgue, c’est-à-dire une suspension dans le temps, n’est jamais anodin. Un rythme dans sa particularité signale quelque chose. Sa musique est autant à écouter qu’à lire si l’on peut encore, encore un peu …

 

A plusieurs reprises, son œuvre aura traversé des crises : les tragédies de notre Inhumanité le plongeaient dans des périodes de sidération d’où sortaient des œuvres dont l’origine provenait d’un cri gravé dans un silence. Klaus Huber était non seulement l’exact contemporain de Luigi Nono mais aussi une sorte de frère d’âme. Ces deux compositeurs réagissaient au monde et dans le monde contrairement à d’autres compositeurs qui auront préféré se concentrer seulement sur leur petit monde à eux.

 

La spéculation musicale, parfois très élaborée chez lui, fut toujours en écho à une cause particulière autre que la sienne. Elle signale, elle est la conséquence d’un évènement auquel il faut répondre d’une manière ou d’une autre. En cela le premier interlocuteur est l’interprète qui est le deuxième responsable dans cette courroie de transmission d'un "appel d'être", jusqu’à l’auditeur, invité à ressentir la vibration du poème musical.


Klaus Huber, "Lamentationes de fine vicesimi saeculi" (1992-1994)


Si sa musique s’adresse à tous, elle fut pourtant souvent exclue par des institutions préférant l’occulter pour ne pas accélérer l’effondrement de ce quelles promotionnent. L’écart est sidérant entre la qualité et la force intérieure de sa musique devant ce qui envahit aujourd’hui les scènes frémissantes de la dite musique contemporaine (ce mot est même banni par certains festivals wokisants). Cette musique paraitra aujourd’hui correspondre à ce qui est désigné comme une musique élitiste voire bourgeoise, là où sa position passe  par un engagement voisin de la théologie de la libération (avec Ernsto Cardenal, Dorothé Sölle ou Ivan Illich, par exemple).

 

Klaus Huber fut un humaniste, non seulement dans ses nombreux textes (1), qui parlent davantage de la condition de l’existence plutôt que de son langage musical. Sa ferveur s’aventura en outre dans l’exploration d’autres cultures, d’autres langues, d’autres religions. C’est une musique de la générosité, qui ne prend jamais sans redonner, et redonne d’autant plus au service des causes qu’elle embrasse, contrairement au principe de pillage de la permission postmoderne.

 

Sa musique est ainsi constellée de la voix de poètes (Mechtild von Magdebourg, Catharina Regina von Greiffenberg, Hölderlin, Ossip Mandelstam, Bruno Schulz, Pablo Neruda, Octavio Paz, Marmoud Darwich…), de théologiens (Saint Augustin, Hildegard von Bingen, Thomas Münster, Ernsto Cardenal…), de philosophes (Hegel, Nietzsche, Ernst Bloch, Simone Weil, Derrida, Bernard Stiegler…), et d’écrivains (Rosa Luxembourg, Peter Weiss, Elias Canetti, Heinrich Böll, Günter Grass…).  Même parmi ses œuvres sans texte chanté ou récité, il y a toujours un sous-texte, une raison suffisante qui se tourne du côté de l’homme pour produire, comme il l’espérait, un ébranlement des consciences. C’est en cela que s’y trouve aussi innervée une portée humanitaire vers une conscience élargie qui ne nous ferait point défaut...

 

Franck Yeznikian, pour les humanités

Photographie d'Isabelle Françaix, avec son aimable autorisation.

( photographie issue de la série "Potraits" : https://isabellefrancaix.com/fr/galerie-8531-portraits-nb )


NOTES


(1) - Les écrits de Klaus Huber et divers entretiens sont traduits en français dans deux volumes : Au nom des opprimés  (éditions Contrechamps) et Von Zeit zu Zeit ("De temps en temps", éditions de l’île bleue).


Hommage à Klaus Huber :

  • Concert avec avec le TrioPolycordes, accompagné de Mareike Schellenberger, mezzo-soprano et de Garth Knox, à l’alto et à la viole. Pièces de Klaus Huber, mais également de Younghi Paag-Pahn, John Dowland, Frédérick Martin et Henry Purcell. Le mercredi 4 décembre 2024 à 20 h au Foyer de l’âme – Temple de la Bastille, 7bis rue du Pasteur Wagner, Paris 11 ème. Tarif libre à partir de 5 €. https://www.lespinceesmusicales.fr/event/hommage-a-klaus-huber/


 

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