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Michel Strulovici

Kim Jong-un, nouvel Attila

Dernière mise à jour : il y a 3 jours


Kim Jong-un, le 7 mars 2024, alors qu'il supervise des exercices de tirs d'artillerie en Corée du Nord.

Photo fournie par l'agence officielle nord-coréenne.


Voilà au moins 1.500 ans, depuis Attila et ses Huns, qu'une armée asiatique ne s'était pas aventurée sur un autre continent. Renouant avec ce "glorieux passé", Kim Jong-un vient d'engager 10.000 combattants sur le front ukrainien, en soutien de l'armée de Poutine. Dictature de père en fils, la Corée du Nord voit ainsi un premier aboutissement d'un investissement militaire, notamment nucléaire, qui absorbe près d'un quart de la richesse nationale. Il s'agit par la même occasion, pour Kim Jong-un, de se rappeler au bon souvenir de son "ami" Donald Trump, et d'être enfin reconnu, sinon considéré. Pour les humanités, Michel Strulovici rappelle les racines historiques qui font de la Corée du Nord ce qu'elle est aujourd'hui.


« Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients »

Molière, Le Bourgeois gentilhomme

 

L'envoi de milliers de soldats nord-coréens en Russie pour soutenir les troupes de Poutine dans leur guerre contre l'Ukraine constitue, à l'évidence, une étape dans l'escalade et l'internationalisation du conflit voulues par Moscou. Cette arrivée des troupes de Kim Jong-un marque aussi en creux les difficultés affrontées par Poutine dans sa tentative d'annexion de l'Ukraine. Mais que représente donc pour le leader nord-coréen, cette fracassante entrée, inédite, sur un terrain stratégique à des milliers de kilomètres de son pays, dans une guerre sur un autre continent ?


Il s'agit là d'une grande première, car depuis Attila à la tête de ses Huns, au Vème siècle, les États du continent asiatique ne sont jamais intervenus militairement dans les affaires intérieures des pays occidentaux. Les peuples d'Asie, en revanche, ont subi de nombreuses fois l'intervention et l'agression occidentales sur leur territoire et, parfois, l'invasion d'un voisin. Ce fut le cas de la Corée avec la terrible colonisation japonaise qui débuta en 1905 et s'acheva en 1945 avec la capitulation de Tokyo.


Aujourd'hui, pour Kim Jong-un, la participation aux combats en Ukraine est vécue comme une reconnaissance du rôle que joue aujourd'hui la Corée du Nord dans le concert des nations. Il s'agit, pour le dictateur de Pyongyang, de la consécration d'une politique de militarisation de la société nord-coréenne entreprise dés l'instauration du régime. Cette onction "honorifique" que lui confère Poutine, appelant le régime nord-coréen à rejoindre le combat contre "l'Occident décadent", donne de surcroit un sens nouveau, inhabituel, à la relation entre les deux États.


Jusqu'à ces dernières années, les Nord-coréens se savaient tributaires de Moscou qui fit naître leur État et le porta sur les fonds baptismaux internationaux ; sans oublier leur autre parrain, chinois, qui les sauva de l'anéantissement. Même si le régime de Pyongyang tente de faire oublier l'importance de cet héritage dans un enseignement tronqué de l'histoire, marqué par un nationalisme échevelé, toutes les familles nord-coréennes gardent en mémoire l'appui du « Grand frère » chinois. Pendant la terrible guerre de Corée c'est en effet sur ordre de Mao que les victoires à répétition des troupes américaines de Mac Arthur furent stoppées net par l'armée chinoise. Celle-ci, utilisant la tactique de la vague humaine, repoussa les GIs qui combattaient sous le drapeau de l'ONU (1). Les pertes chinoises furent terribles : 180.000 morts selon Pékin, 300.000 selon les sources occidentales... pour un million de soldats engagés dans cette contre-offensive. Depuis, la ligne de démarcation du 38ème parallèle s'est transformée en une frontière infranchissable établie en 1953, à l'armistice.


Le 25 juin 1950, la Corée du Nord envahit la Corée du Sud avec l'appui de l'Union soviétique. Outre la protection de l'URSS, la Corée du Nord reçoit également l'aide militaire officieuse de la Chine. En réaction à cette attaque, le Conseil de sécurité des Nations unies vote

la création d'une force internationale de 22 pays, dirigée par les États-Unis, pour venir en aide à la Corée du Sud.

Photo de gauche : Soldats d'un régiment d'infanterie du Missouri lors de la guerre de Corée.

A droite : Des soldats nord-coréens s'élancent face à l'ennemi durant la guerre de Corée. Photo Leonard de Selva / Bridgeman images


Aussi faut-il saisir la fierté, pour Kim Jong-un, d'accéder à ce statut nouveau, en montrant ses muscles dans une guerre lointaine. Et ce sentiment est partagé, n'en doutons pas, par les militaires nord-coréens envoyés à la boucherie. Je ne suis pas certain que leur mort au front changera l'opinion, ni de leur famille, ni de la population nord-coréenne dans son ensemble. Chacun, dans ce régime, suit à la lettre les recommandations et les ordres du « Grand leader vénéré et bien aimé », et ressent comme un impératif catégorique le « sacrifice pour la patrie » (2)


Ce corps expéditionnaire de dix mille combattants, envoyés par la Corée du Nord en renfort de l'agression russe contre l'Ukraine, est une des conséquences de l'alliance qu'est venu bâtir Vladimir Poutine à Pyongyang, où il fut reçu en grande pompe le 19 juin 2024. Pour Kim Jong-un, il s'agissait, au delà d'une visite d'amitié, de la reconnaissance d'une forme d'égalité entre les deux puissances nucléaires. Tout du moins, c'est ainsi que la propagande du régime de Pyongyang la propose, ou plutôt l'impose, à sa population.


Cérémonie d'accueil de Vladimir Poutine à Pyongyang, sur la place Kim II Sung, le 19 juin 2024. Photo Vladimir Smirnov / Sputnik


De gauche à droite : Kim Jong-un et Vladimir Poutine à l'aéroport de Pyongyang, le 19 juin 2024. Kim Jong-un et Vladimir Poutine

à bord d’une limousine Taurus (offerte par la Russie), lors de la visite de Vladimir Poutine à Pyongyang, le 19 juin 2024.

Kim Jong-un offre à Vladimir Poutine... un buste de Vladimir Poutine. Photos Gavriil Grigorov / Sputnik.


Le « partenariat stratégique », qualifié comme tel par Poutine et le leader nord-coréen en scellant leur accord, est donc vécu comme donnant-donnant et gagnant-gagnant. « La Russie a soutenu [la Corée du Nord] et son peuple héroïque dans leur lutte pour défendre leur droit à choisir la voie de l'indépendance, de l'originalité et du développement par eux-mêmes dans la confrontation avec l'ennemi rusé, dangereux et agressif [...] et elle les soutiendra indéfectiblement à l'avenir », écrit ainsi Vladimir Poutine dans une tribune publiée le jour de son arrivée par le quotidien officiel, le Rodong Sinmun (Le Journal des travailleurs) et par l'agence de presse de l’État, KNCA. Et Poutine de se féliciter « du soutien ferme de Pyongyang à l'offensive russe en Ukraine » dont il remercie Kim Jong-un. Ce genre de message, les dirigeants nord-coréens en raffolent et ce «  merci » ils s'en délectent, car, pour eux et aux yeux de leur peuple, il rembourse au centuple tous les sacrifices consentis... ou imposés, depuis si longtemps.


La rencontre entre Trump et Kim Jong-un, le 30 juin 2019 à Panmunjeom, sur la ligne de démarcation entre Nord et Sud, avait joué pour le dictateur nord-coréen le même rôle d'intronisation de la Corée du Nord comme acteur majeur, négociant d'égal à égal avec l'ennemi américain. « C'est un grand jour pour le monde », avait alors déclaré Donald Trump qui fit même quelques pas en territoire nord coréen à l'invitation de Kim Jong-un. Quelques rappels sont nécessaires pour bien comprendre cette recherche de reconnaissance éperdue qui anime depuis sa création la République démocratique et populaire de Corée.


Étonnante dynastie


Ce régime nord-coréen est une construction politique étonnante. Il s'agit de la création, inédite, d'une dynastie communiste qui, à coup sûr, sidérerait Marx, Engels et, peut-être, Lénine lui-même.

Un défilé militaire présente un portrait de Kim il Sung, le fondateur de la Corée du Nord, sur la place Kim II-sung,

à Pyongyang, le 27 juillet 2023. Photo Vadim Savitsky


Le père fondateur, Kim Il-sung, dirigeait depuis 1945 le gouvernement provisoire administrant, sous contrôle soviétique, la partie nordiste du pays. Ces provinces septentrionales de l'ancienne colonie japonaise avaient été libérées par l'Armée rouge et le bataillon de communistes coréens qui l'avait ralliée. Kim Il-sung avait été un des dirigeants de ces maquis qui combattaient, depuis le milieu des années 1930, l'armée sans pitié de l'Empereur du Japon et ses collaborateurs locaux. Il avait intégré, en 1944, avec le rang de capitaine, les troupes soviétiques du maréchal Alexandre Vassilievski. (3)


La prise de contrôle du Nord par le maquisard Kim Il-sung est, à ses débuts, soutenue massivement par les Coréens des provinces concernées et provoque l'engouement de nombreux sudistes. L'homme est reconnu comme un patriote luttant, les armes à la main, l'oppresseur japonais. Rappelons également que les communistes étaient très présents à Séoul, et on les savait même plus nombreux qu'au Nord. L'organisation révolutionnaire y comptait de nombreux intellectuels. Bien qu'interdit en 1947 par le régime pro-américain du sud, les membres du Parti, alors dans la clandestinité, étaient estimés à 360.000. (4)


Mais le régime nordiste, fortement soutenu par la population, va rapidement se trouver pris à sa propre logique stalinienne de maîtrise absolue de la société, avec un maître mot : «  Qui n'est pas avec nous est contre nous », et, celui-ci va se transformer, peu à peu, en un État policier et totalitaire.


Utilisant la légende d'un cheval ailé, le mouvement Chollima désigne une politique stakhanoviste appliquée en Corée du Nord 

dans le but d'accélérer le développement économique du pays. Lancé en 1956, le mouvement met l'accent sur des incitations idéologiques visant à encourager les citoyens à travailler plus dur et sur les conseils personnels de Kim Il-sung plutôt que sur des modes rationnels

de gestion économique. Photo DR


Le culte de la personnalité qui explose alors en URSS et qui débute en Chine avec Mao, va atteindre ici des sommets avec le créateur de la dynastie des Kim, qui se fait appeler officiellement  « lignée du mont Paeku ». du nom de la cime culminante de la Corée. Ce sommet représente traditionnellement, au Nord comme au Sud, le symbole de la nation. Il est en effet présenté dans la mythologie du pays comme le lieu de naissance du roi Tangun. Celui qui fut le fondateur du premier royaume coréen, dont les Kim se présentent comme les héritiers directs. Le régime communiste naissant chausse donc immédiatement les mythes d'origine coréens, comme il puisera dans son imaginaire collectif avec des symboles parlants. Il utilisera ainsi la légende du cheval ailé Chollima qui parcourt mille lieues par jour. D'origine sibérienne, cette mythologie irrigue la culture nord-coréenne. Il en est devenu même le symbole. Des statues de ce cheval ailé ont été élevées un peu partout dans Pyongyang, la capitale. Elles y représentent tout à la fois l'héroïsme, l'esprit combatif et la capacité d'innovation du peuple, avançant à la vitesse de Chollima. L'équipe de foot nationale en est également le vecteur puisqu'elle porte son nom. Dans une dictature, aucun espace de propagande n'est laissé en jachère.

 

Je raconte, dans mes Évanouissements, ma rencontre directe, incongrue pour un occidental, avec ce culte qui atteint tous les espaces de la vie publique comme de la vie officielle du pays. Dans les biographies, contées dès la petite enfance, et étudiées partout, Kim Il-sung est un être exceptionnel qui marche sur l'eau, multiplie les pains, pêche des poissons inconnus en Corée et en fait don à l'université, etc... C'est un génie bienveillant dans tous les domaines. De la science à l'art militaire en passant par l'art cinématographique, ses exploits dépassent l'entendement.

Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-il (à droite de la photo) lors d'une cérémonie militaire en décembre 2011. A droite de la photo, son fils aîné, Kim Jong-sun, qui deviendra président de la Corée du Nord à la mort de son père, en 2019. Photo agence de presse Yonhap


Son fils et successeur, Kim Jong-il, aurait commencé à marcher dès l'âge de trois semaines et parlé dès ses huit semaines ! Durant son éducation à l’université, il aurait écrit 1500 livres. Il aurait composé six opéras en deux ans, tourné de nombreux films et aurait inventé, entre autre le hamburger. Quant à Kim Jong-un, son fils, il suffit de voir les assemblées de milliers de soldats, d'officiers, unanimement soudés en une chorégraphie militarisée l'acclamant, hystériques, à chacune de leur rencontre pour comprendre que le culte continue.


Cette histoire cumulant communisme, nationalisme, mythologie, magie et fascination, débute vraiment en 1949 quand se crée la «  République Populaire et Démocratique », dans la zone soviétique. Il s'agit là de la réponse du berger soviétique à la bergère américaine qui vient d'inventer une «  République de Corée » dans la zone que les États-Unis contrôlent, au sud du 38ème parallèle, depuis la reddition des forces japonaises. Cette situation ressemble comme deux gouttes de sang à ce qui se produisit à l'autre bout du monde, en Allemagne. «  Le rideau de fer est tombé en Europe », expliquait Churchill dans un discours célèbre, le 5 mars 1946. En Extrême-Orient aussi, un peu plus tard.


Au Nord, le régime instaura un régime stalinien mâtiné de confucianisme. Au Sud, c'est le chef du gouvernement coréen en exil et militant nationaliste, Syngman Rhee, soutenu par l'armée américaine (qui campe toujours aujourd'hui dans le pays) qui crée un régime répressif où tout opposant passe pour un ennemi communiste. Et il y aura beaucoup d'arrestations, de condamnations à mort, jusqu'à la fin des années 1980, l'accusation de «  communistes », c'est à dire «  d'espions du Nord », s’avérant pratique pour les terribles services de sécurité, la KCIA (5) J'en fus témoin direct de fin 1968 à mi-1971. J'ai professé en effet à Séoul où je devins le premier coopérant français, maître de conférences, à la Faculté des lettres de l'Université nationale. (6) Au Nord, nous avions le régime des Kim, et au Sud, la secte Moon et des flics partout. Pauvres Coréens.


Une blessure originelle


Les efforts de Pyongyang pour bâtir une Défense nationale de haut niveau débutèrent après l’échec de la tentative de Kim Il-sung de réunifier, par la force, la péninsule scindée en deux depuis 1949. L'invasion du Sud fut évidemment entreprise avec le feu vert de Staline et de Mao. Pour profiter de cette pulsion d'unité qui habitait et survit, encore en partie, chez les Coréens du Nord et du Sud, Kim Il-sung, le père fondateur, pensa le moment propice, le Sud se débattant en plein marasme politique, économique et social. Kim fit déferler ses troupes et passa la ligne de démarcation au matin du 23 juin 1950, sans déclaration de guerre préliminaire.


En quelques jours, les voici qui entraient triomphalement à Séoul. Lors de mon séjour en Corée, le professeur titulaire de la chaire de français à l'Université nationale, Monsieur Lee Phi-young, me racontait l'accueil enthousiaste des habitants de la capitale sud-coréenne aux envahisseurs-libérateurs du Nord : « Dans ma classe de 27 élèves, tous se sont engagés aux cotés des troupes du Nord. Sauf moi. Je fus seul à les fuir. Je suis le seul à me retrouver vivant à la fin du conflit ».


Après des victoires militaires qui ne laissaient aux Sudistes qu'un territoire réduit, une "poche" autour du port de Busan, les troupes nord-coréennes et leurs sympathisants locaux se trouvèrent confrontés au génie tacticien du général Mac Arthur, venu à la rescousse au nom de l'ONU. Après avoir failli l'emporter, les Nordistes se retrouvèrent, en quelques mois, en complète déroute, "coincés"  à la frontière du pays avec la Chine. Mac Arthur, se sentant devenir un des cavaliers de l'Apocalypse, tenta de convertir le Président américain Eisenhower au bombardement atomique de la population chinoise, passée peu avant à l'ère communiste. Celui ci le stoppa net dans ce délire d'anéantissement.


A l'issue du conflit, Kim Il-sung et les Coréens se sentent alors devenus les jouets de l'Histoire, contraints au soutien décisif des « grands frères », eux qui vantent à tout instant leur volonté d'indépendance absolue. Cette blessure originelle, le régime cherche depuis lors à la surmonter, en s'appuyant sur une théorie nationaliste, le Juche, qui doit animer tous et chacun dans la construction du pays. Cette idéologie repose sur le principe d'indépendance politique, d'autosuffisance économique et d'autonomie militaire.


Aujourd'hui, avec cet envoi de milliers de soldats d'élite sur le front ukrainien, Kim Jong-un vit donc une véritable success story. (8) Il se pense comme celui qui a mené à bien le projet de son grand père Kim Il-sung, en ayant mis sur pied un arsenal nucléaire capable d'atteindre les traditionnels ennemis japonais et américains. Ces armes, pense-t-il, lui assurent l'invulnérabilité. La population nord-coréenne, qui vit en état de siège, où règne paranoïa comme une seconde nature, ainsi que le souhaite le régime, apprécie cette force qui est sensée lui apporter la sécurité. Car toutes les familles ont en mémoire la saignée provoquée par la guerre des années 1950 : plus de 800.000 morts parmi les militaires coréens, nordistes et sudistes, le nombre de victimes civiles étant estimé à 2 millions (et 3 millions de réfugiés), sur une population de 20 millions d'habitants (en 1949), du Nord au Sud.


Voici donc la Corée du Nord, ce petit pays devenu une grande puissance par la grâce de l'arme nucléaire. Kim Jong-un participe au banquet, à la table des grandes puissances.


Le choix de l'arme nucléaire


A l'évidence, toutefois, le choix de l'arme atomique a comme contre-partie une énorme ponction économique. Il implique d'abandonner également, de facto, toute idée de réunification. Le mois dernier, la Corée du Nord a d'ailleurs modifié sa Constitution et définit aujourd'hui la Corée du Sud comme un État « hostile ». Joignant le geste à la parole, Kim Jong-un a fait démolir des routes et des voies ferrées reliant les deux pays ! Le leader nord-coréen sait également qu'il lui est impossible de rattraper et de concurrencer le PIB sud-coréen et sa croissance. Il sait également que le retour à une Corée une et indivisible devrait, pour aboutir, passer par la force et donc par une vraisemblable guerre nucléaire. Les 28.500 soldats de la huitième armée américaine (dont les troupes sont basées en Corée du Sud) et le parapluie nucléaire US ne resteraient pas inactifs dans le cas d'une telle tentative.


Pourquoi donc régner sur un pays «  vitrifié » ? Mieux ne vaut-il pas être Dieu vivant et présider aux destinées de ce camp retranché qui porte, peut-être, le devenir de toute la péninsule. Ainsi raisonnait Staline, partisan de la construction du «  socialisme » dans un seul pays, contre Trotsky.


Kim Jong-un dans une émission de la télévision coréenne, le 13 septembre 2024. Photo Lee Jin-man / AP


En Corée du Nord, le service militaire est obligatoire et d’une durée de 10 ans pour les hommes, de 7 ans pour les femmes. Actuellement, selon le rapport publié en 2020 par l'International institute for stratégic studies, de la Banque mondiale, le personnel des forces armées atteint le chiffre de 9,6% de la population en Corée du Nord, derrière l’Érythrée qui se place première avec 12,% (la France en est à 1%, les États-Unis à 0,8% et Israël à 4,2%). Et selon le rapport américain du département d’État intitulé World Military Expenditures and Arms Transfers 2019, les dépenses militaires de la Corée du Nord s'élèvent à 3,6 milliards de dollars par an sur un PIB de 17 milliards, ce qui représente environ 20% de la richesse nationale : la Corée du Nord est à la première place des États pour ce type de dépenses !


Son industrie militaire tourne à plein régime et se développe notamment dans le domaine des drones. En la matière, la Russie de Poutine en est son principal client. Le 14 novembre dernier, Kim Jong-un a fait la réclame de cette "puissance de feu" en assistant à un test de performance de drones explosifs dans une usine d'armement. « Il a souligné la nécessité de construire un système de production en série le plus tôt possible et de passer à une production de masse  de ce type de drone », rapportait l'agence de presse officielle KNCA.


Ces drones porteurs d’explosifs, que Pyongyang a dévoilés pour la première fois en août, sont conçus pour s’écraser délibérément sur des cibles ennemies, agissant comme des missiles guidés. « Plus de 1.000 missiles ont été fournis » à Moscou par la Corée du Nord, affirmait le 31 octobre dernier le ministre sud-coréen de la Défense, Kim Yong-hyuna, lors d'une conférence de presse à Washington, ajoutant que Pyongyang avait également livré des millions de munitions. Ces envois suppléent aux défaillances, ici et là, de la production russe d'armes.


Selon Fabrice Wolf de la Revue Meta-Défense (19 janvier 2023) : « la Corée du Nord dispose d’une très puissante armée, alignant plus de 5.000 chars de combat, autant de véhicules de combat d’infanterie et de transports de troupe blindés, ainsi que près de 10.000 pièces d’artillerie. Surtout, il dispose aujourd’hui d’un stock nucléaire estimé à une cinquantaine de têtes, et de plusieurs centaines de missiles balistiques et de croisière de courte, moyenne et longue portée, en faisant une menace très importante pour ses voisins, et pour la Corée du Sud en particulier. »


Kim Jong-un, qui se déclare pointilleux à l'extrême sur les notions d'indépendance et d'intégrité territoriale, se met pourtant au service d'une puissance qui n'a que faire de l'intégrité territoriale de ses voisins et qui ne vise qu'à les mettre sous contrôle. Y a-t-il anguille sous roche ? En tout cas, jusqu'à présent, la plupart des commentateurs ne considéraient la Corée du Nord que comme un excentrique vassal de la Chine. Excentrique, en effet, un peu trop aux yeux du gros matou Xi Jinping qui juge son "allié" Kim Jong-un par trop incontrôlable. En faisant patte de velours (façon de parler) avec Vladimir, le dernier rejeton de la dynastie Kim cherche à la fois à boursoufler l'orgueil national, à repositionner ses alliances, et à faire savoir, par Russie interposée, au prochain locataire de la Maison Blanche, que le "pouvoir de nuisance" de la Corée du Nord n'est pas à ranger aux accessoires d'un théâtre de Guignol. Cela mérite bien de sacrifier quelques milliers de "soldats d'élite" sur un champ d'intervention où ils n'ont, a priori, rien à faire.


Michel Strulovici


NOTES


(1) - Dans mon autobiographie, « Évanouissements. Chroniques des continents engloutis » (Éditions du Croquant), je raconte comment la victoire du Vietminh à Dien Bien Phu doit tout à la rupture d'avec cette tactique dite de « la vague », par Giap. Je rappelle également qu'en 1979, quand Deng Xiaoping envoya ses troupes à l'assaut du Nord -Vietnam, l'état major chinois continuait de pratiquer cette tactique de la submersion des troupes ennemies par le nombre. Les pertes considérables que subit l'infanterie chinoise à l'assaut des pitons rocheux de la frontière, tenus par les Vietnamiens, permirent au leader chinois de se débarrasser, pour incompétence, de la quasi totalité des directions militaires qui soutenaient la « Bande des quatre ». Je me demande même si le roué Deng Xiaoping n'avait pas inventé une telle attaque en ce but.


(2) - Je fus en reportage en Corée du Nord, il y a cinquante ans, pendant trois semaines. Dans Évanouissements, je raconte ce voyage effectué avec une équipe de La Nouvelle Critique, la revue des intellectuels du PCF. Nous avions alors pu constater comment, dès la crèche, le culte du leader Kim Il Sung s'apparentait à l'adoration des Saints. Et comment dans tous les espaces de la vie publique et politique, la vénération et le formatage des esprits étaient à l’œuvre en continu.


(3) - Cécile Dauvergne, "August Storm : l'opération soviétique qui acheva l'empire japonais", La revue d’histoire militaire, 9 août 2022.


(4) - Chong-Sik Lee, "Politics in North Korea: Pre-Korean War Stage", The China Quarterly, vol. 14,‎ 2009.


(5) - Le pire de la répression au sud, se déroula dans l’île de Jeju. au sud de la péninsule. Ce soulèvement et sa répression coûtèrent la vie à 14.000 ou 60.000 personnes sur une île qui comptait à l'époque 300.000 habitants. Elle débute Le 3 avril 1948 et durera plus d'un an. A l'occasion d'un rassemblement commémorant la lutte des Coréens contre l'occupant japonais, la police locale qui a collaboré activement avec les forces d'oppression, tire sur la foule. Les habitants attaquent 12 postes de police. Durant les combats, une centaine de policiers et de civils sont tués. Les rebelles brûlent les centres électoraux pour les scrutins à venir. Ils appellent également à un soulèvement contre le gouvernement militaire américain.L'intervention de l'armée de Syngman Rhee  est particulièrement brutale. De nombreux villages sont rasés. Par réaction, elle suscite la rebellion qui s'étend et dans la péninsule même, plusieurs centaines de soldats se mutinent. La rébellion dure jusqu'en mai 1949. Quelques combats isolés se produisent jusqu'en 1953. Quarante mille habitants de Jeju s'enfuient au Japon, et certains d'entre eux créent une "Jeju town" à Osaka. L'île est aujourd'hui une destination privilégiée pour les voyages de noces. Mais il fallut attendre les années 1990, et le retour à une vie démocratique, pour que cette révolte et sa répression soient connues des Coréens. Une chape de plomb totale était tombée sur l'évènement, aussi incroyable que cela puisse paraître. Sa découverte, initiée par un professeur américain, fit l'effet d'une bombe. Depuis, films et écrits se sont multipliés pour rattraper une omerta voulue par la dictature sud-coréenne.

 

(6) - Voir le chapitre "Coopérer à Séoul", in Évanouissements », op.cit.


(7) - Le terme de juche apparaît la première fois dans les textes de l' historien Shin Chae-ho (1880 – 1936) pendant la colonisation japonaise. Ce terme marque la nouvelle volonté d'indépendance s'opposant à la collaboration de Coréens pro-nippons, généralement puissants propriétaires fonciers ou militaires. En particulièrement en rupture avec ces «  cinq traîtres d'Eulsa », surnom donné aux hauts fonctionnaires de l'Empire coréen qui signèrent le traité d'Eulsa établissant le protectorat japonais sur la Corée. Kim Il Sung reprend ce terme de Juche, lui donne une version communiste et le conjugue à tous les secteurs de vie sociale, économique, politique, culturel du pays. Cette idéologie, qui lui survit jusqu'à aujourd'hui, prône une indépendance absolue mâtinée d'exaltation nationaliste sur-dimensionnée, particulièrement dans le domaine militaire. 


(8) - Selon Philippe Gros, de la Fondation pour la recherche stratégique : « On sait qu'il y a au moins une partie des troupes qui viennent des forces spéciales, du 11ᵉ corps qui relèverait des forces spéciales nord-coréennes. Ils sont considérés comme des troupes d'élite par les observateurs »

 

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