Faible exportateur, mais premier producteur mondial, avec près de 20 millions de tonnes par an, l’Inde est LE pays de la mangue. Avec un millier de variétés différentes, le fruit génère une économie importante, tout autant qu’il est le symbole d’une culture séculaire, aujourd’hui menacé par le réchauffement climatique. Dans l'État d’Uttar Pradesh, au nord-est du pays, considéré comme la "ceinture de manguiers", un homme a consacré sa vie à greffer à partir d’un seul tronc d’arbre plusieurs centaines de variétés. Son manguier ? Une véritable divinité végétale.
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En Inde, la saison des mangues est terminée. La mangue est certes un fruit d’été, mais les deux mois d’été, en Inde, sont ceux d’avril et mai, période de fortes chaleurs où les températures oscillent entre 30 et 40°, voire plus : le thermomètre a même dépassé les 49 degrés en mars dernier dans la capitale New Delhi, un record absolu. Et le gouvernement estime que les températures moyennes du pays devraient augmenter de plus de 4°C en un siècle, soit cinq fois plus rapidement qu'au siècle dernier. En Inde, la mangue survivra-t-elle au réchauffement climatique ?
Un cultivateur inspecte des mangues crues dans son verger de Malihabad. Photo Saumya Khandelwal /The New York Times
Les historiens ont retracé l’apparition de la mangue dans des fossiles datant de plus de 60 millions d’années dans le Meghalaya, un État situé au Nord-est de l’Inde. Et les plus anciennes références littéraires remontent à plus de 700 avant JC, dans les Upanishad, ensemble de textes sacrés de l’hindouisme : on y trouve notamment mention de l’amra, appellation donnée au fruit dans l’état du Kerala situé sur la côte indienne tropicale de Malabar. De nombreux textes jaïn et bouddhistes ne sont pas avares de louanges sur la grandeur et le caractère sacré et divin de l’arbre et de son fruit. Bouddha lui-même aurait reçu en don de la courtisane Ambapali un verger de manguiers, dans lequel il aimait passer du temps à méditer, mais qui lui aurait servi de source de revenus.
Ancrée dans la culture indienne depuis des siècles (son nom viendrait de “maanga”, en Malayalam, la langue du Kerala), la mangue a été importée en Afrique, au Brésil puis en Europe à partir des 15ème et 16ème siècles.
Après la banane, le fruit occupe aujourd’hui la seconde place au hit-parade de la production mondiale de fruits, et l’Inde caracole en tête, avec à elle seule, une majeure partie de la production mondiale de mangue (selon la FAO, 18,8 millions de tonnes sur une production mondiale d’environ 50 millions de tonnes 2016). En revanche, l’Inde ne figure qu’au 7ème rang des pays exportateurs, loin derrière le Mexique, la Thaïlande, le Pérou, le Brésil, le Pakistan, et même l’Équateur. Il faut dire que les exportations indiennes sont bloquées dans de nombreux pays, notamment les États-Unis, car les agriculteurs indiens forcent allègrement sur les pesticides…
En Inde, si le manguier et son fruit apportent fraîcheur et réconfort pendant les chaleurs de l’été, la mangue est muti-usages : réduites en purée avec de la menthe pour faire des boissons rafraîchissantes (comme l’Aam panna, concoctée avec des petits morceaux de mangues vertes et d’épices), mais aussi cuites en brochettes, utilisées dans d’innombrables préparations culinaires… Les connaisseurs se disputent avec ferveur pour savoir laquelle des dizaines de variétés indiennes - chacune ayant une saveur, une couleur et une texture distinctes - est la meilleure, et ne s'accordent pas poliment sur la manière correcte de manger le fruit : en le coupant en tranches ou en suçant le jus directement à la surface. On en fait même des médicaments, sous forme de gélules.
Photos Maryke Vermaak et Saumya Khandelwal.
« La nourriture est intrinsèquement liée à la culture d'un peuple, et les mangues jouent un rôle majeur non seulement dans la nourriture de la région, mais aussi dans l'art et les textiles, sous forme de motifs et de poésie », déclare Jyotsna Kaur Habibullah, qui gère un marché de producteurs, et a lancé un festival de la mangue en 2013 à Malihabad : « Le lien émotionnel et psychologique de la mangue ne tient pas seulement à son goût, mais aussi à son lien avec la culture du lieu et à un héritage que nous ne pouvons pas laisser mourir. » Les périodes de canicule, de plus en plus fortes et fréquentes, sont une en effet menace bien réelle, sachant que la fécondation des fleurs du manguier nécessite idéalement une température de 25 °. En mars et avril dernier, dans les états de Uttar et Andhra Pradesh, ce qu’on appelle là-bas la « ceinture de manguiers » du pays, le baromètre a souvent indiqué plus de 35°. Les 2/3 des récoltes du pays auraient été perdues ! La vague de chaleur de l’été dernier est un exemple frappant du défi que doit relever l'Inde pour assurer sa sécurité alimentaire alors que les effets du changement climatique s'aggravent, accentuant les difficultés du pays à élever sa productivité agricole au niveau des normes internationales pour nourrir une population croissante de près de 1,4 milliard d'habitants.
A l’avenir, certaines espèces se montreront peut-être plus résistantes que d’autres. Or, des espèces, il n’en manque pas : on recense plus de 1.500 variétés différentes dans le pays. Les Portugais ont, les premiers, utilisé des techniques de greffe sur les manguiers : le nom de la « reine des mangues », la Afonso, produite en majorité dans le Maharashtra, au Centre-ouest de l’Inde, fait ainsi en référence au général Alfonso de Albuquerque qui établit les colonies portugaises en Inde.
Une autre variété, la “Dussheri” ou “Dasheri” aurait été produite pour la première fois dans les jardins du nawab de Lucknow près du village de Dussheri dans l’état d’Uttar Pradesh. Le premier fruit de la saison était présenté en offrande au nawab, un souverain indien de confession musulmane.
Un as de la greffe
Kaleem Ullah Khan est devenu un as de la greffe. Dans l'État d’Uttar Pradesh, où il vit, cet homme de 82 ans a en effet réussi l’exploit de greffer sur un seul arbre mère 300 variétés de mangues différentes. Cet horticulteur, philosophe et poète à ses heures, a tenté sa première greffe alors qu’il avait à peine 18 ans. Une première tentative qui fut un échec. Des années plus tard, à 40 ans, il a réitéré l’expérience sur un arbre vieux de 120 ans. Avec une technique renouvelée jusqu’à aujourd’hui : il tranche avec soin une branche d'une variété, laissant une plaie ouverte dans laquelle une branche d'une autre variété est insérée et scellée avec du ruban adhésif : « J'enlève le ruban une fois que le joint est solide, et cette nouvelle branche portera une nouvelle variété après deux ans ».
Au fil du temps, Kaleem Ullah Khan a donc greffé plus de 300 variétés différentes sur son arbre, chaque greffe produisant des fruits avec des saveurs, des formes, des couleurs et des tailles différentes. Son manguier, il le vénère comme une véritable divinité, et il se dit fier d’avoir pu offrir ici ou là des manguiers greffés, même s’il aspire à une certaine reconnaissance « officielle ». Il aimerait pouvoir plaider en haut lieu les multiples vertus thérapeutiques de son arbre tentaculaire, capable selon lui de guérir de n’importe quelle maladie, en passant par l’impuissance sexuelle jusqu’aux maladies cardiaques, en utilisant notamment la sève du manguier, qu’il appelle « le sang de l’arbre ».
Et le réchauffement climatique ? Même pas peur : « Même dans un désert, je peux faire pousser des mangues », lance Kaleem Ullah Khan. On aimerait le croire, mais là, la greffe prendra-t-elle ?
Tapo Aloike
(sources : New York Times, AFP et autres)
Photo en tête d'article : Kaleem Ullah Khan devant l'arbre de 120 ans sur lequel il a greffé plus de 300 variétés de mangues, dans sa pépinière de Malihabad, en Inde, en avril dernier. Photo Saumya Khandelwal / New York Times.
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