Photomontage : vue de Marioupol et pages du carnet de Yehor, 8 ans, évoqué par Katya dans son Journal de Marioupol.
« Le pain est venu à manquer en premier. De jour en jour, nous avions de moins en moins de nourriture, et les portions étaient de plus en plus petites. Dans notre abri, la règle était la suivante : d’abord nourrir les enfants. Les adultes mangeaient les restes….» Suite du "Journal" égrené au fil des jours par Katya, 27 ans, survivante de Marioupol.
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« Nul ne témoigne pour le témoin », disait Paul Celan. Nous avons précisément parlé » d’un « nouvel art du témoignage » pour présenter le « journal de Marioupol » dont une jeune femme de 27 ans, Katya, a entrepris la publication sur Instagram après avoir réussi à fuir la ville assiégée, que les humanités ont décidé de traduire et publier sur internet. Après une première série (lire ICI), voici la suite. Au fil des jours se mêlent échos du présent (les combattants qui résistaient encore au sein de l’usine Azovstal), réminiscences encore vives des semaines passées à se terrer et à se protéger des bombes, et souvenirs de la vie d’avant, comme cette Journée de la broderie qui réunissait des citoyens « souriants, heureux, libres ». Il est encore question du carnet d’un petit garçon de 8 ans, des gens qui se suicident ou deviennent fous ; toutes choses qui échappent aux "radars médiatiques" et constituent pourtant le quotidien de celles et ceux, qui pendant de longues semaines, ont survécu en humanité à l’implacable horreur de la guerre.
JOURNAL DE MARIOUPOL
14 mai
Aujourd'hui, toute l'Ukraine supplie le monde de l'aider – l’évacuation d’Azovstal.
Environ 1.000 soldats ukrainiens s'y trouvent actuellement - dans des conditions inhumaines - sans nourriture, sans eau et sans médicaments. Cela fait presque trois mois maintenant. Beaucoup d'entre eux sont blessés. Il n'y a pas de médicaments ni de matériel médical. Les bandages stériles sont un rêve inaccessible pour eux, et les analgésiques ou un lit et au moins quelques heures de repos sont un fantasme. Les bombardements et les frappes aériennes ne s'arrêtent pas une minute. Chaque minute représente la vie de quelqu'un. La Russie rejette toutes les propositions pour une éventuelle évacuation, et nos défenseurs refusent de se rendre. Incassables. Titans. Hier, l’Ukraine a remporté l'Eurovision et les mots qui font le plus mal à chaque Ukrainien aujourd'hui ont été entendus depuis la scène : "Aidez l'Ukraine, Marioupol, aidez Azovstal maintenant !"
Nous avons gagné le concours de la chanson, nous allons gagner la guerre.
Tenez bon, les gars. Le monde sait tout de vous. Le monde vous entend.
15 mai
Ma grand-mère me l'a appris dès l'enfance - le pain est la base de la vie. On ne peut pas le jeter. Elle était en colère quand nous, les enfants, sculptions des "sauterelles" à partir de la mie, et jouions avec elles. Maintenant, je comprends parfaitement le sens de ces mots... Pendant la guerre, tu ressens la peur et la faim, de façon particulièrement aiguë. Ton corps et ton cerveau sont en tension permanente - tu as peur du moindre bruissement. Et tu as toujours envie de manger... De jour en jour, nous avions de moins en moins de nourriture, et les portions étaient de plus en plus petites. Dans notre abri, la règle était la suivante : d’abord nourrir les enfants. Les adultes mangeaient les restes.
Le pain est venu à manquer en premier. Nous étions assis dans le noir, avec le souvenir de l'odeur des pâtisseries fraîchement cuites.
Une fois, nous avons eu de la chance. On a trouvé une poignée de farine, du sel, de l'eau et un homme courageux, qui a osé sortir dans la cour. Nous avons fait quelque chose qui ressemblait à un sablé sec et plat. On l'a divisé entre tous ceux qui étaient dans l'abri.
Pour certains, un morceau de ce sablé était le seul repas de la journée.
16 mai
Les histoires d'enfants victimes de la guerre laissent une empreinte particulièrement douloureuse dans le cœur. 229 enfants sont déjà morts pendant la guerre en Ukraine. Des petits anges innocents. Pour qui la guerre est terminée... Le nombre d'enfants blessés est deux fois plus important. Et ce ne sont que les chiffres officiels. Combien de petits destins brisés allons-nous encore devoir entendre…
L'histoire de Yehor, 8 ans, est peut-être celle qui m’a le plus impressionnée. Ce petit garçon se cachait des «rashistes» dans un abri anti-bombes avec sa famille. Il a écrit un journal intime dans lequel il notait des souvenirs d'événements et des dessins : des soldats avec des armes à la main, des tanks, des hélicoptères, des maisons en ruine. Et son propre anniversaire avec un gros gâteau de fête. Les photos de son journal intime ont été diffusées par le photographe de Mariupol Yevhen Sosnovskiy, qui a également séjourné dans la ville assiégée pendant deux mois. Dans son écriture d'enfant, le garçon écrit : "J'ai perdu deux chiens, ma grand-mère Halya et ma ville préférée de Mariupol pendant tout ce temps depuis le 24 février." Toute la famille de l'enfant a été blessée : "J'ai une blessure dans le dos, la peau est déchirée. Ma sœur a une blessure à la tête. Maman a de la chair arrachée sur son bras et un trou dans la tête." Aujourd'hui, Yehor, 8 ans, est toujours à Marioupol, qui est assiégée par les Rashistes.
17 mai
(Le 9 mars). Le choc du bombardement de la maternité : tu te dis qu’il faut crier, dénoncer ce génocide au monde entier, mais en fait – tu ne peux pas sortir de la cave à cause des bombardements continus.
(Photo Evgeniy Maloletka)
18 mai
Marioupol est l'Ukraine. Aujourd'hui, la ville est très différente : épuisée et fatiguée. Temporairement occupée par l'ennemi. Mais définitivement ukrainienne.
En 2019, je travaillais alors comme animatrice de l'émission "Ranok Mariupolya" ("Matin de Marioupol"). Le jour de la vychyvanka [Journée de la broderie, voir note] a toujours donné lieu à une émission festive. Avec les invités de l'émission, nous avions discuté des ornements des broderies dans différentes régions d'Ukraine. Des événements festifs ont également été annoncés : une procession solennelle à la Journée de la broderie et des concerts sur les places de Marioupol. La Journée de la Broderie à Marioupol a toujours été célébrée à grande échelle, des centaines de citoyens se sont joints à la célébration. Souriants. Heureux. Libres...
Journée de la broderie, à Marioupol, en 2019.
Aujourd'hui, nous nous réconfortons avec les souvenirs. Nous croyons que très, très bientôt nous allons revenir à toute vitesse à Marioupol. Nous aurons 365 jours de broderie. Et chaque point - rouge et noir - nous rappellera ce que nous avons vécu, et le prix de la vie. (Photo Yevhen Sosnovskiy)
[Note de la rédaction : En mai, les Ukrainiens célèbrent la Journée de la vychyvanka, la chemise brodée traditionnelle. L'origine de cette action remonte à une initiative d'étudiants du département d'Histoire, de science politique et de relations internationales de l'Université nationale Yuri Fedkovych de Tchernivtsi qui proposèrent en 2006 de consacrer un jour de l'année à la chemise brodée ukrainienne. Celle-ci, appelée vychyvanka, ainsi que l'oeuf de Pâques traditionnel ukrainien, la pysanka, sont parmi les symboles les plus connus de la culture ukrainienne. Porter ce jour une chemise brodée, est non seulement un moyen de célébrer sa beauté et son caractère unique, mais également de vivre son appartenance à la tradition culturelle ukrainienne.]
19 mai
La règle dans notre abri : partager la nourriture et les objets. Et les sourires.
Accepter et réaliser le fait que l'occupation ne procure aucun statut, aucune richesse, ni même souci d'argent. Juste. Être. Humain.
20 mai
Des tombes dans les cours. Les voisins s'occupent des enfants restés sans parents. Depuis la mi-mars, la ville est frappée non seulement par les bombardements aériens, mais aussi par un certain nombre de suicides. Par désespoir et par peur constante, les gens se sont suicidés. Certains devenaient fous. Cela se passait sous nos yeux et finissait par devenir banal. A suivre...
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