PORTFOLIO. « Le minimum de quelque chose, c’est le juste assez pour qu’on puisse voir la chose. Le juste assez pour que la chose existe », dit Julie Chaumette, dont l’œuvre se tient à la lisière du visible, à l'orée du perceptible. Un travail forcément sans esbroufe, mais non dénué d'exactitude, qui se relie désormais au(x) paysage(s).
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Quoique l’affirmation puisse surprendre, d’autant plus que l’on pourrait sans doute tout autant affirmer l’exact contraire, l’art est une science exacte.
Une science, cela ne fait aucun doute, même dans l’art dit naïf ou brut, car le fait artistique suppose un "savoir-faire que donnent les connaissances (expérimentales ou livresques), l’habileté" (définition du Petit Robert).
Questionné sur ce point, même ChatGPT se met le doigt dans l’œil (façon de parler, car ce prototype d'agent conversationnel n’a ni doigt ni œil). Normal, puisque ChatGPT n’est pas spécialement intelligent : l’intelligence artificielle est définie comme un "ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l'intelligence humaine" ; or, simuler n’est pas créer, qui est la marque d’une intelligence véritable. Pour répondre aux questions qu’on lui pose, ChatGPT fait tourner le moulin des neurones algorithmiques où est compilée la somme des données produites par le savoir humain, et aura tendance à "argumenter" en suivant le cours des opinions majoritaires, que l’on pourrait qualifier de communément admises.
C’est donc assez logiquement qu’à la question « peut-on dire de l'art que c'est une science exacte ? », qui lui est posée, ChatGPT répond catégoriquement :
« Non, l'art n'est généralement pas considéré comme une science exacte. L'art est un moyen d'expression humaine qui peut impliquer la création visuelle, musicale, littéraire, parmi d'autres formes, et ces activités sont souvent guidées par l'inspiration, l'intuition, les émotions et la perception personnelle. D'autre part, les sciences exactes, comme les mathématiques ou la physique, reposent sur des principes et des théories précises qui peuvent être testées et validées de manière objective. Elles cherchent à décrire et à prédire les phénomènes naturels de manière précise et prévisible. »
D’ailleurs, poussé dans ses derniers retranchements, ChatGPT finit par en convenir. A la question « Mais les sciences exactes sont-elles toujours exactes ? », le "modèle de lange entraîné" répond :
« Les "sciences exactes", comme les mathématiques, la physique ou la chimie, sont appelées ainsi parce qu'elles utilisent des méthodes rigoureuses et des théories précises pour décrire et prédire les phénomènes du monde naturel. Cependant, cela ne signifie pas qu'elles sont toujours parfaitement "exactes" au sens strict. Tout d'abord, les modèles scientifiques sont des représentations simplifiées de la réalité. Ils sont conçus pour expliquer les phénomènes observés de la manière la plus précise possible, mais ils ne peuvent pas capturer tous les détails de la réalité complexe. (…) Deuxièmement, même les théories les plus précises et les mieux confirmées en science ne sont pas considérées comme définitivement prouvées. Au lieu de cela, elles sont considérées comme les meilleures explications disponibles jusqu'à présent, basées sur les preuves actuelles. De nouvelles données ou de nouvelles théories peuvent toujours remettre en question les idées existantes. (…) Enfin, l'erreur est une partie inhérente de la science. (…) Donc, bien que les "sciences exactes" soient très précises et fiables comparées à de nombreux autres domaines de connaissance, elles ne sont pas "exactes" au sens absolu du terme. »
Si certaines théories scientifiques ont ainsi pu être révisées ou abandonnées au fil du temps, les peintures et gravures de la grotte de Lascaux n’ont pour leur part rien perdu de leur exactitude depuis plus de 17.000 ans, quand bien même le monde qu’elles représentent a considérablement changé.
Il pourrait sembler étrange de présenter le travail de tel ou telle artiste en passant par un tel préambule. Mais loin de faire diversion, c’est qu’un mot vient pour qualifier l’œuvre de Julie Chaumette : celui d’exactitude. Et qu’importe, au fond, que la science de cette exactitude ne soit pas immédiatement reliée à la géométrie, à la mathématique ou à la physique (encore que…). Qu’importe que l’exactitude de cette science soit plus expérimentale voire alchimique qu’algébrique ou calculante…
En art, pour que dans son silence une œuvre parle, il faut qu’elle contienne cette science et cette exactitude. Et tant pis si l’on considère que cela relève d’un certain mystère. Parfois le mystère sait.
LIGNE DE SEL, 2007. Photogrammes de la vidéo / muet / 1'35'' / vidéo-projeté en boucle / dimensions variables.
« Mur blanc. Un élément apparaît sur la droite. Un bâton ? Il bouge par à coups, pousse quelque chose.
Petit caillou translucide ? Un grain blanc ? Le bâton pousse le grain vers la gauche. Il lui échappe. Il le récupère, le pousse à nouveau — jusqu'à l'extrême gauche de l'écran. Disparition du bâton qui réapparaît une seconde plus tard, poussant un autre grain. Aussi maladroitement que la première fois, il le mène à côté du premier grain. Il disparaît à nouveau, puis réapparaît avec un troisième grain… Petit à petit, une ligne de grains se forme, comme une ligne d'horizon. Quand la ligne traverse l'écran de gauche à droite, quelques secondes passent, puis c'est à nouveau le début. Un bâton apparaît. Il pousse quelque chose. Petit caillou translucide ? Un grain blanc ?
Le sel, c'est ce qui reste quand l'eau de la mer s'évapore. »
Apparaître, ce n’est pas rien. On voit bien qu’il y a une différence considérable entre "il parait que" (il semble que, il est possible, on dit que…) et "il apparait que" (il est apparent, clair, évident, manifeste, visible, il ressort de ces constatations que...).
Dans tout ce que crée Julie Chaumette, il n’y a rien qui soit poudre aux yeux. Faire apparaître, ce n’est pas en mettre plein la vue. Mais peut-être, discrètement réveiller des éclosions : dans ce qui est donné à voir ; éclosion du regard lui-même.
Le paradoxe, ici, est que cet art de l’apparaître se tient en lisière du disparaître, ou plutôt, au bord de l’effacement.
« Je questionne l’image, la met à mal parfois, tentant de percevoir ce qui subsiste hors des cernes de la raison, de l’émotif et de la volonté ; hors des cernes de mon histoire et de l’histoire du monde », dit Julie Chaumette de ce qui fonde sa démarche, « cherchant ainsi, entre illogisme et profond désir d’absolu, le point où le présent rejoindrait l’éternité. »
RÉEL, 2011 - « La même phrase est gravée sur différents murs dans divers espaces, aussi bien privés que publics. (Ici, à Aussillon (81).
Graver dans les murs un peu partout cette phrase qui permet d’envisager que nous sommes le réel, et qu’il nous faut le réapprendre peut-être, pour enfin arrêter de se fuir, et pouvoir être. Graver, comme pour, déjà par l’écrit, permettre à cette pensée de s’incarner,
de s’ancrer, «dans le réel», justement. Graver dans les murs pour partager avec le monde entier cette joyeuse affirmation
pleine de promesses : "Nous sommes un réel à actualiser".»
Née en 1985 à Bordeaux, Julie Chaumette s’est d’abord formée à la céramique artisanale, avant de poursuivre ses études à l'École nationale supérieure d'art de Limoges, où elle a obtenu son diplôme en 2009. L’une des premières expositions collectives auxquelles elle a participé, en 2011, à la galerie parisienne Les filles du calvaire, s’intitulait "Intentions fragiles". Elle y exposait alors une chaise poncée, une sorte de squelette de chaise. « Reflet inversé de ces pièces travaillées par le monde, la chaise poncée de Julie Chaumette, dont la réduction matérielle à sa forme la plus simple impose sa présence de toute la force de sa fragilité. A elle alors de menacer le monde de sa chétive omniprésence. Et la forme essentielle de n’apparaître non plus comme substance inaltérable mais, précisément, comme la forme la plus proche de l’effacement », écrivait alors un critique d’art.
« Que signifie une chaise seule dans un espace neutre, et sur laquelle on ne peut plus s'asseoir ? Qu'attend-elle ? Que dessine-t-elle ? Plus qu'un trait dans l'espace. Un trait qui fut un jour une chaise. Est-ce si important cette histoire de chaise ? Ce qui est important, c'est qu'elle le fut un jour et que ce trait dans cet espace nous renvoie à une connaissance commune de la chaise : la chaise "universelle", s'il en est une, pas une chaise particulière. Ou alors… La tienne – celle que tu connais bien – et du coup en rentrant chez toi, quand tu la verras, elle te renverra à ce trait simple dans l'espace. (…)
Une chaise devenue trait dans l'espace. Une analogie du monde, peut-être : si la chaise n'est qu'un dessin, le monde qui nous entoure ne se résumerait-il pas non plus à cela ? Quelle place prend alors l'humain ? Le monde est un dessin. Peut-on tout effacer ? Qu'est-ce qui résistera sous la gomme ? Une fois la page redevenue blanche, pourra-t-on la tourner plutôt que de réécrire l'histoire pour la énième fois ? À moins que la gomme permette d'effacer la page elle-même. Peut-être que quand tout sera vide, donc disponible, une possibilité d'appréhender autre chose que "ce qui résiste sous la gomme" s'ouvrira. Les bords du monde auront alors été dépassés. » (Julie Chaumette)
PALETTE, 2009. Palette en bois, meulée / 7x70x70cm
L’année suivante, en 2012, elle prenait part à l’exposition "Champ d'expériences", au Centre international d'art et du paysage de Vassivière. « Julie Chaumette, dont les larges totems de bois effilé investissent la nef principale, disperse au sol des vaguelettes. Le lac lui en saura gré : il est encore plus beau au sortir. », écrivait Emmanuelle Lequeux dans Le Monde.
Ensuite, il y eut... un effacement, une quasi-disparition, ou alors, une longue éclipse. « Raisons de santé », dit simplement la biographie de l'artiste pour "justifier" l'annulation d'une résidence d'artiste en 2015.
Au bord de l'effacement, ré-apparaître, désormais à l'écart des plate-bandes de la "jeune création". Jusqu'à quand reste-t-on jeune ?
"J'ai des certitudes sur mes doutes", confie Julie Chaumette. Tel est en tout cas le titre qu'elle donne en 2016 à une exposition à l'Artothèque de Caen, à partir d'une sélection d’œuvres de la collection de Didier Webre. L'année suivante, avec les médiathèques de Lautrec et Labruguière, dans le Tarn, elle réalise une première œuvre participative, "Traversées de l'épaisseur". Donnant ainsi, sans doute, une nouvelle légèreté à la "production artistique". Il s'agira désormais de "s'empreindre du paysage", titre d'un "processus céramique" réalisé en 2019 à Sète.
Depuis 2020, ses "recherches autour du paysage" la conduisent à capter ses palpitations à peine visibles, comme des "gouttes de lumière" s'accrochant à une fenêtre, et aussi le chant de son bruissement : murmures sonores. Murmures, ou effacements du bruit, pour qu'un autre chant fraie sa voie.
« Si je devais disparaître maintenant », disait jadis l'écrivain Kurt Tucholsky (1890-1935), « je dirais : "c'est tout ?". Et encore : "C'était un peu bruyant..." »
Fort heureusement, entre le parfois trop bruyant du monde et le silence des disparitions, subsistent plein d'interstices, dont Julie Chaumette modèle l'exacte délicatesse.
Jean-Marc Adolphe
En tête d'article : IMPRESSION, 2009-2013. Impression jet d’encre sur papier canson rag / 33x54cm.
Julie Chaumette sera invitée pour une création in situ lors du Festival des humanités, du 31 août au 3 septembre 2023 à Cenne-Monestiés (Aude, Occitanie)
ŒUVRES ET TEXTES
FILS, 2010. Papier journal, feutre / 50x15cm.
CHANTIER, 2008-09. Photographie / 110x164cm / impression jet d'encre sur papier photo aquarelle / contrecollée sur dibond.
PONCTUATIONS, 2007-2013. Scan de la première page de l’Évangile selon Jean*, les mots ont été effacés / impression au charbon
sur papier archive, contrecollée sur dibond et encadrée / 38,9x34,5cm
* extrait du Nouveau Testament, les Psaumes—les Proverbes, traduits des textes originaux hébreu et grec par Louis Segond,
docteur en théologie, Société Biblique de Genève, 1975.
Le minimum
« Le minimum de quelque chose, c’est le juste assez pour qu’on puisse voir la chose. Le juste assez pour que la chose existe. C’est après la naissance... ou juste le moment où quelque chose naît. (...) Le minimum, c’est la plénitude latente : tout est encore envisageable, la graine est là, mais on ne connaît pas encore la nature de ce qui en sortira. Pour qu’elle se développe, elle aura besoin de conditions favorables, d’être plantée dans une terre fertile et arrosée. C’est peut-être le rôle de l’observateur du minimum. Tellement fragile qu’il nous demande une attention particulière pour le voir, le découvrir et l’entendre, mais aussi tellement fort dans sa fragilité qu’il nous appelle à être attentifs. Le minimum, c’est juste après l’imperceptible. Il ne s’impose pas mais il est présent. (...) Ne pas s’imposer mais être présent. Pas non plus effacé : juste là et juste assez pour être là. Le minimum a besoin du regard de l’autre pour grandir et devenir autre que minimum. C’est l’autre qui lui permettra de changer d’échelle. En fait, le minimum est évocateur. Il appelle à l’imaginaire : juste assez pour le début d’une histoire. Le minimum c’est l’impulsion à être. Le juste assez, qu’est-ce, sinon l’essence du tout ? (...) Le minimum, l’essence mise à nu en attente d’une matérialisation par l’acte, par celui qui le regarde, qui le rencontre. »
Film "Gouttes de lumière", 2014 (4’47’’, muet).
« Plan fixe vers un extérieur semi bloqué par un mur et un creux de fenêtre. Entre l’objectif et l’extérieur, une fenêtre sale sur laquelle s’accrochent les lumières du soleil. Variations infimes de lumière, fumée de cheminée à quelques moments, vol d’un insecte. »
LUMIÈRE, 2011. Cendre d’allumettes dans boîte d’allumettes en carton / 7x5x2,5cm
Recherches pour MURMURE (refondre le verre), 2022. (Vues d’atelier). Installation sonore. / Plaque de verre mêlé à du sable,
branche de buis récoltée sur le causse de Caucalières, haut parleur diffusant une création sonore.
CIEL, 2011. Photographie de ciel découpée / dimensions variables / impression jet d’encre / papier epson premium glossy.
(Vue de l'accrochage de "Champ d'expériences", installation au château du CIAP de l'île de Vassivière, rénové
par les architectes Berger&Berger et Building-Building.) Photo Aurélien Mole.
« Prendre en photographie le ciel.
Tirer la photographie en grand format puis la découper pour voir ce qu'il y a derrière.
Éprouver la consistance. »
Sur l'effacement
« Le monde comme un écran, où la profondeur n’en serait pas vraiment une. Et si j’effaçais le monde, que trouverai-je ? Effacer non pas pour cacher mais pour voir ce qui est caché. L’effacement comme ouverture sur. Comme porte. Voir sous la «croûte du visible» ce qui est là mais qui ne se manifeste pas encore à moi. Ce qui est là et qui justement fait que le visible existe. Les fondements, la structure du visible, du perceptible. L’effacement comme retrait de la plus ou moins fine pellicule du «monde», c’est-à-dire de l’espace limité par notre appréhension de la réalité, tributaire de l’intellect, de l’émotif et du sensible. L’effacement appelle le voir. Effacer pour voir. Naissance d’un espace disponible. (...) L’effacement jusqu’à la limite de la présence physique, c’est aussi les balbutiements d’une autre présence. Autre présence que l’objet présenté contracte jusqu’en le spectateur : on peut alors parler d’expérience. Dialogue entre ce qu’appelle l’objet et ce qui répond chez celui qui le regarde. L’effacement pour créer une rencontre avec cet «autre», ici, au présent. Rencontre qui ranime quelque chose de l’ordre d’une mémoire intemporelle, éternelle : «qui est hors du temps, sans commencement ni fin». Semble apparaître la possibilité d’une profondeur, ouvrant sur une toute autre façon d’appréhender la réalité. L’effacement non pas pour tenter de cacher quelque chose, mais au contraire, de révéler ce qui soutient la chose et est sa raison d’être. N'est-ce pas en poussant dans ses retranchements les qualités du monde d’aujourd’hui (la fraction, l’absence de perspective, la fragilité...), en tentant d’en frôler les limites, qu’une ouverture sur une toute autre façon de l’appréhender pourra être esquissée ? »
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