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Journal de guerres

Dernière mise à jour : 31 mars

Mariza Dias Costa, illustration publiée au Brésil le 8 mai 2018.


Victoire et dormez braves gens ! Aux Etats-Unis, pour détourner l'attention du scandale du "Signalgate", Trump fait arrêter un jeune Salvadorien de 24 qui serait le leader (précoce) d'un gang de plus de 10.000 personnes. Donc, il y a les sornettes, et y a le reste : le massacre perpétré en 1947 à Madagascar par la France coloniale, mais aussi : les films et photographies d'Agnès Varda, et les dessins-caricatures de Mariza Dias Costa, et les poèmes de guerre de l'Ukrainienne Iaryna Chornohuz (inédits).


« Notre âme ne peut pas mourir,

La liberté ne meurt jamais.

Même l'insatiable ne peut

Pas labourer le fond des mers,

Pas enchaîner l'âme vivante,

Non plus la parole vivante... "


Taras Chevtchenko (1814 - 1861),

extraits du poème "Caucase ", 1845.

(éditions Pierre Sehers, 1964, réédité en 2022, sous le titre Notre âme ne peut pas mourir. Poèmes traduits par Guillevic, avec un avant-propos d'André Markowicz)


 Ephémérides


A priori, elles ne se connaissaient pas. Toutes deux sont décédées le même jour, il y a six ans, le 28 mars 2019. Elles ne se connaissaient pas, mais peut-être la cinéaste française Agnès Varda et l'illustratrice guatémalto-brésilienne Mariza Dias Costa se sont-elle croisées sans le savoir dans les années 1970, à la terrasse d'un café parisien ?


Agnès Varda, Autoportrait dans son studio, 86 rue rue Daguerre, Paris 14e., 1956.


Les films d'Agnès Varda, on les préfère tous, avec une tendresse particulière, peut-être, pour Les Glaneurs et la Glaneuse, sorti il y a vingt-cinq ans, en 2000. Une enquête poétique autour du geste de glaner, soit ramasser sur le sol ce qui reste après la récolte (paille, épis, grains, pommes de terre). Il s'agit d'un droit coutumier qui apparaît au Moyen Âge et subsiste au fil des siècles. Un film qui vaut tant par le sujet que par la façon de le filmer. « Certains cinéastes n’assument pas l’idée de mettre en avant l’imprévu et l’accident comme un trait de leur art, voire de leur philosophie. Agnès Varda, si. Le surréalisme plein d’humour et de fantaisie à la Cocteau, Desnos ou Prévert a nourri son cinéma et elle aime quand surviennent ces drôles de choses, quand la vie fait des "vagues" en somme », écrit Benjamin Genissel sur le blog documentaire (ICI).


Agnès Varda reste dans l'actualité. La Cinémathèque de Toulouse propose, jusqu'au 30 avril, une "Galaxie Varda" (bande-annonce ICI, et programme ICI). Et bientôt à Paris, du 9 avril au 24 août, le musée Carnavalet lui consacre une exposition ( Le Paris d’Agnès Varda, de-ci, de-là ) qui aborde son œuvre sous un angle inédit, en mettant en valeur une œuvre photographique encore méconnue et en révélant la place primordiale de la cour-atelier de la rue Daguerre (Paris 14e), son lieu de vie et de création, de 1951 à 2019 (voir ICI).


Il n'y aura sans doute jamais d'exposition parisienne consacrée à Mariza Dias Costa, et c'est bien dommage (mais diaporama ci-dessous avec sept illustrations). Certes, cette très grande illustratrice latino-américaine, née au Guatemala, a vécu pour l'essentiel au Brésil, mais elle a tout de même passé quatre années à Paris, hébergée à la Cité internationale des arts entre ses 18 et ses 21 ans, entre 1970 et 1974. Et il n'est pas impensable qu'elle ait pu, à cette époque, croiser Agnès Varda.


Diaporama : sept illustrations de Mariza Dias Costa (1952-2019)


Fille de diplomate, Mariza Dias Costa a pas mal bourlingué avant de s'installer au Brésil à l'issue de son séjour parisien. A 22 ans, elle commence à travailler pour Folha de S.Paulo, le plus important quotidien brésilien, fondé en 1921, où elle est amenée à illustrer certaines des chroniques les plus prestigieuses. Et elle renouvelle le genre du dessin de presse, en imposant un style très personnel. « À quelques exceptions près, j'écris de manière posée, même quand je suis indigné », confiait le psychanalyste Contardo Calligaris, avec qui elle a travaillé de 1999 à 2019 : « L'illustration de Mariza, comparée à la tonalité moyenne de mes textes, semble crier. Il n'y a là aucune contradiction, car l'illustration ne répète pas mon opinion à un volume plus élevé : elle crie, en général, un malaise oublié derrière le texte ».


Quand Madagascar rime avec massacre


Ce 29 mars au Chili, c'est la Journée du jeune combattant ("Día del joven combatiente") en hommage à Eduardo et Rafael Vergara Toledo, militants du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), froidement assassinés le vendredi 29 mars 1985 dans le quartier Estación Central, à Santiago, par la police de Pinochet. Ils avaient 20 et 18 ans. Et en République Centrafricaine, c'est une journée fériée en hommage au leader indépendantiste Barthélemy Boganda, mort dans un mysérieux accident d'avion le 29 mars 1959, auquel les services français ont sans doute été mélés (le rapport "d'accident" n'a jamais été rendu public).


29 mars 1947: Insurrection anti-française à Madagascar. Radio-Télévision Ivoirienne


A Madagascar aussi, c'est un jour tristement férié. Un jour de deuil national, en mémoire du 29 mars 1947. Ce jour-là éclate une insurrection. En 1947, Madagascar, surnommé "la Grande Île" compte 4 millions d'habitants, dont 35.000 colons européens. La côté orientale, au climat tropical, compte beaucoup de plantations coloniales où l'on cultive le clou de girofle et la vanille, principale richesse de l'île. Le travail forcé y a été en vigueur jusqu'en 1924, avant d'être remplacé par des « travaux d'intérêt général » du même acabit. C'est de cette région que va jaillir l'insurrection.


Le 29 mars 1947, quelques centaines d'hommes armés de sagaies et de coupe-coupe attaquent des petites villes côtières et des plantations. Ils s'en prennent aux Européens mais aussi aux Malgaches qui vivent et travaillent avec eux. La jacquerie s'étend. Elle embrase rapidement toute la partie orientale de l'île, où la misère et les frustrations sont les plus grandes. Les rumeurs les plus folles courent sur le compte des insurgés, soupçonnés des pires atrocités. Le gouvernement français envoie des renforts (18.000 hommes) à Madagascar. La répression donne lieu à de nombreux débordements et crimes de guerre : tortures, exécutions sommaires, regroupements forcés, mises à feu de villages. En incluant de nombreux déplacés morts de faim, le nombre de victimes, directes et indirectes, fait encore débat parmi les historiens, le chiffre variant de 11.000 à 100.000 morts.


  • Dans Fahavalo, Madagascar 1947, film témoignage sorti en 2019, la réalisatrice malgache Marie-Clémence Andriamonta-Paes a recueilli les témoignages des derniers survivants de l'insurrection de 1947. Bande-annonce ci-dessous.

FAHAVALO, Madagascar 1947, film de Marie-Clémence Andriamonta-Paes (2019). Bande-annonce


 En pièces détachées


Signalgate (suite). Embourbé, quoiqu'il en dise, par l'affaire du Signalgate déclenchée par les pieds nickelés qu'il a installés à la Maison Blanche, Donald Trump pense avoir trouvé la parade. Comme chacun sait, la meilleure défense, c'est l'attaque. Ou la diversion. Depuis hier soir, Trump fait feu de tout bois (pas moins de six publications dans la journée sur son réseau social) : victoire, et dormez braves gens, nos services ont arrêté un dangereux criminel, l'un des trois leaders d'un gang salvadorien, le MS-13, un gang formé dans le sud de la Californie dans les années 1980 et composé essentiellement d'immigrants d'Amérique centrale. Le type s'appelle Henrry Josue Villatoro Santos, il a 24 ans, ce qui fait un peu jeunot pour diriger un gang qui compterait plus de 10.000 membres aux Etats-Unis, mais au royaume des fake news, on n'en est pas à une approximation près. Plusieurs rapports de police que la dangerosité de ce "ganfg" est toute relative, en tout cas en nette baisse depuis des années. Mais au moins depuis 2017, Trump a fait de ce MS-13 une fixette récurrente. Et il n'a pas été bien compliqué au FBI d'arrêter le dénommé Henrry Josue Villatoro Santos : il s'agirait en effet... d'un agent du FBI, en tout cas d'un jeune homme ayant eu quelques ennuis judiciaires mineurs, que lesservices américains pensaient pouvoir utiliser pour infilter le fameux gang... C'est évidemment une version de l'histoire que les Américains ne risquent pas d'entendrent sur Fox News.


Iaryna Chornohuz, poète engagée dans l'armée ukrainienne. Photo DR


 Poème du jour


A Bourg-en-Bresse (Ain), ce samedi 29 mars à 20 h (et dimanche 30 mars à 17 h 30), le Théâtre Artphonème s'associe à l'association lyonnaise DAR - ДАР - Artistes pour l'Ukraine (*) pour proposer deux soirées de soutien à l'Ukraine. Avec Wanda Kozyra (à l'archiluth, un luth proche du théorbe), Guillaume Dussably (musique électro) et la comédienne Pascale Paugam qui dira des poètes ukrainiens : Taras Chevtchenko, Vasil Stus, Sergyi Jadan, Lessia Oukrainka (et quelques autres...), et quelques "Fragments d'Ukraine ", écrits par Philippe Bouvard militant-syndicaliste parti à Karkhiv auprès d'une ONG en juillet 2024 ("témoignage, poétique et direct, de tout ce que nous, citoyens de pays - encore - en paix, ne pouvons concevoir, du plus trivial au plus extravagant").  


(*) - L'association DAR - ДАР - Artistes pour l'Ukraine (Lyon) met en place un grand nombre d'actions de soutien permettant à des artistes ukrainiens, sur place, de faire vivre des créations, des ateliers de pratique artistique... En France, DAR programme des concerts pour financer ses projets en Ukraine : "Nous avons organisé plusieurs transports d'aide en privilégiant les zones rurales et proches du front. Depuis 2024 nous soutenons, en priorité, les actions culturelles et les artistes ukrainiens qui s'engagent eux-mêmes en Ukraine comme bénévoles pour la diffusion de l'art . (...) Nous voulons ainsi agir en faveur de la culture et de l'éducation dans une Ukraine libre et démocratique." (https://dar-artistes-pour-lukraine.jimdosite.com/)


Iaryna Chornohuz, la poésie dans la bataille


Chaque année, le journal (en ligne) Ukrayinska Pravda (en ukrainien : Українська правда) distingue les femmes ukrainiennes de l'année. Le "cru 2025" vient de tomber, et dans la liste, il y a deux poètes-soldates : Oksana "Xena" Rubaniak, qui commande un peloton de systèmes aériens sans pilote, et Iaryna Chornohuz, qui est loin d'être une inconnue en Ukraine.  L'an passé, elle s'est vu attribuer le prestigieux Prix Taras-Chevtchenko. Militante du mouvement civique Vidsich, dans les années 2010, diplômée de la faculté des sciences humaines de l'Université nationale Académie Mohyla de Kyiv où elle a étudié la philologie et la littérature, elle acommencé à travailler dans une maison d'édition en tant que traductrice. Elle rejoint l'armée ukrainienne en 2019 comme infirmière, pendant la guerre du Donbass. Le 22 janvier 2020, son compagnon Mykola Sorochuk est tué au combat dans la région de Talakivka pendant la guerre. Elle s'engage ensuite comme soldat sous contrat dans les forces armées ukrainiennes, servant dans le 140e bataillon de reconnaissance maritime, tout en écrivant. En France, Le Monde et Ouest-France lui ont déjà consacré des articles, mais ses textes, à ce jour, n'ont pas encore été traduits. Avec un premier poème, "Silence de guerre", les humanités réparent cette lacune, en espérant éveiller l'intérêt d'une maison d'édition...


Silence de guerre


Le silence arrive avec fracas,

comme un rocher,

qui rejoint le prophète.

Telle une montagne devant laquelle on est saisi de torpeur, comme paralysé.

Cette montagne dont on se moque dans une blague misérable. 

 

Le paradis est un moment de lucidité et d'amour,

qui dure une éternité moins une semaine.

Et ce court moment, dont on se moque

dans une mauvaise plaisanterie, fond, se fait disperser par le vent

Comme la terre des tranchées sur la peau nue.

Une peau nue - offerte, non pas en sacrifice, mais en cadeau.

Elle est ce paradis. Et au-delà d'elle, c'est l'exil.

Au-delà - le silence. Trop fort.

 

Mon soleil se couche.

Mon soleil sombre se couche derrière le rocher,

Pareil au silence.

Le silence vient avec le rythme d'une chanson démodée.

au milieu d'un sifflement inaudible d'une flèche,

au milieu du sifflement inaudible et familier d'une balle.

 

Le silence vient avec fracas, comme un géant,

Ses pas sont lourds dans le désert des poissons desséchés,

devenus serpents et caïmans.

L'amour est donné. L'amour est offert.

Après lui, cet « ensemble » qu'on aspire à traverser dans la solitude, se dresse comme un tailleur de pierres, vieux de plusieurs siècles.

 

Le silence se fait bruyamment, comme  

Une guerre incessante, vielle de quelques centaines d'années.

Constituée d'une éternité de voix codées

Qui s'assemble dans une éternité de talkies-walkies et de cordes,

Je veux comparer chaque voix à peine audible

 à une balle de petit calibre,

et puis se rappeler de deux morts.

La Mort par une voix qui perce en un cercle noir

pour un bref instant. Et disparaît.

Et la Mort par une balle qui transperce la colonne vertébrale et l'artère cervicale.

Pour un instant de sang. Pour l'éternité d’une voix.

Et elle ne disparaît pas. Mais continue de tourner en rond.

 

Se taire, c'est tout.

Prendre en mains ce que l'on doit prendre.

Prendre par la main celui que tu dois prendre.

Et aller là où c'est déjà sillonné, là-bas où quelqu'un doit se rendre encore.

 

Avec un tailleur de pierres vieux de plusieurs siècles

Mon soleil se couche.

Mon soleil sombre se couche derrière un rocher,

pareil au silence.

Derrière le silence du monde, derrière le silence de la planète,

celui de mon pays.

Mon soleil se couche.

 

Mon soleil sombre.

Le soleil du silence de la guerre.

 

Yaryna Chornohuz, poème extrait du recueil Si toi et moi restons en vie ("Якщо ми з тобою лишимося живі"), 2023.

Traduction Kséniya Kvravtsova pour les humanités

 

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