Une cosmogonie contemporaine. Deux de ses œuvres venaient d’être acquises par le Centre Pompidou, et il est actuellement exposé à la Biennale de São Paulo. Mort brutalement chez lui, à 41 ans, Jaider Esbell était un artiste visuel de premier plan. Il a en outre beaucoup contribué à la reconnaissance indigène dans l’art contemporain. Hommage et portfolio.
Jaider Esbell avait 41 ans. C’était un artiste visuel de premier plan, auteur et activiste des droits indigènes, dont plusieurs œuvres sont actuellement exposées à la Biennale de Sao Paulo. Lui-même se définissait comme « artiviste ». «Il laisse un héritage pour les valeurs culturelles et artistiques des peuples indigènes» : à l’instar de communiqué du gouvernement du Roraima, où il est né en 1979, les hommages se sont vite multipliés au Brésil à l’annonce de sa mort, ce 2 novembre. Le corps sans vie de Jaider Esbell a été retrouvé dans son domicile-atelier de São Paulo ; les causes de sa mort ne sont pas encore connues.
Jaider Esbell est né dans un village nommé Normandia, au nord-est du Brésil, au sein de la communauté Macuxi, l’un des peuples vivant dans l’emblématique territoire Indigène Raposa Serra do Sol, dont la démarcation, par Lula en 2005, a été obtenue après des années de lutte. A 18 ans, il quitte sa communauté pour poursuivre ses études à Boa Vista, tout en travaillant comme électricien pour payer ses études. Après une licence de géographie, il se spécialise en gestion de l'environnement et développement durable. Mais à la faveur d’une bourse, il écrit un premier livre en 2010 et décide alors de pleinement assumer sa vocation artistique (jusque-là, il a détruit tout ce qu’il écrivait et peignait).
« L'imagerie et l'esthétique indigènes sont à la base de son travail »
Loin de renoncer à ses origines indigènes, celles-ci fécondent toute sa production artistique. Et avec d’autres artistes comme Denilson Baniwa et Isael Maxakali, Jaider Esbell devient un fer de lance du mouvement de valorisation institutionnelle des productions artistiques indigènes. Il a notamment été le commissaire d'une exposition organisée au Musée d'art moderne de São Paulo, intitulée « Moquém - Surarî : art indigène contemporain », réunissant des œuvres de 34 artistes indigènes des peuples Baniwa, Guarani Mbya, Huni Kuin, Krenak, Karipuna, Lakota, Makuxi, Marubo, Pataxó, Patamona, Taurepang, Tapirapé, Tikmũ’ũn, Maxakali, Tukano, Wapichana, Xakriabá, Xirixana et Yanomami.
Combinant la peinture, l'écriture, le dessin, l'installation et la performance, son travail à lui entremêle les mythes indigènes, la critique de la culture hégémonique et les préoccupations socio-environnementales, dérivant tantôt vers le domaine poétique, tantôt vers un positionnement plus clairement politique et militant. Pour le critique brésilien Leandro Muniz, « l'imagerie et l'esthétique indigènes sont à la base de son travail, mais au-delà de la transposition de ces éléments dans les techniques occidentales, ses peintures reflètent les modes de pensée Macuxi dans la façon dont elles sont construites en couches superposées, avec des éléments du passé, du présent et du futur, montrant le temps comme la simultanéité et l'interaction entre les champs subjectif et social, magique et politique, dans un transit entre les mondes. »
Jaider Esbell à l’ouverture de la 34ème Biennale de São Paulo. Photo Alberto César Araújo/Amazônia Real.
« Quelqu'un de généreux et d'engagé »
Récemment interrogé par le quotidien Folha sur l’incidence de propagation du COVID, Jaider Esbell avait répondu : « En tant que peuple indigène, nous venons déjà d'un processus historique de fin du monde. Vivre les choses à l'extrême fait déjà partie de notre propre dynamique. J'ai grandi en vivant dans la violence et les menaces. Je crois que cela n'a pas changé. Peut-être que la façon de mourir a changé. Pas exactement une forme de violence urbaine ou même rurale, à cause du racisme, mais une mort qui peut venir d'un endroit invisible. » La pandémie l’avait conduit à renoncer à un projet de galerie qui devait jouxter son atelier, et à planter à la place maïs et manioc. A l’entrée de ce jardin, il avait installé une plaque en bois : « Notre champ » (Umîri'kon).
Deux de ses œuvres, Carta ao Velho Mundo / Lettre à l'ancien monde (2018-2019) et Na Terra Sem Males / Au pays sans maux (2021), venaient tout juste d’être acquises par le Centre Georges Pompidou à Paris.
« Jaider Esbell était quelqu'un de généreux et d'engagé, avec une capacité impressionnante à établir des liens et à stimuler les rencontres entre différentes personnes, communautés et connaissances », a commenté, à l’annonce de sa disparition, Jacopo Crivelli Visconti, commissaire général de la 34e Biennale de São Paulo, qui se poursuit jusqu’au 2 décembre. Cette Biennale de São Paulo, Jaider Esbell en était en quelque sorte l’épine dorsale. Au milieu du parc Ibirapuera, véritable poumon vert de la métropole brésilienne, il laisse orphelins deux serpents violets ornés de motifs circulaires colorés : cette sculpture gonflable de 17 mètres de long, baptisée Entidades ("Entités"), représente l'être fantastique Îkîimî, qui traverse plusieurs mondes et n'a ni début ni fin. Un symbole de fertilité et de protection pour les peuples autochtones d’Amazonie, de plus en plus vulnérables depuis l’arrivée au pouvoir en 2019 du président d’extrême droite Jair Bolsonaro.
Le thème de cette 34e édition de la Biennale de São Paulo est « Faz escuro mas eu canto » ("Il fait noir mais je chante"), inspiré d’un vers du poète Thiago de Mello, originaire de l’État d’Amazonas (dans le Nord du Brésil). Avec la mort de Jaider Esbell, il fait encore un peu plus noir, mais son œuvre chante encore.
Jean-Marc Adolphe
Photo en tête d’article : Alberto César Araújo/Amazônia Real.
Vidéo
Interview avec Jaider Esbell pour le Premio PIPA, 2021 (10’20, en brésilien avec sous-titres anglais)
Portfolio
Jaider Esbell, Entidades,Parc Ibirapuera à São Paulo (2021)
Jaider Esbell, Letter to the Old World (2018-2019)
Jaider Esbell, O ataque do Kainamé (2021)
Jaider Esbell, A guerra dos Kainamés (2020)
Jaider Esbell, Pata Ewa’n – O coraçao do mundo (2016)
Jaider Esdell, TransMakunaima (2018)
Jaider Esbell, A conversa das entidades intergalácticas para decidir o futuro universal da humanidade (2021)
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