top of page

IA et climat font-ils bon ménage ?

Photo du rédacteur: Jean-Marc AdolpheJean-Marc Adolphe

Photographie Louise Allavoine, issue de la série "Miroir aux algorithmes"


 UNE SÉRIE SUR L'IA / 06  L'an passé, on parlait encore peu des énormes besoins en énergie que demandent les systèmes d’intelligence artificielle. Mais cette question n’avait-pas échappé aux collégiens embarqués dans la résidence de journalisme pilotée par l'association Média Tarn. Une préoccupation qui peut aller jusqu’à une « critique du numérique ».

 

Lorsque Media-Tarn a décidé, au printemps 2023, de consacrer une résidence de journalisme à l’intelligence artificielle, le sujet n’était encore guère médiatisé. Quelques mois plus tard, en décembre, lorsqu’ont eu lieu les premières séances en milieu scolaire avec des collégiens d’Albi et de Vielmur-sur-Agout, la donne avait changé. ChatGPT était passé par là : tout le monde en avait entendu parler, certains avaient déjà testé "l’agent conversationnel" développé par la société américaine OpenAI. L’intelligence artificielle touchait désormais le "grand public".

 

Dans les commentaires et chroniques qui fleurirent alors, l’un des éléments les plus fréquemment mis en avant, pour insister sur les bienfaits à venir de l’IA, concernait la santé : on allait pouvoir mieux détecter certains cancers, faciliter des opérations chirurgicales, etc. Qui serait opposé à un tel progrès ? Pendant ce temps, on n’a guère entendu parler de l’empreinte écologique de l’intelligence artificielle…

 

A partir d’une première revue de presse constituée de quelques articles, les élèves des collèges d’Albi et de Vielmur-sur-Agout ont effectué une recherche documentaire : pourquoi Le Monde écrit-il que « le réchauffement climatique est la face obscure de l’intelligence artificielle » (1), le site novethic.fr parlant même, à propos de l’IA, d’une « bombe climatique invisible » ? (2) Les collégiens ont cherché par eux-mêmes des informations sur le "cloud computing" (en français, informatique dans les nuages, qui fait référence à l’utilisation de la mémoire et des capacités de calcul des ordinateurs et des serveurs répartis dans le monde entier et liés par un réseau) et aussi sur les data centers (centres de données), qui émettent beaucoup de chaleur, et doivent être continuellement réfrigérés ou tempérés, par des systèmes eux-mêmes consommateurs d'énergie.

 

François Proposer, cofondateur d’une agence de graphisme spécialisée dans l’infographie et la visualisation de données, est conscient de ce paradoxe lorsqu’il confie avoir utilisé l’IA pour l’aider à concevoir un site web consacré à la production mondiale de carbone et aux émissions de gaz à effet de serre : « au lieu de commencer à coder les choses, à créer un site de A à Z, ce qui peut prendre plusieurs heures, voire plusieurs jours, on va demander à une intelligence artificielle, simplement en lui dessinant notre idée, de créer le site web et ça va nous permettre de tester des idées beaucoup plus rapidement... »

 

Même si les principales plateformes refusent de communiquer sur leur consommation d’énergie, en janvier 2024, en marge du Forum économique mondial de Davos, Sam Altman, "l’inventeur" de ChatGPT, déclarait que l'intelligence artificielle consommera dans le futur beaucoup plus d'énergie que prévu. Sans une percée technologique en matière d'énergie, « il n'y a aucun moyen d'y parvenir » avait-il alors ajouté. Pour autant, Christophe Borie, directeur de la centrale hydroélectrique du Saut du Tarn, à Saint-Juéry, se veut rassurant : « Chaque innovation a son impact, surtout au début. Ainsi, les premiers ordinateurs consommaient énormément d'énergie et chauffaient beaucoup. Sur la durée, les technologies évoluent. »

"Il ne suffit pas de dire, pour rester sur un argument écologique, que chaque objet utilise beaucoup de matière et d'énergie, mais que ça embarque la société entière dans une dépendance à ces objets qui ne sont pas maîtrisés" (Olivier Lefebvre)

Olivier Lefebvre n’est pas de cet avis. Auteur de Lettre aux ingénieurs qui doutent (L’Échappée, 2023), chargé de mission transition écologique et sociale à l’Institut national polytechnique de Toulouse, il poursuit, avec d’autres collèges, des réflexions sur l’innovation technologique et les enjeux écologiques. Interviewé en visio-connexion par les élèves d'une classe de 4ème du collège Jean Jaurès (Albi), il juge que « l'empreinte environnementale du numérique est un sujet de préoccupation. Les ordinateurs, smartphones et montres connectées, les réseaux de capteurs, les serveurs, les data centers, etc, ça utilise beaucoup de métaux et beaucoup d'énergie, et comme on en utilise de plus en plus, on est face à une croissance exponentielle. »

 

Toutefois, il met en avant, plus globalement, une critique du numérique, en parlant d’une véritable « dépendance sociale : il y a plein de choses que vous ne pouvez pas faire sans avoir un accès numérique, que ce soit avec un smartphone ou un ordinateur. La société s'organise sur les possibilités offertes par ces systèmes. Les sociétés "occidentales" sont marquées par une accélération du renouvellement et de la transformation des technologies, qui crée certains modes de vie. Il ne suffit pas de dire, pour rester sur un argument écologique, que chaque objet utilise beaucoup de matière et d'énergie, mais que ça embarque la société entière dans une dépendance à ces objets qui ne sont pas maîtrisés, qui ne sont pas fabriqués ici, qui demandent beaucoup d'énergie, etc. C'est cette notion de dépendance qu’il me semble important de souligner. »

 

J-M. A.


(1). article de David Larousserie, publié le 1er mai 2023

(2). article de Fanny Breuneval publié le 3 janvier 2024.


 

Au Saut du Tarn, sur les rives du passé et du présent

 

La centrale hydroélectrique de Saint-Juéry. Photo Jean-Marc Adolphe


En reportage à Saint-Juéry, des élèves de 4ème du collège Jean Jaurès à Albi ont notamment rencontré un ancien métallier, près des machines exposées par le musée du Saut du Tarn ; et le directeur de la centrale hydro-électrique, toujours en activité. Une façon de situer l’IA dans l’évolution des techniques.

 

Il y avait du bruit et de la poussière. Et la chaleur en plus. Il fallait chauffer le métal à 1600° pour le rendre liquide et le faire couler dans des moules afin d’obtenir les pièces nécessaires. « C’était dur, comme métier », confie Raymond, ancien métallier qui a travaillé pendant plus de 50 ans à l’usine métallurgique du Saut du Tarn, à Saint-Juéry. Il ajoute, devant les jeunes élèves de 4ème du collège Jean Jaurès : « Tous les ouvriers qui ont travaillé sur ces postes de travail s’appliquaient et ils étaient conscients de faire des choses utiles :  à la fin de la Seconde guerre mondiale, il y avait cette exigence de reconstruire une bonne partie du pays qui avait été détruit. Dans les années 1950-60, il a fallu produire de manière économique et compétitive pour pouvoir vendre les produits sur le marché international. Il fallait étudier le poste de travail, voir comment l'ouvrier pouvait gagner du temps, comment il pouvait être moins fatigué tout en produisant davantage. »

 

« Au début de mon activité, on était nombreux parce qu'il fallait beaucoup de main d'œuvre. J'ai connu le temps où l'ouvrier faisait le travail avec la machine et c'était lui qui maîtrisait l'opération », poursuit Raymond. « Après, on rentrait un programme et c'était la machine qui faisait le travail. L'ouvrier composait avec la machine pour réaliser le travail. Puis il y a eu la robotisation, encore une autre évolution. A ce moment-là, l'ouvrier ne fait qu'observer et il n'intervient que s'il y a un problème. »

 

L’usine n’a pas survécu à la crise industrielle et a fermé ses portes en 1983, mais le musée du Saut du Tarn, où Raymond rencontre les collégiens d’Albi, garde la mémoire de ce passé industriel, avec des maquettes du site et d’imposantes machines, qui sont régulièrement entretenues. Dotés de tablettes numériques fournies par Media-Tarn, les élèves prennent de nombreuses photos, témoignage d’une époque fort éloignée de l’intelligence artificielle.

 

Les élèves de 4ème 7 du collège Jean Jaurès d'Albi, en visite à la centrale hydroélectrique de Saint-Juéry, le 7 mars 2024.

Photos Jean-Marc Adolphe


Le reportage qu’ils réalisent collectivement les conduit de l’autre côté du Tarn pour une visite guidée de la centrale hydroélectrique. Son directeur, Christophe Borie, se prête de bonne grâce aux questions préparées par les collégiens. L’intelligence artificielle et les robots pourraient-ils remplacer l’activité humaine des techniciens et des ouvriers de la centrale ? « Les techniques d’hydrologie ont déjà beaucoup évolué », répond Christophe Borie, « ainsi que le contrôle et le pilotage des machines, avec la numérisation. Jusque dans années 1980-1985, on utilisait essentiellement de l'électronique et de l'électricité de base. Ensuite, on a introduit l’informatique, avec des ordinateurs et des logiciels. Depuis 2015, là, on a recours à l'intelligence artificielle, notamment pour la maintenance prédictive sur les machines. L'IA a ce gros avantage de pouvoir traiter un volume de données très important (les températures, les débits, les échauffements, les vibrations, les déplacements mécaniques, mais aussi pour l'hydrologie puisqu'on a des capteurs un peu partout dans les rivières), et de proposer plusieurs solutions. Certaines peuvent parfois être totalement farfelues, mais ce n'est pas grave. On est là pour analyser et faire le tri. Cela concerne par exemple les probabilités de montée d’eau, de crues, d’inondations. »

 

Au sein de l’usine, l’intelligence artificielle va permettre de réduire les risques que peuvent rencontrer les agents. Des casques de réalité virtuelle sont d’ores et déjà utilisés pour préparer à certaines situations. Et certaines salles sont équipées de capteurs pour déceler des fuites de gaz toxiques. « Mais l’humain reste très important », précise Christophe Borie. « Ouvrir une vanne, tourner un volant, etc. : il y a des choses qui, physiquement, ne peuvent pas être faites, en l'état actuel, par des intelligences artificielles. Une usine peut fonctionner toute seule, en autonomie, mais les machines ont quand même besoin de nous pour les démonter, pour vider l'eau, etc. »

 

Loin de scénarios de science-fiction qui laisseraient entrevoir un monde où les IA pourraient intégralement remplacer le travail humain, Christophe Borie préfère parler de « globalité des compétences. Aujourd’hui, l’IA en fait partie. Mais ce n’est qu’une des cordes à notre arc. » Le Tarn, qui coule en contrebas, a d’autres soucis : les périodes de sècheresse sont de plus en plus intenses. Si le débit du fleuve chute à moins de 25 mètres cubes / par seconde, les plus grosses turbines de la centrale doivent être mises à l’arrêt. Et ça, l’IA n’y peut rien.


J-M.A




Jean-Marc ADOLPHE, rédacteur en chef des humanités, et la photographe Louise ALLAVOINE ont été les deux invités de la 6ème résidence journalistique FLUX, portée par l'association Média-Tarn (sous la responsabilité de Myriam BOTTO) qui s’est déroulée d’octobre 2023 à octobre 2024 sur le territoire tarnais, entre Albi, Vielmur-sur-Agout, Castres, Graulhet et Gaillac.


Une centaine de collégiens ont été parties prenantes, dans ce cadre, d’une enquête participative visant à questionner les enjeux et les limites des outils de l’intelligence artificielle : une classe de 3e du collège René Cassin à Vielmur-sur-Agout, une autre du collège Honoré de Balzac à Albi et une classe de 4e du collège Jean Jaurès à Albi. Ont aussi été impliqués dans l’ouvrage leurs enseignants bien sûr mais aussi des enfants et adolescents accueillis au sein d’un ALAE (Amicale laïque à Graulhet) et d’une MJC (Técou), des adultes fréquentant des lieux de culture, de partage et de convivialité du territoire comme des médiathèques (Castres, Gaillac, Graulhet), un Tiers-Lieu (M à Graulhet), un Fablab (Association ACNE, Albi), des cinémas (Cinéma Arcé à Albi, cinéma Vertigo à Graulhet) …



De ce processus au long court, sont nés deux objets :


MIROIR AUX ALGORITHMES, une série de 21 photographies : avec Louise ALLAVOINE à la prise de vue, la centaine de collégiens impliquée dans l’enquête a cheminé dans un processus de mise en scène photographique, pensé en écho aux interviews réalisées avec l’accompagnement du journaliste Jean-Marc Adolphe. Regarder en face le procédé logique et automatisé qu’est l’intelligence artificielle pour le mettre en réflexion, le faire rimer avec humanité, le contextualiser et en nuancer la portée, tels ont été les fils à tisser de la série MIROIR AUX ALGORITHMES.


la REVUE FLUX 23-24, un magazine de 64 pages qui donne à lire une diversité de points de vue et de sujets ayant trait à la façon dont les intelligences artificielles s’expriment dans nos quotidiens. La rédaction des articles qui y sont compilés a été confiée à Jean-Marc Adolphe. Ce dernier a engagé le travail rédactionnel à l’issue d’une étape préparatoire qu’il a menée en classe avec les collégiens impliqués. Cette étape a consisté en un travail de dérushage et de hiérarchisation des informations recueillies au cours des entretiens organisés par Média-Tarn et conduits par les élèves. La revue comporte également un portfolio permettant de découvrir l’intégralité de la série MIROIR AUX ALGORITHMES.

Et pour clôturer la résidence, Jean-Marc ADOLPHE a livré cinq chroniques issues des réflexions construites autour des intelligences artificielles au cours de son séjour dans le Tarn, enregistrées et diffusées du lundi 14 au vendredi 18 octobre par Radio Albigés.


  • La résidence journalistique FLUX a été possible grâce à l’implication de nombreux acteurs sur le territoire et de celles de professionnels, chercheurs, experts, concernés de très près par les intelligences artificielles ou non.

    L’action a bénéficié du soutien du Conseil départemental du Tarn et de la DRAC Occitanie dans le cadre de son appel à projet Éducation aux médias et à l’Information.


 

Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Uniquement composé avec l'intelligence humaine. Pour soutenir, dons (défiscalisables) ou abonnements ICI

56 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout

Comentarios


nos  thématiques  et  mots-clés

Conception du site :

Jean-Charles Herrmann  / Art + Culture + Développement (2021),

Malena Hurtado Desgoutte (2024)

bottom of page