Nikki Giovanni. Photo DR
Immense poète noire américaine, hélas totalement inédite en français, décédée à 81 ans, Nikki Giovanni incarnait une tout autre Amérique que celle de Trump. Militante des droits civiques et du Black Arts Movement, née à l'époque de la ségrégation, elle était forcément en colère. Mais son "militantisme" n'a jamais pris le pas sur une veine poétique profondément humaniste, amoureuse de la vie... et de l'amour. Nous lui rendons ici un premier hommage, le temps de polir quelques pépites à venir.
Immense voix de la poésie noire américaine, et du mouvement des droits civiques, amie d’Angela Davis, célébrée par Barack Obama, connue dans tous les États-Unis, mais totalement inédite en France, Nikki Giovanni vient de décéder à 81 ans, à l’hôpital de Blacksburg, en Virginie, des suites d’un cancer du poumon.
Née Yolande Cornelia Giovanni Jr en 1943 à Knoxville, dans le Tennessee, à l’époque de la ségrégation, surnommée Nikki par sa sœur aînée, Nikki Giovanni a étudié à l'université Fisk de Nashville. Elle y rencontre plusieurs figures de la littérature noire, dont Amiri Baraka et Dudley Randal, avant d'étudier la poésie à l'école des arts de l'université de Columbia. Elle publie ses deux premiers recueils de poèmes en 1968 - Black Feeling, Black Talk et Black Judgement - et entame une carrière qui s'étendra sur plus de trente livres, dont Those Who Ride the Night Winds et Love Poems.
Elle s'inscrit dans le mouvement naissant du Black Arts Movement, qui compte des personnalités telles que LeRoi Jones, Maya Angelou, James Baldwin, Thelonious Monk et Audre Lorde. En tant que militante des droits civiques et écrivaine politiquement engagée, Nikki Giovanni attire l'attention du FBI ; elle a un jour déclaré qu'elle avait l'habitude d'inviter les agents qui la surveillaient chez elle « à prendre un café parce que je savais qu'ils voulaient vérifier l'endroit ».
Nikki Giovanni a enseigné l'anglais à l’Université de Virginie de 1987 à 2022. En 2007, lorsque l'un de ses anciens étudiants a assassiné 32 personnes lors de la fusillade de Virginia Tech, Nikki Giovanni a déclaré : « Tuer est un manque de création. C'est un manque d'imagination. C'est un manque de compréhension de qui vous êtes et de votre place dans le monde. La vie est une idée intéressante et... bonne ».
« Je pensais que j’allais m'assagir », disait-elle en février dernier dans une interview à The Guardian : « Et puis j'ai réalisé que non, il y a encore pas mal de colère en moi ». A 81 ans, la mort interrompt une œuvre qui n’était pas achevée. Nikki Giovanni travaillait à un dernier recueil de poèmes, ainsi qu'à des mémoires intitulés A Street Called Mulvaney ("Une rue appelée Mulvaney").
Pour rendre hommage à Nikki Giovanni, les humanités publieront ce week-end un dossier plus complet avec d’autres textes inédits, un écho de son fabuleux dialogue avec James Baldwin, de ses rencontres avec Angela Davis, de son entretien boxeur Muhammad Ali, de ses incursions dans le jazz… Et pour tout de suite, une première sélection de poèmes inédits en français, un entretien avec Nikki Giovanni et une conférence filmée…
Nikki Giovanni à l'époque du Black Arts Movement. Photo DR
Première sélection de poèmes (inédits en français)
L'amour : une condition humaine
Une amibe a de la chance d'être si petite ... sinon son narcissisme mènerait à la guerre ... puisque l'amour de soi semble si souvent mener à l'autosatisfaction ...
Je suppose que l'on pourrait faire valoir qu'il y a plus d'amibes que d'êtres humains, qu'elles constituent la majorité physique et donc le droit moral. Mais heureusement, les amibes font rarement appel à la télévision aux dieux supérieurs et aux instincts les plus bas, de sorte que l'on peut se demander si la capacité de se reproduire efficacement a quelque chose à voir avec l'amour.
La nuit aime les étoiles qui jouent dans les ténèbres ... le jour aime la lumière qui caresse le soleil ... Nous aimons ... ceux qui aiment ... parce que nous vivons dans un monde qui a besoin de lumière et de ténèbres ... de partenariat et de solitude ... de similitude et de différence ... de familier et d'inconnu ... Nous aimons parce que c'est la seule véritable aventure ...
Je suis heureuse de ne pas être une amibe ... il doit y avoir plus dans nos vies que nous-mêmes ... et notre capacité à faire plus qu’une seule et même chose ...
(extrait de The Women and the Men, 1975)
Choix
si je ne peux pas faire
ce que je veux faire
alors mon travail consiste à ne pas
faire ce que je ne veux pas
faire
ce n'est pas la même chose
mais c'est le mieux que je puisse faire
si je ne peux pas avoir
ce que je veux ...
alors
mon travail consiste à vouloir
ce que j'ai
et d'être satisfait
qu'au moins il y a
quelque chose de plus à vouloir
puisque je ne peux pas aller
là où je dois
aller
alors je dois
aller
là où les signes indiquent
en comprenant toujours
que le mouvement parallèle
n'est pas latéral
quand je ne peux pas exprimer
ce que je ressens vraiment
je m'entraîne à ressentir
ce que je peux exprimer
et rien de tout cela n'est égal
je sais
mais c'est pour cela que l'homme
seul parmi les animaux
apprend à pleurer
(extrait de Love Poems, 1997)
Je ne suis pas seule
je ne suis pas seule
Dormir tout seule
Tu penses que j'ai peur
mais je suis une grande fille
je ne pleure pas
J'ai un très
grand lit dans lequel je peux m'enrouler
et beaucoup d'espace
et je ne fais pas de mauvais rêves
de mauvais rêves comme j'en faisais
quand tu me quittais
Plus jamais
Maintenant que tu es partie
je ne rêve pas
et peu importe
ce que tu penses
je ne suis pas seule
en dormant
toute seule
(extrait de Love Poems, 1997)
Un poème d'amitié
Nous ne sommes pas des amants
à cause de l'amour
que nous faisons
mais de l'amour
que nous avons
Nous ne sommes pas des amis
à cause des rires
que nous partageons
mais des larmes
que nous économisons
Je ne veux pas être près de toi
pour les pensées que nous partageons
mais pour les mots que nous n'avons pas besoin
de dire
Tu ne me manqueras jamais
pour ce que nous faisons
mais pour ce que nous sommes
ensemble
Extrait de The Collected Poetry of Nikki Giovanni: 1968–1998
Quand je mourrai
Quand je mourrai,
j'espère qu'aucun de ceux qui m'ont fait du mal ne pleurera
et s'ils pleurent, j'espère que leurs yeux tomberont
et qu'un million d'asticots qui constituaient leur cerveau
ramperont des trous vides et dévoreront la chair
qui a recouvert le mal qui s'est fait passer pour une personne
que j'ai probablement essayé
d'aimer
Nikki Giovanni à son domicile de Christiansburg, en Virginie, en 2020. Photo Shaban Athuman / The New York Times
Entretien avec Nikki Giovanni (février 2016)
« La poésie nous apaise mieux que toute autre chose »
Selon vous, qu'est-ce que la poésie fait mieux que tout autre chose ?
Nikki Giovanni : La poésie nous apaise mieux que toute autre chose. La poésie est ce que nous lisons lorsque nous nous marions, et la poésie est ce que nous lisons lorsque nous sommes enterrés. C'est ce que nous lisons quand nous tombons amoureux, et nous écrivons des poèmes très méchants quand nous sommes en colère contre les gens. La poésie fait tout.
Êtes-vous le genre d'écrivain qui écrit tous les jours ?
Non, et je ne le recommande même pas. Ce qu'il faut faire, c'est lire tous les jours, on apprend tous les jours quelque chose. On n'écrit pas tous les jours parce que personne n'a quelque chose à dire tous les jours. Mais il faut lire tous les jours parce qu'il faut qu'il y ait quelque chose qui arrive.
Vous écrivez donc quand vous êtes inspirée ?
Pas nécessairement inspirée, parce que je pense que c'est en train de devenir un mauvais mot. J'écris quand je pense que j'ai quelque chose à dire ou quelque chose qui doit être dit, ou quand je réagis à quelque chose.
Vous avez passé votre jeunesse à écrire et à lutter pour les droits civiques des Noirs américains. En quoi pensez-vous que cette lutte est différente aujourd'hui de ce qu'elle était à l'époque ?
Eh bien, il n'y a pas de lutte raciale au sens où l'on disait « seulement les gens de couleur » ou « seulement les Blancs ». Mais nous nous posons la question de savoir qui peut contrôler le corps de qui. Et c'est en fait la même chose qui remonte à l'esclavage. Qui contrôle votre corps ? Je pense qu'il s'agit là d'une question essentielle.
Lorsque le président Barack Obama a été élu, beaucoup de gens ont dit que c'était la fin de la fracture raciale en Amérique ou, du moins, l'aube d'un jour nouveau pour l'Amérique. Or, des sondages récents indiquent que la plupart des Américains, y compris une grande majorité d'Afro-Américains, pensent que les relations raciales sont pires aujourd'hui que lorsque Barack Obama est devenu président. Comment pensez-vous que cela s'est produit ? Cela ne montre-t-il pas qu'il y a quelque chose à faire au-delà des questions personnelles ?
Peut-être. Je viens d'écrire un vers qui dit - c'est un poème plus long, je ne vais donc pas vous le réciter - mais le vers dit : « Nous nous inclinons devant la timidité de Barack Obama », et je pense que nous avons élu Barack Obama pour diriger et qu'il ne l'a pas fait. Je pense que Barack voulait être président, mais qu'il n'a pas voulu prendre les devants et dire « Voilà ce que nous devons faire ». Il ne nous a pas fait avancer et nous sommes revenus en arrière. Il aurait dû faire ces choses dès la première année de son mandat.
A quel point diriez-vous que vous êtes politique ces jours-ci ?
Je ne suis pas politique. Je suis juste une petite vieille qui essaie de regarder le monde.
« La vie est belle, l'amour est amusant. Pourquoi ne pas profiter des deux ? »
conférence filmée de Nikki Giovanni à l'Université de Virginie, le 13 juin 2017 (en anglais)
Parce que vous le valez bien, les humanités, ce n'est pas pareil. Entre autres, on essaie de ne pas confondre lanternes (comme Nikki Giovanni) et vessies. Pour soutenir le parti des lanternes (et des lucioles), dons et abonnements ICI
Kommentare