Hitchcock avant Hitchcock
- Philippe Roger
- il y a 2 jours
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"The Farmer’s Wife" (1928), l'un des premiers films d'Alfred Hitchcock
Aux origines du maître du suspense : Carlotta Films édite un coffret collector avec dix des premiers films d'Alfred Hitchcock, du muet à l'approche du parlant. Dans ces films de jeunesse, on voit comment un créateur en devenir se cherche, et on découvre comment il se trouve...
Carlotta : depuis un quart de siècle ce nom qui fleure bon son Vertigo évoque pour l’amateur de cinéma une cinéphilie exigeante, tant dans la distribution que l’édition DVD puis Blu-ray de films restaurés ; l’équivalent européen de Criterion, la référence d’outre-Atlantique. En ce printemps 2025, avec le coffret de sept Blu-ray rassemblant dix films de la fin du muet et du début du parlant, tous réalisés par Alfred Hitchcock pour la British International Pictures entre 1927 et 1932, on a l’impression de revenir aux temps heureux des débuts de Carlotta, lorsqu’il s’agissait de donner accès aux films majeurs de l’histoire du cinéma. Précisons qu’on doit au British Film Institute les remarquables restaurations de cette part aussi essentielle que peu fréquentée de la filmographie hitchcockienne. On y voit comment un créateur en devenir se cherche, on découvre comment il se trouve ; le jeune Hitchcock, celui des années vingt à l’approche du parlant, n’est pas encore celui de la maturité, que nous connaissons. Il explore des domaines variés, et doit souvent tenir compte de la commande qui lui est faite. Cruciales, puisqu’elles documentent l’arrivée du cinéma parlant, ces années qui voient la production d’une dizaine de ses films sont instructives. Il tente diverses voies, les résultats inégaux ont la saveur des expériences. Il y a dans ce désordre le charme de la vie. On y perçoit des germes qui vont se développer, ainsi que des impasses.

"The Ring" (1927)
Le premier film du coffret est The Ring (1927). Le titre français étant absurde (Le masque de cuir), on n’utilisera dans cet article que les titres originaux, tous pertinents. The Ring se réfère autant à l’anneau marital qu’à l’estrade où l’on boxe. A l’alliance s’oppose le bracelet en forme de serpent (la Bible n’est pas loin) qu’offre l’homme à la jeune femme. Un plan ironique, au moment du mariage, montre le bracelet tentateur tomber sur la main qui vient de recevoir l’alliance. Dans ce récit censé se dérouler dans le milieu masculin de la boxe, le personnage féminin se révèle central. Tous les films d’Hitchcock, dès ses premiers, tournent autour d’une figure féminine. Autre constante déjà bien présente, le motif du regard. Deux scènes sont exemplaires à cet égard : au parc d’attraction, une ouverture se trouve pratiquée dans la toile de la tente, permettant à la femme d’observer le combat à l’intérieur. Plus tard, un miroir jouera un rôle voisin, de tremplin au regard. Même si le film est de second ordre, avec une fin décevante, The Ring est cependant prometteur.
The Farmer’s Wife (1928) a un ton plus léger. C’est qu’Hitchcock s’aventure cette fois dans la comédie, tout en conservant le thème du mariage ; il montre le ridicule d’un veuf présomptueux qui entend se remarier. Les propositions du hobereau tournent toutes au fiasco, jusqu’à ce qu’il comprenne enfin (car la comédie est morale) que sa servante l’aime depuis le début. Le cinéaste joue beaucoup sur la nourriture, domaine qui le fascine autant que les corps : un dessert très anglais en gelée tremblotante est l’occasion de plans réjouissants, et une bizarre métaphore paysanne rapproche la teinte des navets des seins de femme.
Après ces deux films mineurs non dépourvus d’intérêt, Champagne (1928) est un vrai ratage ; conscient de l’échec en train de se produire, le cinéaste se désintéresse complètement du scénario, très faible d’ailleurs, au seul profit d’expérimentations visuelles. Comme il n’y a strictement aucun enjeu, Hitchcock se livre à de purs effets formels, détachés de toute nécessité. Par moments, on voit que le jeune cinéaste est alors sous l’influence de Murnau. Son cinéma est très marqué par l’esthétique germanique ; il le restera.

"The Manxman" (1929)
Dernier film muet du réalisateur, The Manxman (1929) fait preuve d’une toute autre ambition. C’est aussi que la Tchèque Anny Ondra, qui joue Kate, intéresse nettement plus Hitchcock que la fade Betty Balfour, la vedette de Champagne. Il fera d’Ondra la première blonde de son cinéma, figure appelée comme on sait à devenir mythique. A côté de la comédie inconsistante de Champagne, The Manxman est un drame puissant, à la mise en scène accomplie. Après le centrifuge vainement dispersé, voici la force d’un point de vue cohérent, centripète. De vrais sujets sont traités, aussi : l’amitié, la tentation, la trahison. Une séquence prouve la puissance visionnaire du jeune cinéaste : celle en bord de mer, où Hitchcock compose avec les grands blocs rocheux des falaises tourmentées, se trouve cadrée et rythmée jusqu’à imprimer une forte dimension onirique à la situation ; scène décisive, la jeune femme apprenant de son amoureux que son fiancé n’est pas mort et s’apprête à revenir. La figure du mariage se confirme chez Hitchcock comme celle de tous les mensonges. Campé par l’inquiétant Randle Ayrton, Caesar, le père de Kate, pèse sur ce mariage qui sonne faux. Lorsque Kate tentera plus tard de se suicider, un raccord saisissant fait passer de l’eau sombre du port à l’encre noire de l’encrier du juge qu’est devenu l’amant.

"Blackmail" (1929)
Après la réussite de The Manxman, Hitchcock va se surpasser avec son film suivant, magistral, qui sera tout à la fois muet et parlant : Blackmail (1929) ; il tournera deux versions, très réussies, de cette grande œuvre où déjà la sûreté du trait s’impose. Le jeune cinéaste s’y montre au diapason des esthétiques allemandes et américaines : si un escalier fait penser à Lang, le grand décor ascensionnel de la cage d’escalier en coupe évoque plutôt Borzage. Les ombres jouent un rôle majeur, des ombres germaniques. Le propos est osé, puisqu’il est frontalement question de sexe et de mort, donc doublement de culpabilité ; l’empreinte du cinéma de Fritz Lang est indéniable sur ce point. Avec Blackmail, Hitchcock met l’idée de morale en question, Alice, la meurtrière, se trouvant être l’amie de Frank, le policier enquêteur. Celui-ci va dissimuler les preuves pour blanchir Alice (qui se nomme White, bien sûr). Déjà, Frank était présenté comme quelqu’un s’arrangeant avec la morale, dans une scène où il resquillait pour entrer dans un restaurant bondé. Au-delà de la grisaille du mal ordinaire, celui que tout un chacun pratique, le Mal professionnel, si l’on peut dire, présente deux visages contrastés, du minable maître chanteur et de l’artiste séduisant. Il est hautement significatif que le personnage du séducteur soit un artiste peintre ; le bouffon de son dernier tableau semble narguer le spectateur, le mettre en cause, jusque dans la dernière scène faussement heureuse (la femme se trouvera emprisonnée plus sûrement dans son mariage avec le policier que dans les prisons d’Etat). Cet accent mis par le cinéaste sur l’artiste est fondateur d’une poétique paradoxale, il annonce les paradoxes de Shadow of a Doubt, le film préféré d’Hitchcock. C’est que l’art échappe à la morale, même lorsqu’il en construit une ; toute création expérimente une liberté essentielle. C’est aussi la première fois que le cinéaste emploie un monument pour l’affrontement final entre les forces antagonistes : avec la tête géante égyptienne puis son dôme vertigineux, le British Museum préfigure la statue de la Liberté de Saboteur et les monts Rushmore de North by Northwest. Plus longue de dix minutes, la version parlante de Blackmail, où Anny Ondra est doublée en direct pour masquer son accent, apporte une dimension nouvelle ; ainsi un piano joue un vrai rôle dans la scène du meurtre. Un cri sert de raccord entre deux séquences. Isolé, un mot douloureux (knife) revient en boucle, manifestant l’obsession d’Alice. Hitchcock prouve qu’il aime le son autant que l’image.

"Murder !" (1930)
Premier film entièrement parlant du cinéaste, Murder ! (1930) bénéficie du jeu tout en nuances du subtil Herbert Marshall. Hitchcock a beau moins être à l’aise que dans son essai précédent, il trouve de belles idées sonores. Ainsi le verdict est-il entendu depuis la pièce presque vide où le jury a délibéré ; la savoureuse scène des coulisses, au théâtre, donne aussi l’occasion de faire jouer cette dimension. Un monologue intérieur, accompagné d’un orchestre pris en direct, est même expérimenté à un autre moment. Le cinéaste réduit son découpage, dispose quelques plans longs pour rendre naturels les dialogues ; ce ralentissement permet du moins d’installer l’ambiance. Le plus original est la dimension homosexuelle — aussi discrète que constante dans le cinéma d’Hitchcock — donnée au personnage du meurtrier, trapéziste travesti ; le fait qu’il soit curieusement désigné comme métis dans les dialogues est une façon détournée pour suggérer ce qui ne peut être dit ouvertement, de son homosexualité. Dès l’ouverture, les décors se ressentent de l’influence germanique. A signaler qu’une version allemande fut tournée par Hitchcock dans ces mêmes décors. Titrée Mary, elle figure en complément dans le coffret. Plus courte de vingt minutes, elle censure la métaphore dérangeante du métis (le meurtrier se retrouve banalement un évadé de prison). Parmi les comédiens de cette version secondaire, on croise la future baronne du Liebelei d’Ophuls, Olga Tschechowa, l’excellent Alfred Abel reprenant le rôle central d’Herbert Marshall.

"Rich and Strange" (1931)
Situé durant la guerre civile irlandaise, Juno and the Paycock (1930) n’est que la mise en boîte paresseuse d’une pièce de théâtre, avec des acteurs de théâtre qui cabotinent. On peut au moins l’interpréter comme le tribut du cinéaste à ses racines irlandaises. Nettement plus intéressant est The Skin Game (1931). Par sa mise en scène, Hitchcock parvient à installer une tension réelle ; même s’il ne s’agit pas d’un film criminel, le cinéaste développe des situations de cet ordre. Le film s’achève d’ailleurs sur un suicide qui n’est pas sans évoquer The Manxman. Hitchcock apprivoise les travellings dans ce drame brillant, avec l’excellent Edmund Gwenn en capitaliste prêt à tout. On retrouvera le comédien dans The Trouble with Harry.
Rich and Strange (1931), dont le titre est une citation de Shakespeare, est un film non pas riche mais sûrement étrange, fort personnel, sur le thème récurrent du couple. Le motif de la tentation s’y trouve repris et développé de façon explicite ; chez Hitchcock, le sexe est toujours présent, et cette comédie encore marquée par le cinéma muet le prouve à sa façon, originale. Sous des abords modestes, Rich and Strange est une œuvre importante, à redécouvrir. Sa proximité avec le contemporain Daïnah la métisse de Grémillon rajoute de l’intérêt à cette croisière dangereuse, ce voyage initiatique qui va finir par renforcer les liens d’un couple que la routine avait éloigné.
Quant à Number Seventeen (1932), il s’agit d’une commande plutôt faible que le cinéaste parvient néanmoins à détourner vers l’absurde. Le film s’ouvre comme une version burlesque du Vampyr de Dreyer, qui lui est contemporain. Il se poursuit sous forme d’un divertissement de fantaisie. Hitchcock s’amuse avec des maquettes, d’autobus et de train détournés. Après cette œuvrette, le cinéaste devra patienter un an avant de pouvoir tourner à nouveau.
En dix films, ce coffret remarquable nous fait partager la vie créatrice d’un des auteurs les plus personnels de l’histoire du cinéma. Même si la route est parfois cahoteuse, on est heureux d’un tel voyage avec le jeune Alfred Hitchcock.
Philippe Roger
"Aux origines du maître du suspense", coffret Hitchcock en 10 films + livret de 64 pages, édité par Calotta Films, 80 € (ICI)
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