Hippopotames et cocaïne
- Jean-Marc Adolphe
- 20 févr. 2022
- 5 min de lecture

Feu Pablo Escobar, le baron de la drogue, a laissé à la Colombie un héritage encombrant : des hippopotames qui prolifèrent aujourd’hui, menaçant environnement et population. Pendant ce temps, un autre pachyderme de la drogue et du paramilitarisme d’extrême-droite fait parler de lui. Ou plutôt : comme il a des choses à dire (très embarrassantes pour le « grand ami » colombien d’Emmanuel Macron), on le fait taire.
Cet article vous est offert par les humanités, média alter-actif. Pour persévérer, explorer, aller voir plus loin, raconter, votre soutien est très précieux.
Abonnements ou souscriptions ICI.
C’est évident, cela se lit dans son regard. Cet hippopotame, photographié hier au Kamla Nehru Zoo d’Ahmedabad, en Inde, en a gros sur la patate (photo en tête d'article). Il en veut énormément à la connerie humaine et a une pensée émue pour ses cousins colombiens.
Là-bas, feu don Pablo Escobar, jadis empereur de la cocaïne, eut la curieuse idée d’importer quatre hippopotames d’Afrique pour les intégrer au parc de son hacienda de Napoles, à une centaine de kilomètres au sud de Medellin. Or, à sa mort, en 1993, tous les animaux d’Escobar ont été transférés dans des zoos voisins, à l’exception des quatre pachydermes, laissés sur place par les autorités. Sans prédateur et dans un environnement favorable, ils se sont allègrement reproduits et sont aujourd'hui entre 93 et 130 individus, selon les estimations, à vaquer en liberté dans les eaux du fleuve Magdalena. D'après un récent rapport de Biological Conservation, ils pourraient être 1.400 individus d'ici à 2039.

Des hippopotames près de l'hacienda Napoles de Pablo Escobar à Doradal en Colombie.
Photo Juancho Torres / Anadolu Agency.
Las, cette prolifération est à la fois dangereuse pour la population et pour l'environnement. Franck Courchamp, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de dynamique des populations et de biologie de la conservation, explique que c'est en raison de leur très grosse taille que les hippopotames engendrent tant de problèmes. Les pachydermes produisent ainsi « une quantité de fèces gigantesque, de plusieurs tonnes par jour, à laquelle les écosystèmes ne sont pas adaptés ». Ces excréments libèrent une énorme quantité de bactéries et de nutriments favorables à la prolifération d'algues, qui capturent la majeure partie de l'oxygène présente dans l'eau, ce qui tue les poissons. L'animal, on le sait moins, est aussi celui qui « tue le plus de personnes au monde, plusieurs centaines de personnes chaque année en Afrique, loin devant les félins, les crocodiles ou les éléphants ». En étendant son emprise sur le territoire, la confrontation avec les populations présenterait un grave danger.
Dans un effort de limiter leur propagation, la stratégie adoptée jusqu'à présent était la castration. Cornare, l'organisation régionale de protection de l'environnement qui s'en charge, utilise deux méthodes différentes : la méthode traditionnelle et la stérilisation chimique. Elle injecte alors un vaccin contraceptif nommé GonaCon par le biais de fléchettes, dont il faut trois doses pour garantir l'efficacité. Cependant, le vaccin est très coûteux et la société, jusqu'à présent soutenue par les autorités américaines, n'en a plus. La méthode traditionnelle est également complexe. David Echeverri, le responsable de Cornare, explique que capturer, endormir et castrer ces animaux, qui pèsent parfois jusqu'à deux tonnes, n'est pas assez efficace. « Pour une opération réalisée, dix animaux naissent », déplore-t-il. Ainsi, Biological Conservation avance que le seul moyen efficace pour lutter contre la propagation de cette espèce est de recourir à l'abattage.
Plusieurs groupes s'opposent à cette proposition. D'abord, certains locaux qui bénéficient du tourisme s'inquiètent des éventuelles conséquences économiques. D'autre part, certains défenseurs des droits animaliers affirment que cette mesure serait non seulement cruelle, mais aussi problématique pour l'espèce, qui est en voie de disparition en Afrique. Le militant des droits des animaux et candidat aux élections législatives Luis Domingo Gomez a donc proposé de créer un « sanctuaire » pour ces hippopotames, qui serait financé par des fonds publics et privés. Cependant, les experts s'accordent à dire que cette proposition coûteuse serait de toute façon nuisible à l'écosystème. Certains animaux endogènes, comme le lamantin, sont gravement menacés par la propagation des hippopotames. Que faut-il privilégier : l'environnement, la faune locale, les hippopotames ou la population ?
Pour Franck Courchamp, la réponse est claire : « Oui, tuer 120 hippopotames peut paraître horrible. Mais si on ne fait rien, la population d'hippopotames sera de 1 400 individus d'ici moins de vingt ans. Même s'il est éthiquement problématique d'éliminer ces animaux, il est encore plus éthiquement irresponsable de les laisser proliférer à un endroit où ils ont été importés par l'homme, et où ils vont impacter des écosystèmes et des populations humaines. Nous ne devons pas chercher ici la meilleure solution, mais la solution la moins problématique. »
Alors qu'animalistes et écologistes ne parviennent pas à se mettre d'accord, le symbole associé à ces hippopotames, héritage du narcotrafiquant, complexifie encore la question. Le souvenir que laisse Pablo Escobar à la population aujourd'hui est très mitigé, mais certains continuent de le considérer avec beaucoup de respect. D'après le chercheur du CNRS, « c'est une espèce très charismatique, dont les conditions d'importation ont fait un symbole folklorique et culturel, ce qui complexifie la tâche pour les autorités », viennent de déclarer « espèce exotique envahissante » les hippopotames de feu Pablo Escobar.
Les mêmes autorités colombiennes, elles-mêmes narco-corrompues, ne considèrent pas en revanche les narcotrafiquants comme « espèce dangereuse et envahissante ». Et pour cause, ils font du business ensemble.

Dairo Antonio Usuga, alias Otoniel, accusé d’homicides, de terrorisme, de recrutement de mineurs
et d’enlèvements, transfuge de guérilla de gauche en milice paramilitaire d'extrême-droite
En Colombie, Dairo Antonio Usuga, alias Otoniel, accusé d’homicides, de terrorisme, de recrutement de mineurs et d’enlèvements, transfuge de guérilla de gauche en milice paramilitaire d'extrême-droite, le Clan du Golfe, puis devenu l’un des principaux narcotrafiquants de Colombie, a été arrêté en octobre dernier, après une traque de sept ans, à grand renfort de propagande du gouvernement colombien. Otoniel dit s’être rendu de son propre gré, et a accepté de collaborer avec la Commission de la Vérité, mise en place dans le cadre des Accords de Paix (lire ICI), avant d’être probablement extradé vers les États-Unis.
Il faut croire que ce qu’il a à dire va fortement embarrasser au plus haut niveau l’actuel régime colombien, soutenu politiquement et militairement par la France d’Emmanuel Macron. D’ores et déjà, des médias colombiens ont dénoncé la présence présumée de policiers pendant les interrogatoires et affirmé que le narcotrafiquant aurait déclaré que l’armée continuerait à travailler en complicité avec des paramilitaires d’extrême droite dans certaines régions du pays. Le même jour, la police colombienne avait interrompu une audition, disant soupçonner Otoniel de préparer son évasion. La Commission de la vérité a réclamé auprès des autorités et de la communauté internationale des conditions pour poursuivre ses enquêtes «sans intimidations». Même le bureau du Haut-commissariat des Nations Unies pour les droits humains en Colombie a demandé à l’« État colombien de prendre des mesures immédiates et urgentes pour garantir et protéger le travail » de la Commission.
Peine perdue. Vendredi dernier, 18 février, des enregistrements numériques contenant des témoignages d’Otoniel devant la Commission de la vérité, ont été volés au domicile de l’enquêteur qui avait réalisé l’audition deux jours plus tôt.
Jean-Marc Adolphe
コメント