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Géorgie : "Soit nous nous battons, soit nous deviendrons la prochaine Biélorussie"

Dernière mise à jour : il y a 4 jours

A Tbilissi, dans la nuit du 4 au 5 décembre 2024. Photo Pavel Bednyakov / AP


Tiens donc. En Géorgie, pour réprimer les manifestants qui, depuis plus d'une semaine, protestent contre le parti frauduleusement au pouvoir, voilà qu'apparaissent des agents (armés) du FSB russe, accompagnés de sbires tchétchènes. "C'est la dernière bataille", estime la grande journaliste géorgienne Anna Gvarishvili dans un entretien que nous publions. Avec, en prime, pour mieux connaître la culture géorgienne, un portrait-entretien du compositeur Giya Kancheli.


La séquence ne dure que quelques secondes, mais elle en dit long. Lors de son point presse du 6 décembre, le Premier ministre géorgien, Irakli Kobakhidze, ne peut contenir un étrange petit rire…



Qu’est-ce qui fait ainsi marrer le petit protégé de l’oligarque pro-russe Bidzina Ivanichvili, dont le "rêve" (fort peu géorgien) est de placer la Géorgie sous les fourches caudines du Kremlin ? Est-ce la condamnation à huit jours de prison du poète Zviad Ratiani, après qu’il ait été copieusement tabassé dès le deuxième jour de manifestations à Tbilissi ? Est-ce le sort du jeune homme de 22 ans, toujours plongé dans le coma, victime parmi d’autres de violences policières et d’actes de torture ? Est-ce la nouvelle arrestation d’un journaliste de télévision, Beka Korshia, connu pour son humour décapant, alors que des journalistes ont été parmi les premières victimes de la répression, et que certains d’entre eux, dont la co-fondatrice et co-directrice de l’excellent média indépendant Open Caucasus, Mariam Nikuradze, font partie d’une "liste noire" de 48 personnes à arrêter ?

 

Tout cela doit bien amuser Irakli Kobakhidze mais là, ce qui le fait rire, c’est ce qu’il vient lui-même d’affirmer dans son point presse. Après les perquisitions dans les locaux de plusieurs partis politiques et l’arrestation de plusieurs leaders de l’opposition, « les foyers de violence ont été éliminés et la violence lors des rassemblements va cesser », déclare-t-il. En riant, donc. Il rit parce qu’il n’est évidemment pas dupe de son cynisme.

 

A Tbilissi, depuis le début des manifestations consécutives à la fraude électorale et à la décision de stopper le processus d’adhésion à l’Union européenne, les seuls « foyers de violence » sont dus aux "forces spéciales" dépêchées par Rêve Géorgien pour tenter d’éteindre l’incendie que ce parti de malfrats a lui-même allumé.

A Tbilissi, dans la nuit du 6 au 7 décembre 2024


Hier, 6 décembre, au neuvième jour de manifestations, les mêmes scènes se sont répétées, avec de violentes arrestations, et de véritables chasses à l’homme, jusque dans le métro, à la fin des rassemblements. Dans la traque aux manifestants, les policiers sont secondés par des hommes en noir, qualifiés de « titushki » (un mot d’argot ukrainien désignant les milices privées utilisées en sous-main par le parti au pouvoir). Une scène inquiétante a été filmée hier, où l’on voit l’un de ces « titushki » sortir un pistolet pour disperser un rassemblement. Il a été identifié comme l’un des gardes du corps d’un très proche associé de Bidzina Ivanichvili, Otar Partskhaladze, suspecté d’être un agent du FSB russe en Géorgie. A ses côtés, comme par hasard, on distingue un homme de main tchétchène dont l’identité n’a pu encore être établie.



Provoquer l'incident qui embraserait une sorte de guerre civile, justifiant ainsi l'appel à la rescousse de Moscou, est-ce la seule issue qui resterait au manipulateur Bidzina Ivanichvili pour gouverner, d'une main de fer, un peuple qui rejette avec la plus vive énergie la voie russe (ou biélorusse) qu'on voudrait lui imposer ?

 

J-M.A.


Manifestations de soutien à la Géorgie




En France :


à Nantes (Place du Pont Morand), ce samedi 7 décembre à 11 h


et demain dimanche 8 décembre :


à 11 h à Lyon (Place Bellecour)


à 13 h à Toulouse (Place Saint-Aubin)


à 14 h à Marseille (Vieux-Port)


à 15 h à Paris (Place du Panthéon).





 

A suivre : entretien, et Voix et regards de Géorgie /03. Il paraît qu'en France, "les médias" ne parlent pas assez de la Géorgie... Parce que vous le valez bien, les humanités, ce n'est pas pareil. Jusqu'à quand ? Dons et abonnements nous sont essentiels... ICI

 

Entretien avec la journaliste Anna Gvarishvili,

directrice du Laboratoire de recherche sur les médias de l'Université de Géorgie (Investigative Media Lab)

Anna Gvarishvili. Photo DR


Les manifestations ne sont pas inhabituelles en Géorgie et vous avez beaucoup d'expérience en la matière. Ces manifestations vous semblent-elles différentes ?


Anna Gvarishvili. Oui, elles me semblent absolument différentes. Honnêtement, je n'ai jamais rien vu de tel. Je n'ai jamais vu des Géorgiens aussi obstinés dans leur lutte, car nous avons toujours voulu protester pacifiquement, chanter et danser, faire des discours en public... Tout cela a disparu. Il n'y a que de la colère. Et je n'ai jamais vu une telle colère chez les Géorgiens.

C'est aussi la première fois que je vois des manifestations d'une telle ampleur dans tout le pays. D'habitude, il y avait des manifestations en dehors de Tbilissi, mais [seulement] dans les grandes villes. Aujourd'hui, il y en a dans presque toutes les petites villes et même dans des villages, et c'est quelque chose que nous n'avions jamais vu auparavant. Dans ma ville natale, Batoumi, les gens n'aiment pas vraiment manifester. Il y a une blague courante qui dit que nous ne sortons jamais pour protester. Aujourd'hui, je vois des manifestations si massives à Batoumi que j'en suis estomaquée. Je pense que le régime devrait vraiment commencer à s’en inquiéter.


A ce jour : plus de 400 arrestations, 300 cas de violences et/ou de torture, 80 hospitalisations...


Qu'en est-il de la réaction de la police ? A Tbilissi, les manifestations sont assez violentes et les forces de l'ordre ont utilisé de nombreuses méthodes pour disperser et arrêter les manifestants.


Les avocats des organisations de défense des droits qui travaillent en étroite collaboration avec les manifestants qui ont été arrêtés et battus disent ouvertement et directement que le fait de punir, de frapper et de torturer les manifestants relève d’un ordre du ministère de l'intérieur (1). Il ne s'agit donc pas d'un ou deux policiers agissant brutalement de leur propre chef, c'est le modus operandi du régime. Je pense que l'objectif est d'intimider et d'effrayer les gens par la force. Mais nous voyons de plus en plus de Géorgiens descendre dans la rue parce qu'ils sont en colère, et non effrayés.


Les personnes arrêtées ont été traitées de manière inhumaine. Presque toutes les personnes arrêtées ont été brutalement et violemment battues. D'abord, elles sont frappées sur les lieux de l'arrestation (comme on peut le voir dans plusieurs vidéos), puis à nouveau dans les fourgons de police. De nombreuses personnes arrêtées ont dû être hospitalisées et certaines d'entre elles ont des fractures au visage et aux côtes. Cela témoigne d'une violence systématique.

 

Un célèbre poète géorgien, Zviad Ratiani, a été violemment frappé et a dû être opéré, mais de plus, il a été condamné à huit jours de prison. Des procès sont également en cours contre des manifestants, qui pourraient être condamnés à de lourdes peines de prison. Mais en général, les personnes arrêtées restent 48 heures en garde à vue dans les commissariats, à moins qu'ils ne soient gravement blessés, comme dans le cas du jeune Aleksi Tirkia, 22 ans, qui se trouve maintenant dans un coma artificiel. (2)


Vous dites que les violences policières ne dissuadent pas les manifestants. Pensez-vous qu'elles galvanisent le soutien aux manifestations ?


Oui, absolument. Les Géorgiens sont toujours comme ça. Cela fait maintenant plus d’une semaine et les manifestations ne cessent de prendre de l'ampleur et de s'étendre à l'ensemble du pays.



Outre les manifestations de rue, les gens s'organisent d'autres manières, comme les étudiants qui se mettent en grève et les ambassadeurs géorgiens qui démissionnent. Mais toutes ces formes de protestation semblent spontanées et auto-organisées. Quelles sont les revendications des manifestants ?


Les manifestants n'ont qu'une seule demande : de nouvelles élections sous contrôle international. L’actuelle Commission électorale centrale ne devrait pas être autorisée à administrer ou surveiller de nouvelles élections. C'est à cette seule condition que le peuple permettra à l'opposition de négocier avec [le parti] Rêve géorgien. Tout le monde comprend qu’il ne sert à rien de négocier avec un régime fantoche russe. La seule issue est d’annoncer de nouvelles élections qui seront administrées par un groupe international.


Dans sa réponse aux manifestations, le Premier ministre Irakli Kobakhidze semble s'intéresser principalement aux réactions contre la décision de suspendre la candidature de la Géorgie à l'adhésion à l'Union européenne. Que dit Rêve géorgien de la demande de nouvelles élections formulée par les manifestants ?


Rêve géorgien se concentre principalement sur l'Union européenne et tente d'ignorer la demande de nouvelles élections. Ils ne veulent pas admettre que leur gouvernement est illégitime et inconstitutionnel.


Après les élections législatives d'octobre, on a entendu beaucoup de critiques à l'égard de l'opposition politique qui n'a pas su s'organiser. S'implique-t-elle dans les manifestations aujourd'hui ?

 

Non, et en ce moment même, alors que vous me questionnez, les forces de police font des descentes dans leurs bureaux. Les manifestations sont totalement auto-organisées et spontanées, et les partis politiques n'y participent pas. C'est une bonne chose, pour une part, mais c'est aussi regrettable parce que la colère a besoin d'un processus politique parallèle, ce qui n'est pas le cas. La présidente Zourabichvili fait de son mieux pour être un leader unificateur pour les partis d'opposition. Mais il semble que ce soit toujours Zourabichvili qui fasse de son mieux et malheureusement, nous ne voyons pas encore d'actions coordonnées de la part des partis d'opposition.


Les journalistes internationaux vous posent probablement beaucoup de questions sur les manifestations. Y a-t-il un aspect que vous pensez que les gens à l'étranger ne comprennent pas ?


Je n'aime pas que les gens se montrent trop optimistes sur les manifestations sur les réseaux sociaux. Tout peut s'inverser à tout moment, et on assistera alors à la consolidation complète d'un régime autoritaire. Nous devons rester prudents, afin de ne pas nous faire d'illusions sur ce qui se passe. Les gens devraient cesser de faire des comparaisons et de qualifier les manifestations de « nouveau Maïdan ». A ce stade, ce n'est pas réaliste.


Pensez-vous que les manifestants sont encore optimistes ?


Oui, absolument. Il ne s'agit pas seulement d'optimisme - c'est un défi majeur. Ils comprennent qu'il n'y a plus rien à perdre. C'est la dernière bataille : soit nous nous battons, soit nous deviendrons la prochaine Biélorussie. Nous n'avons pas vraiment d'autre choix que d'être optimistes.


Propos recueillis par Eilish Hart pour Meduza, traduits par la rédaction des humanités.


(1). "Les développements actuels en Géorgie doivent être considérés comme un crime contre l'humanité", communiqué (en anglais) de l'Association des jeunes avocats de Géorgie, 4 décembre 2024. Voir ICI.

(2). Recueil de témoignages de brutalités policières (en anglais), à lire ICI et ICI.


Voix et regards de Géorgie / 03. Giya Kancheli


Giya Kancheli en 2009 à Bruxelles. Photo Isabelle Françaix


« Si nous considérons que le combat entre le bien et le mal est né avec l’humanité et se poursuit toujours,

c’est certainement l’une des raisons pour lesquelles ma musique vibre de tant d’émotions. » 

(Giya Kancheli, novembre 2009)


Soyons honnêtes : pour un Tchaïkovski, un Moussorgsky, un Tchaïkovsky, etc., combien connaissons-nous de compositeurs (ou trices) ukrainiens (voir ICI), combien connaissons-nous de compositeurs géorgiens ? Le soft power russe a su effacer de nos mémoires vives des artistes de premier plan lorsqu'ils n'étaient pas "russo-russes". Dans l'époque contemporaine, le compositeur géorgien le plus réputé fut sans nul doute Giya Kancheli, décédé à Tbilissi en 2019. En dehors des milieux avisés de la musique contemporaine, qui le connaît ?

C'est à lui que nous dédions notre troisième volet des "Voix et regards de Géorgie", en reprenant, avec son aimable autorisation, un entretien réalisé à Bruxelles en 2009 pour la revue Musiques nouvelles par Isabelle Françaix.


Un peu d'histoire Sept symphonies, un opéra, plusieurs pièces pour orchestre symphonique, de nombreuses musiques de chambre où résonne entre chœurs, cordes et voix soliste, un silence vivant, vibrant d’une tonalité étrange, expressive et surréelle : l’œuvre de Giya Kancheli, intensément poétique, est profondément humaine. Elle s’inscrit dans l’histoire d’un siècle chaotique, éperdu de guerres et de dictatures, dont elle résorbe les désordres avec une lucidité implacable, fulgurante et éternelle.


Giya Kancheli, né en 1935 en Géorgie, a quitté son pays en 1991 ; lors de l’été 1990, le soviet suprême géorgien ayant entériné le droit de séparation de l’URSS, la violence et la division agitèrent les premières élections libres. Tbilissi supprima l’autonomie de l’Ossétie où était déclaré l’état d’urgence. En mars 1991, les Géorgiens qui s’étaient massivement abstenus lors du référendum soviétique sur le maintien de l’Union prononcèrent un oui général à leur propre référendum sur l’indépendance. Le président Gamsakhourdia s’érigea en dictateur, limogea ses ministres à tour de bras, fit tirer sur une manifestation de l’opposition démocratique, interdit la plupart des journaux … Les conflits interethniques se généralisèrent, la guerre civile s’intensifia, la

production était en chute libre, l’inflation exorbitante …


Dans chaque région de l’ex-union soviétique, la dislocation poussait de nombreux compositeurs à quitter leur patrie : parmi eux Alfred Schnittke allemand de la Volga, la Tatare Sofia Gubaidulina, l’Estonien Arvo Pärt, le Russe Rodion Chédrine ou encore l’Ukrainien Victor Kissine … L’attitude antérieure des autorités soviétiques avait

trop longtemps retardé l’édition et l’exécution des œuvres nouvelles, encourageant la quête d’éditeurs et d’organisateurs de concerts à l’Ouest de l’Europe.


Giya Kancheli arrive en Allemagne en 1991 où il écrit en 1992 Abiine viderem, littéralement "Je me détournai pour ne pas voir », claire énonciation musicale d’un attachement douloureux à la patrie, investi d’une beauté poignante et élégiaque. Il emporte la souffrance de son pays hors des frontières, en transfigure la puissance et l’élève, cherchant par la musique, et selon ses propres mots, à combler un espace délaissé par les hommes.


Ailleurs et portant avec lui sa culture et sa mémoire, Giya Kancheli trouve dans la mystérieuse rencontre du silence et des sons un espace liturgique où l’angoisse et l’espoir mêlés invoquent la lumière au cœur d’un paysage aride, sombre et déchiqueté. Sa musique oscille entre deux états extrêmes : une quête envoûtante lacérée de brusques éclats de colère qui, évoquant une profonde détresse, préservent de la torpeur. Son opéra Musique pour les vivants, écrit en 1982 bien avant qu’il ne s’installe en Europe occidentale, posait déjà les jalons de son œuvre plus tardive. L’art et la beauté pouvaient-ils sauver le monde ? Là où toutes les valeurs ont été anéanties par une dictature, un enfant trouve un violon parmi les ruines et l’offre à un vieillard aveugle qui en tire le premier son, inaugural, celui qui réveille le chant et ranime l’espérance. Un chant religieux, géorgien, sert de fil conducteur jusqu’au chœur final : Dieu lui-même était le chant, souligne le musicologue Frans C. Lemaire, dans son ouvrage La musique du XX e siècle en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques (Fayard, 1994), traçant quelques repères dans l’univers du compositeur géorgien : la beauté comme morale, le silence comme témoin du sacré, la musique comme liturgie.


Giya Kancheli lui-même définit sa musique comme une page blanche avec une faible trace de larme séchée. Cependant, si son œuvre révèle un profond mysticisme, elle se dégage de toute religiosité orthodoxe. Incantatoire, elle explore avec expressivité la dimension métaphysique de l’être humain, entre ascèse et illumination.


Isabelle Françaix



 ENTRETIEN  Giya Kancheli, qu’est-ce qui vous a décidé à quitter la Géorgie en 1991 pour vous installer en Allemagne puis en Belgique ?


Giya Kancheli - C’est très simple : l’Allemagne m’a offert une bourse pour un an. Ensuite, les circonstances ont été assez favorables pour que je puisse prolonger mon séjour puis venir en Belgique.


De 1992 à 1994, vous avez composé Abii ne viderem puis Exil. Quel a été le chemin parcouru entre ces deux œuvres ?


Après deux ans en Allemagne, mes finances n’étaient pas énormes et Arvo Pärt m’a gentiment aidé à obtenir une subvention de l’Église évangéliste pour la création d’une pièce destinée à être jouée pendant les fêtes. Ses représentants m’ont laissé choisir entre plusieurs textes. Après cela, Manfred Eicher (à la tête d’ECM à Munich) m’a envoyé quelques poèmes écrits par de célèbres auteurs allemands et m’a demandé de composer un cycle à partir de ceux que j’avais choisis afin d’enregistrer un album : Einmal de Paul Celan et Exil de Hans Sahl, qui a donné à Manfred Eicher l’idée du titre de l’album. Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais appelé cette seconde pièce Abii ne viderem. Car il n’y a pas de grande différence entre les deux : l’atmosphère musicale et l’humeur

y sont les mêmes.


Quel est alors le rôle de l’émigration dans votre musique et réciproquement de rôle de la musique dans cet exil, même volontaire ?


Je vous arrête tout de suite : rien n’est lié à l’émigration dans ma musique ! Je n’ai jamais émigré de Géorgie. Je suis toujours un citoyen géorgien. Quand j’ai quitté la Géorgie, il était possible d’en partir et d’y revenir. Ce qui n’était pas le cas avant 1991 : vous ne le pouviez pas et vous saviez qu’en franchissant la frontière vous vous condamniez à l’exil. Je partage donc simplement ma vie entre la Belgique et la Géorgie. Je ne me suis jamais senti un immigrant.

J’ai été invité en 1995 pour rester un an à Anvers en tant que compositeur en résidence à l’Orchestre Philharmonique Royal, et si cela ne s’était présenté de cette façon, je serais probablement resté en Allemagne. J’ai tellement aimé l’atmosphère anversoise que j’ai décidé de m’y installer : Anvers est mon second foyer. J’en suis très heureux, car cette ville me rappelle Tbilissi bien plus que Berlin, et il fait bon y vivre.


Votre musique porte à la fois lumière, espoir, angoisse, détresse et colère, comme en lutte contre toute forme de résignation. Écrire de la musique, est-ce une façon de vous battre ?


Peut-être … (dans un sourire de sphinx malicieux) ! Si nous considérons que le combat entre le bien et le mal est né avec l’humanité et se poursuit toujours, c’est certainement l’une des raisons pour lesquelles ma musique

vibre de tant d’émotions.


En 1924, la poétesse russe Marina Tsvetaeva écrivait dans le Poème de la Montagne : "Je ne pourrai / Ni là, ni désormais / Combler l’entaille. / Laisse mon chant monter / Tout au sommet / De la montagne". S’agit-il pour vous aussi d’évoquer le fait indiscutable de la mémoire et du sang ?


Probablement la puissance de nos origines (sans aller jusqu’à évoquer la « voix du sang ») est-elle naturelle et nous suit-elle. L’entourage et l’environnement de mon enfance ne m’ont jamais quitté. Ils déterminent mon humanité. Le plus important, c’est l’endroit où nous sommes nés et où nous avons grandi.



Croyez-vous que la musique a un sens ?


Je le crois … mais si l’art pouvait améliorer le monde, ce serait déjà fait !


Et le monde évolue plutôt vers le pire. Peut-être, à défaut de changer le monde, l’art peut-il changer des êtres humains ?


Ma dernière composition vient d’être créée à Munich avec un chœur et un grand orchestre symphonique ; elle a été commandée par le Bayerische Rundfunk Orchestra et elle a été jouée avec la Neuvième Symphonie de Beethoven. J’ai écrit un tout petit texte à ce sujet : "Même la Neuvième Symphonie de Beethoven n’a pu changer le monde" … Dans ce même esprit, une phrase en latin apparaît dans ma pièce : "Nous chantons pour ceux qui sont morts". Je crois que c’est vrai, parce je ne veux pas venir allonger la liste des compositeurs nés après Bach et qui n’ont pu rivaliser avec lui !

Aujourd’hui, la vie est de plus en plus dure et plus effrayante. C’est pourquoi je pense que les œuvres et les créations de tout artiste sont davantage des aide-mémoire : elles nous aident à nous souvenir des dangers plutôt qu’à changer le monde.


Chœurs, psaumes et prières habitent votre musique. Qu’en est-il de Dieu ?


Il est très difficile pour moi de répondre à une telle question, car je ne peux pas comprendre que l’on sépare la musique et le sacré. Ce qui n’a rien à voir avec la musique religieuse …


Quel est votre credo en musique ?


J’ai tenté de le définir lorsque j’ai reçu le Wolf Prize à Jérusalem en 2008. Ma musique n’est pas une plaidoirie contre l’ignorance et la bêtise qui répètent les mêmes erreurs à travers l’histoire. C’est pourquoi j’essaie de contrer cette obstination imbécile, non par la turbulence d’un courant contraire, mais par le silence qu’évoque la surface d’une eau tranquille. J’essaie de prévenir les émotions négatives, nées de la terreur et des conflits sans fin, par la sérénité et la patience. Je tente, avec des sons nés aux frontières du silence, de nous préserver de l’environnement de plus en plus bruyant dans lequel nous vivons. De contrer les avances technologiques de plus en plus complexes par un langage musical le plus clair et le plus simple possible. De calmer le rythme trépidant de notre quotidien par des tempi exagérément lents. D’opposer au fanatisme religieux, aux manifestations extatiques de patriotisme, de glorification et de fétichisation du passé, des contrastes intensément dynamiques. Car après tout, hormis en griffonnant des notes sur un morceau de papier, je n’ai aucun autre moyen de protestation.

Cependant, dans ma tâche quotidienne de création musicale, mes pensées et mes émotions, plus que de refléter tout cela, se concentrent sur un vaste espace invisible qui, dans mon imagination, détient la clef des concepts intemporels de beauté, de douceur et d’amour. Je rêve seulement que ceux qui écoutent ma musique n’en perçoivent pas les défis et s’y sentent libres. Je serais heureux que, dans le futur, mes œuvres (à moins qu’elles ne sombrent dans l’oubli) soient perçues comme une tentative de sortir des ténèbres vers la lumière.


Propos recueillis par Isabelle Françaix

 

Les humanités, ce n'est pas pareil, etc, etc. Est-ce que cela a une "valeur" ? Dons et abonnements ICI

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