A l'instar d'un Pierre Etaix, d'un Jean-Paul Farré voire d'un Raymond Devos, Gilles Defacque habitait le monde en clown autant qu'en poète. Fondateur du Théâtre du Prato à Lille, "fabriqué avec les briques rouges du poème", sa disparition, dans la nuit du 27 au 28 décembre, est celle d'un artiste d'exception qui ne prétendait pourtant être "qu'un quelqu'un". Hommage en mots et en images.
« Créer / C’est résister / C’est résister à la négation de soi / A l’annulation de soi / A la nullité de soi /
A l’ensevelissement de soi / A l’ensablement de soi / A l’enfouissement de soi / A l’enterrement de soi (…)
C’est inventer quelque chose /
De l’un UN / Aux autres / De l’un / A tous les autres / Créer résister / Résister créer (…) »
Gilles Defacque
La guerre, il n’aimait pas trop. Alors, il a attendu que ça en finisse pour naître, en août 1945. Bon, des guerres, il y en a toujours. De quoi vous fiche un coup au moral, quand on est un tant soit peu soucieux du moral. Contre le monde qui déprime les déprimés (et franchement, il y a de quoi, souvent), Gilles Defacque a choisi son camp et son parti. D’en rire (le parti). Mais pas en rire bêtement ; en rire en clown.
Comme disait Jean Yanne, « Il n'y a que les clowns qui ne sont jamais ridicules. Et il sera toujours moins ridicule de se mettre un nez rouge que de s'habiller comme le pape ou comme un juge ». Encore que, comme l’habit ne fait pas le moine, le nez rouge ne fait pas à lui seul le clown. Et puis, avec ou sans nez rouge, il y a tellement de pitres plus oui moins médiatiques qui s’échinent à « faire le clown » sans même arriver à être drôles. C’est que, comme le professait le génial Pierre Étaix, « Être clown est un état, pas une fonction ».
Tout autant qu’il avait choisi sa date de naissance, Gilles Defacque en avait choisi le lieu : Friville-Escarbotin, en baie de Somme. Friville-Escarbotin, ça sonne bien, pour un clown (en 1997, solo de Gilles Defacque, Ça partirait de Friville Escarbotin…, puis Mignon Palace en 2004, en hommage à la salle de ciné-bal-catch-théâtre de la commune, voir ICI) ; en plus, cette modeste commune picarde a toujours voté à gauche. En 1945, le maire en était monsieur Victor Flamant, métallurgiste communiste. Décédé en 1987, celui-ci a peut-être eu l’occasion, allez savoir, d’assister aux débuts "sur scène" de Gilles Defacque (par exemple en 1980, avec Quand est-ce qu’on vit…, bonne question) encore que ce fut à l’Opéra de Lille, en 1990, qu’il put réaliser son premier grand œuvre, Aux armes citoyens, opéra bouffe qualifié de « baroquerie en un acte avec couplets » par son auteur, Louis Calaferte, qui entendait bien laisser libre cours aux « fantaisies d'une poésie lyrique aiguisée par une volonté de dérision. »
Avec Alain D’Haeyer, Jean-Noël Biard et Ronny Coutteure, Gilles Defacque s’était lancé en 1973 dans le théâtre de rue, à l’enseigne du Prato, joyeuse bande qui allait se réfugier douze ans plus tard, en 1985, dans les locaux d’une ancienne filature de lin, dans le quartier Moulins à Lille, pour y inventer un "théâtre international de quartier". De 1973 à 2023 : un demi-siècle d’une aventure artistique et humaine peu commune, qu’avait célébré l’an passé un ouvrage richement documenté et illustré aux éditions Invenit, dont avait rendu compte Stéphane Verrue pour les humanités (ICI). (1)
Gilles Defacque, deux séquences filmées par Jean-Marc Adolphe pour les humanités
lors du festival des Fantaisies populaires, à Cenne-Monestiés, en juillet 2023.
Du clown, on ne saurait mieux dire que l'autrice Amandine Dhée : « Il suffisait à Gilles Defacque de mettre un orteil sur scène et il était déjà drôle, sans même ouvrir la bouche. » A l'annonce de sa disparition, le 28 décembre 2024, de nombreux hommages ont été postés sur les réseaux sociaux. David Bobée, aujourd'hui directeur du Théâtre du Nord à Lille : « À très bientôt donc l’ami car bien sûr il est question de la fin de ta vie mais ton processus créatif de chaque instant s’est poursuivi jusqu’au bout de cette vie et la transcende : ta créativité, elle ne peut s’éteindre, tu l’as transmise à des générations et des générations d’artistes à Lille, dans le Nord et en France. Cette flamme-là ne s’éteint pas. Elle est en nous. » Et celui, parmi tant d'autres, de l'autrice Samira El Ayachi : « J’ai perdu mon ami. Gilles. Mon grand clown, mon petit frère. Mon complice de bêtises. Mon compagnon de lutte. Ma copine de chambre à rêves. Mon partenaire de lectures publiques, mon co-inventeur de spectacles, de festival, mon moteur à fous rires. Parce que c’était lui. Parce que c’était moi. En une fraction de seconde, nous retombons en Enfances. Là où tout est à nouveau possible.
Dans un monde absurde, il y a nos rires contre nos peurs.
Dans un monde dur, il y a notre façon de devenir mous, humides et tendres.
Dans un monde viril, il y a la vulnérabilité du clown, qui désamorce tout, nous offre sa part fragile, creuse des trous pour qu'on respire. (...)
Je me souviens de nos échanges au sujet du Lien. Inlassablement, il s'agit de tisser/relier/rallier/rabibocher/lier/faire se tenir ensemble, sur un fil tenu, nos mots, nos corps, continuer à converser, tandis que l'époque se coupe en deux.
Une véritable rencontre, c’est quand quelque chose en nous change. Quand nos paysages intérieurs s’agrandissent, s’étirent, s’illuminent. Quand tout devient possible. Quand un bout de coeur quitte la cage thoracique, remonte par la gorge, traverse le visage et vient se poser sur le bout du nez, rouge. Quand la nuit et le jour deviennent clown.
Alors oui, je peux dire que je vous ai rencontré, Gilles.
Le soir tombe sur Lille.
Je reçois des messages des amis qui vous cherchent encore, hagards. Nous ne savons pas où aller pour vous retrouver. Alors nous nous envoyons des photos, des pensées, des mots.
Timides, sans oser le dire, nous nous demandons : où vont les clowns quand ils meurent ?
Et là, je reçois un message de vous, Gilles, depuis cet ailleurs où vous vagabondez, enfin libre.
"Les clowns ne meurent jamais."
C’est nous qui allons devoir faire sans vous.
Faire dans un monde sans clown. Un monde sans mon cher ami Gilles, c'est si triste. Vous me manquez déjà. Tellement- Tellement. »
Photo Fabien Debrabandere
Du Théâtre du Prato, « fabriqué avec les briques rouges du poème », il avait su faire, avec Patricia Kapusta, pas seulement « un lieu qui fonctionne, mais un poème qui respire », dit Chloé Moglia, « en lien avec le vivant, avec tout ce qui vit. En lien avec la fragilité, l’imprévisibilité, et la présence. »
La poésie, Gilles Defacque l’avait chevillée au corps, au moins depuis ses 14 ans, et que boum, Arthur Rimbaud ! Puis Apollinaire, le surréalisme et l’écriture automatique, Dante et la littérature italienne, la poésie baroque et la dialectologie picarde. Étudiant à la Faculté des Lettres de Lille, où il aura notamment comme professeur l’immense poète et traducteur Henri Meschonnic, il prépare un sujet de 3ème cycle sur les écrits d’André Breton. Et au milieu des années 1960, alors qu'il enseigne au lycée Baudelaire (à Roubaix), il anime une revue d'action poétique, La Galerne, "dont les rédacteurs sont anarcho-gauchistes", dit Wikipédia.
« L'écriture ma compagne / L'écriture m'accompagne depuis belle lurette / Depuis le plus profond de ma campagne, / Elle est la main posée sur le rocher / Dans le fond de la grotte, / Elle est tremblement-sysmographe-scanner », écrivait-il. (Parlures 1). Et encore : « Un clown en ses écritures ? / Une contradiction / Un contrat-diction / Un contrat-dire / Une opposition vive / Dire / Ecrire / Et pourtant le poème là ».
La plupart des premiers hommages qui lui ont été rendus célèbrent l’homme de spectacle et le directeur de théâtre, mais occultent quelque peu le poète-écrivain (et peintre, en sus) qu’a été Gilles Defacque. Certes, il a publié peu de "livres" au strict sens du terme. Avec l’édition de deux brochures, sous le titre de Parlures (éditions Invenit), il s’était toutefois lancé dans une « entreprise de publication des écritures », qui mériterait d’être poursuivie afin de rassembler journaux de création, notes de travail, poèmes inédits (dont certains qu’il postait sur sa page Facebook). Pour y inciter, après deux vidéos de mise en bouche (une chansonnette triturée par la langue, et une magnifique lecture d’un poème d’Henri Michaux), une brève sélection de quelques textes, parmi beaucoup d’autres…
Quand in "tenait journal", Gilles Defacque disait que c'était le "Journal d'un quelqu'un". Se considérer au-dessus de la mêlée, ce n'était pas son genre, ni que son nombril dusse être le centre du monde... Maintenant qu'il n'est plus là, on peut bien prendre le risque de le contrarier. Gilles Defacque n'était pas seulement "un quelqu'un". C'était quelqu'un. Vraiment !
Jean-Marc Adolphe
(1) - Lire aussi : deux textes de Yannick Mancel sur le site d’Artcena : "Le burlesque sous toutes ses formes" (ICI) et "Gilles Defacque. Portrait" (ICI)
A NOTER :
Le Théâtre du Nord, à Lille, rendra hommage à Gilles Defacque du 17 janvier au 8 février 2025, avec une exposition de ses derniers poèmes, dessins, vidéos.
La prochaine édition du festival des Fantaisies populaires, à Cenne-Monestiés (Aude), qu'il parrainait depuis ses débuts, lui sera dédiée.
VIDÉOS
Le clown, le chant, la poésie, la délicatesse : Gilles Defacque, accompagné au violoncelle par William Schotte, dans une interprétation de Que sera, sera, dans le cadre du Cabaret du Bout du Monde, 20è Festival des Comiques Agricoles, en 2011 :
Gilles Defacque lit un poème de Henri Michaux, pour la Nuit de Cirque, novembre 2020 :
Quelques textes
On aura pas le temps (in Journal de créations, 2018)
On aura pas le temps
On pourra pas tout faire avant de partir
On aura pas le temps
On aura pas le temps de tout dire
On fera un effort un essai encore encore
un autre et on aura pas le temps de finir
On sera pris de court bien sûr
C’est comme pour le grand déménagement
on frotte on astique on lave on range on
empile
On cire on met dans des sacs dans des boîtes
et puis à la fin on met tout dehors
Et on se dit que ça y est on est prêt à partir
et en même temps on a l’impression
qu’on oublie quelques chose – parce qu’on
oublie toujours quelque chose –
on cherche on trouve pas on repasse tout
dans sa tête – et puis on a l’impression
qu’on a oublié quelqu’un qu’on a oublié
de dire quelque chose à quelqu’un et cette
chose-là c’était ce qu’il fallait lui dire c’était
le plus important – et on voit pas –
on a oublié – y a la part d’oubli qui s’est
glissée là subrepticement au détour
d’une occupation tellement plus importante
sur le coup
On sera pris de court
Forcément
(Comme un raz de marée qui vous enlève
vous soulève et vous emmène chez les morts
c’est comme les souvenirs on aura pas le
temps de tous les emmener de les
préparer de les bichonner de les ranger)
(On aura tout juste le temps de ne pas y
croire de se dire que c’est pas vrai de penser
que c’est un cauchemar quelque chose
comme ça – en un instant – un raz de marée
– une tornade – un coup de foudre – un coup
de grisou.)
La question
La question. Tout le
monde se pose la
question. Qu’est-ce
qu’il y a dans la valise
des clowns. Moi aussi,
je voudrais une valise.
Une valise de secours.
Une Valise avec un
autre monde dedans.
Une valise avec
un monde en kit et
des nez rouges dehors.
Pour Fellini, 1993
Un dernier poème (25 octobre 2024)
Poème
Dans la nuit
Au fond des mers
On entend le chant des oubliés
De toute la terre
Cachalots baleines
Fils de poulpes
Filles de sirènes
Cornes de brumes
Gémissements de peaux brunes
Marrons menottes dans la nasse
On entend le chant des revenants
Des oubliés de la terre et des mers
Leurs plaintes vibrent en riant
Leurs longues larmes sonnent
En Coltrane et Nina Simone
Ça jacasse
Ça qui crie rauque
Ça mouette rieuse
Ça gueule
Ça goéland
Ça déchire l'air
Ça crie
Ça crée
Ça résiste
A jamais
Ils ne sont pas en voiX d'extinction
Ça se fait entendre
C'est le chant des revenants
Des oubliés de la terre et des mers
A naitre
A vivre
A chaque instant.
Gilles Defacque, 25 octobre 2024
(commande de Yann Deneque pour sa carte blanche à Jazz en Nord)
S'autoriser à aller plus loin, excéder quelque peu les "formats"... Parce que vous le valez bien, les humanités, ce n'est pas pareil. Dons et abonnements ICI
Merci,, cher Jean-Marc, pour ce très bel article hommage qui ravigote ! Nelly