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Isabelle Favre

Gilles Clément, la chenille de piéride et la préséance du vivant.

Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Gilles Clément. Photo Floris Bressy / La Montagne


Gilles Clément n'était pas en retard ! Il y a 25 ans, avec la mémorable exposition du Jardin planétaire, à la Grande halle de la Villette, il signait un véritable manifeste d'une pensée écologique contemporaine, avec un "concept" que l'on peut ainsi résumer : la Terre est, comme le jardin, un espace clos et fini que l’Homme, en bon jardinier, doit ménager. Dans l'entretien qu'il accorde aujourd'hui aux humanités, Gilles Clément revient sur son apprentissage et certaines de ses réalisations. A l'orée d'un prochain ouvrage à paraître, La raison tue, le "jardinier planétaire" explique pourquoi le mot de "vivant" est plus important que celui de "nature".


Gilles Clément est né à Argenton-sur-Creuse, dans l'Indre, à quelques kilomètres en aval du lieu qu'il habite, de la maison qu'il a construite en l'attachant étroitement à la topographie d'un ravin, qui descend dans la Creuse en contrebas. On pourrait s'attarder sur tous les détails de cette construction jouant subtilement avec la pente, avec les matériaux naturels, mais ce serait un autre sujet. On aurait pu venir aussi, en cette fin octobre, pour retrouver le pittoresque des alentours, qui attira des peintres comme Monet et suscita l'École de Crozant (lire ICI).


Au-delà du pittoresque, Gilles Clément observe les modulations, les harmoniques du vivant : « en automne, autour de la maison, les couleurs des feuillages ne sont pas toujours dans le même tempo. Parfois, on voit arriver des feuillages colorés alors qu'on ne s'y attendait pas du tout. Cette année, on les attend mais cela n'arrive pas. Avec les fortes pluies qui se sont succédé, il n'y pas eu un vieillissement, ni un dessèchement de la végétation. J'aime aussi beaucoup écouter ce que la nature dit, demande d'entendre. Aujourd'hui, il y a le bruit du ruisseau. Ce n'est pas comme cela d'habitude. Il y a le chant des oiseaux. Ce n'est pas toute l'année : les oiseaux s'arrêtent au mois d'août. Ils refont leur plumage et ne chantent plus. Ils ont une présence très musicale au printemps... J'aime aussi le vent dans les arbres. Tout cela est musical. Il faut aussi que je puisse parler, rencontrer des humains. Des jeunes viennent souvent ici, des étudiants. Récemment des enseignants d'un lycée agricole près de Nantes qui, c'est plus qu'original dans ce type d'établissement, travaillent depuis plusieurs années sur un Jardin en mouvement et ses évolutions ».


Prenant le temps de la rencontre, Gilles Clément a bien voulu recevoir chez lui les humanités, pour confier ce qui anime sa réflexion et sa pratique. Plus que "la nature", nous avons parlé du "vivant".


Isabelle Favre

Gilles Clément. Photo Floris Bressy / La Montagne


ENTRETIEN


Les humanités - Vous vous dites plus volontiers jardinier que paysagiste ?


Gilles Clément - Être jardinier, c'est avant tout donner un privilège au vivant, le connaître suffisamment, ce vivant (même si on reste toujours très ignorant à son sujet), pour pouvoir utiliser les plantes, tous les végétaux, en lien avec les animaux, de façon à ne pas détruire les écosystèmes. Nous savons bien, avec la vision écologique, que nous dépendons de cette diversité que nous exploitons, mais aussi de celle que nous n'exploitons pas. Cette diversité que nous n'exploitons pas est en lien avec celle que nous exploitons, donc il faut tout protéger. Je donne un privilège au jardinier. De mon point de vue, le jardinier est celui qui intervient sur l'espace dans la durée, en sachant de quoi il parle, qui dialogue en permanence avec les plantes et quelquefois les animaux, les insectes.

"J’ai eu la chance d’avoir comme professeur Jacques Montaigut, un excellent botaniste qui nous emmenait faire des balades"

Les insectes, eux aussi, font vivre le jardin ? Le jardinier leur prête attention ?


Pour moi, cela a commencé avec une chenille de piéride. On m’a dit qu’il fallait la tuer. Bien sûr, ce n'est pas joli. Sauf que… ça donne un papillon. Quand j'ai compris cette métamorphose, cela m'a fasciné. J'ai trouvé ça tellement extraordinaire que j’ai élevé des papillons. Et puis, petit à petit, je suis rentré dans la compréhension de cette complexité de l'écosystème. Le mot, je ne le connaissais pas, il n'existait pas dans le langage courant mais c'était bien ça. Quand un oiseau vient manger la chenille, qui devrait donner un papillon mais ne le pourra pas parce qu'elle est mangée par un oiseau, on est dans un rapport de prédation qui est typique de l'écosystème du monde animal. L’animal ne peut pas vivre sans prendre. Nous sommes des prédateurs. Les plantes, elles, vont prendre un peu d'eau, et des sels minéraux, mais elles fabriquent leur nourriture à partir de l'énergie solaire, c'est la photosynthèse. Les végétaux sont extrêmement puissants. Tout ça, je le découvre petit à petit et dans des livres, dans mes rapports avec des enseignants de l'époque. Alors, on enseignait ce qu'on appelait les sciences naturelles. J’ai eu la chance d’avoir comme professeur Jacques Montaigut, un excellent botaniste qui nous emmenait faire des balades.


La piéride du chou, et son papillon, Pieris brassicae

 

Comment cet apprentissage a-t-il influé sur votre manière de concevoir votre travail ?


J'ai toujours abordé les projets en réfléchissant à ce qu'on pouvait mettre là, ou enlever, mais pour maintenir une diversité maximale, quelle que soit la composition du jardin, son évolution. Quand j'ai commencé à travailler, j'avais une clientèle privée. J'ai bien compris que, que ce qui importait pour ces gens-là, c'était le décor, pas la vie. Au bout de cinq ou six ans, j'ai arrêté, pour passer à l'espace public. Là, j'ai pu, bizarrement, proposer plus facilement des projets et des modes de gestion qui protègent le vivant. Le premier Jardin en mouvement en espace public a été mis en œuvre au parc André Citroën à Paris (1), sur environ un hectare (le parc, lui, en fait huit). Cette approche a été acceptée alors que ce n’était pas possible avec des clientèles privées. Je ne pouvais pas leur dire « attendez, on va faire une expérience », je ne pouvais pas les prendre pour cobayes.

"Rien n'est durable. Tout se transforme en permanence"

Ce travail pouvait devenir un geste, être effectivement entendu comme politique à partir du moment où, changeant de modèle culturel, on aboutit à l'acceptation d'une diversité que l'on chassait. L'exposition Jardin Planétaire a été le projet le plus politique (2). Il est né d’un livre qui s'appelle Thomas et le Voyageur (3), Thomas est au jardin et le Voyageur fait le tour du monde plusieurs fois et il dit ce qu'il voit, il est dans le constat. Thomas et le Voyageur est très important pour moi : il a été lu par Bernard Latarjet, alors directeur de  l'Établissement public du parc et de la grande halle de la Villette. Il m'a appelé et m'a dit : « on va préparer, pour la transition 1999-2000, une exposition sur le développement durable ». J'ai réagi : « Ah non. Vous avez lu Thomas et le voyageur ? ». Il m'a répondu « Oui, c'est pour ça que je vous appelle ». Je lui ai répondu : « Non, non, non. Développement, dans un espace fini, c'est stupide, c'est juste une vision d'économiste un peu névrosé. Et durable ? Rien, rien n'est durable. Tout se transforme en permanence ». Bernard Latarjet a accepté. Je lui dois beaucoup pour la réalisation de cette exposition importante.


Donc j'ai proposé Jardin Planétaire. En expliquant pourquoi. J'avais déjà fait plusieurs fois le tour de la planète, au moins deux fois. Juste avant d'ailleurs, j'avais été invité en 1999 par Francis Hallé au Gabon, pour le Radeau des cimes (voir ICI).


Affiche et vues de l'exposition "Le Jardin planétaire", du 15 septembre 1999 au 23 janvier 2000 à la Grande Halle de La Villette. Conception Gilles Clément, scénographie de Raymond Sarti. (https://raymondsarti.com/exposition-s-le-jardin-planetaire)


Une de vos expositions, plus récente, s’intitule « la préséance du vivant » (4). Que voulez-vous dire avec cette expression ?


Je l'avais proposée, il y a plus de dix ans, lors d’une étude autour de la ville de Bordeaux, avec le collectif Coloco. On avait travaillé sur 55.000 hectares, pour présenter un point de vue sur le développement urbain de la ville. J'avais fait un petit dessin concernant la partie sud de la ville, là où c'est le plus plat, où un axe allant de A à B était prévu pour étendre l'urbanisme. Si on le faisait en ligne droite pour faire circuler les voitures, le tramway, etc., on détruisait un étang, une forêt et un hameau, des milieux accueillant une diversité d’êtres vivants. Pas que des humains. J’ai proposé un autre dessin, avec une espèce de Z, ou de S, bref des courbes, pour aller de A à B, un dessin qui évite de détruire. Ainsi, on met le vivant en préséance, en avant de tout, en disant que ce qui importe, ce n'est pas le dessin, ce n'est pas l'architecture, ce n'est pas l'efficacité, ce n’est pas le rendement, ce n'est pas ça qui est le plus important. Le plus important, c’est de préserver le vivant, et on va de A à B sans problème, le trajet prend juste 5 minutes de plus. Ça a donné lieu à toute une « philosophie », pour mettre en place une technique d’urbanisme qui n’a rien à voir avec l'efficacité, la performance, le rendement, le calcul, etc.

"La robustesse du vivant. Antidote au culte de la performance, de Olivier Hamant, c'est le livre le plus important depuis des années"

À l’époque, j'avais écrit un petit texte sur cette « préséance du vivant ». Je l’ai repris lorsque le directeur de l’École du paysage de Versailles m’a demandé de faire une proposition pour la deuxième biennale d’architecture et de paysage en Île de France. Nous étions en pleine période du Covid. J’ai choisi comme thème la préséance du vivant. Cela a tout de suite été accepté, ce qui m'a un peu étonné car, selon moi, l'enseignement de l’École du paysage s’est plus orienté vers l'architecture et le décor que vers le vivant. On est en train de revenir un peu sur cette position. Ça prend du temps.


Durant l’été 2024, cette exposition a été reprise à Lyon, avec un cycle d’ateliers et de conférences. Pour moi, cela a été l’occasion de rencontrer Olivier Hamant (5) avec qui je souhaitais échanger car il est l’auteur du livre qui m'a vraiment le plus frappé cette année dernière : c’est un petit livret dans la collection Tracts (n°50) chez Gallimard qui s'appelle La robustesse du vivant. Antidote au culte de la performance (voir ICI). C'est remarquable. C'est le livre le plus important depuis des années et des années. À l’occasion de cette rencontre avec Olivier, je lui ai dit : « tu es un révolutionnaire ». Il remet complètement en question la monstruosité du modèle économique, capitaliste, qui s’est développé depuis le XIXème siècle dans des dimensions folles. Il ne le dit pas. C'est pour ça que je lui dis « tu es révolutionnaire ».


Pourquoi dire « le vivant » et pas « la nature » ?

 

C'est très important, et l’on ne s’éloigne pas du sujet. Le mot « nature » a été créé par les Grecs anciens (phusis). La philosophe des sciences Isabelle Stengers m'a fait découvrir comment on a voulu, progressivement, extraire du cerveau humain l'ensemble du vivant non humain pour l'étudier scientifiquement. Auparavant, les humains étaient tous plus ou moins animistes, ça compliquait l'étude scientifique. Alors on a mis à part ce « vivant non humain » en l’appelant « la nature ». Mais cette distance prise avec la nature, qui n’était sans doute pas très grande au début, l’est devenue de plus en plus, au fur et à mesure qu'on a eu des outils d'analyse de plus en plus performants. Et on est arrivé à l'illusion de la maîtrise, et à l’idée que la nature, ce n'est pas grand-chose, ce n'est rien, que « C'est nous les rois ! ». On n'avait pas encore compris qu'on dépendait de cet ensemble-là, que nous-mêmes nous faisions partie de cet ensemble vivant, de la nature, qu’on ne pouvait pas s'en extraire.


À partir de ce moment-là, on fait quoi ? L'humain est un prédateur, un animal qui fonctionne en hétérotrophie c'est à dire en allant chercher la nourriture alors que le monde végétal est autotrophe en fabriquant sa nourriture, donc indépendant. L'humain est forcément dépendant de tout le reste. Quand on a accepté ça, le mot vivant est à mon avis, le plus juste, le plus simple.


Vues de l'exposition "La Préséance des autres", conçue par Gilles Clément et l’atelier coloco, Biennale d’architecture et de Paysage

de Versailles, 2022. Photos Emmanuel Gabily pour l'atelier coloco ( https://www.coloco.org/projets/la-preseance-du-vivant/ )


Dans les paysages nourriciers, quelle place donnons-nous réellement au vivant ?


Cela dépend dans quelle culture on est, dans quel pays du monde. Il y a une région du monde où le paysage est un mot qui convient très bien et où il est complètement nourricier, c'est la forêt amazonienne. Cela vient de la façon dont les Amérindiens, les Indiens d'Amérique, ont développé des modes de vie qui font qu'ils peuvent préserver cette forêt en récoltant, parfois en intervenant, en plantant, en cultivant de la nourriture, quelquefois en quantité. C’est la chakra amazonienne : nous, nous voyons une forêt, et même une forêt primaire alors qu'elle ne l'est pas vraiment : les humains sont intervenus avec beaucoup d'intelligence et sans détruire la diversité.

Dans ces jardins, on peut voir passer un puma, ce n’est pas un problème, ou un loup à crinière (un peu comme un renard mais qui vit avec les humains, un animal végétarien). Il n'y a aucun dégât fait par les Amérindiens sur la diversité, de par leur vision animiste du monde qui donne une âme à beaucoup de choses, ce qui nous parait un peu bizarre, par exemple à une rivière. Une rivière est une entité vivante comme un papillon ou un lézard.


Cette vision animiste, qui existe aussi dans certains pays d’Asie, en Australie chez les aborigènes, est une vision qui ne détruit pas le vivant, pour « faire propre », comme l’envisagent d’autres croyances qui sont très dangereuses en fait, dans le mode de gestion. Il crée des jardins vivriers qui sont très inquiétants parce qu'ils font « propre, propre, propre ». On ne voit que des plantes que l'on veut manger. Mais ils sont monospécifiques la plupart du temps : on a un grand carré de poireaux, un grand carré de pommes de terre, il n’y a rien d’autre, et pour qu’il n’y ait rien d’autre, il faut éliminer, quelquefois avec des poisons. Donc ça suppose un mode de gestion très fort et, quelquefois, ça entraîne une pollution.


La propreté contre la diversité ?


La chimie, ça ne se voit pas, c'est dangereux, terriblement dangereux. Et c'est malheureusement avec ça qu'on fait de nombreuses cultures, et des médecines : la chimie, c'est très inquiétant. C'est très difficile à maîtriser dans un jardin vivrier, à manipuler, à utiliser sans faire de bêtises. Moi je n'utilise pas, j'ai arrêté. Je l'ai fait. Une fois j'ai même utilisé du glyphosate pour le liseron. J'ai vu la conséquence : j'avais pourtant isolé ce liseron, je l’avais rassemblé et mis dans une poche en plastique, j'avais badigeonné un tout petit peu, il n'y avait pas de vent… Mais par le système racinaire, ça a touché d'autres espèces autour, trois mètres autour, en cercle, tout était mort. Donc ça, moi ça m'a suffi, j'ai arrêté.

 "Il faut multiplier la diversité vivrière sur le même espace, celui qu'on a, dont on dispose"

Mon jardin n'est pas « propre » au sens où notre culture l'entend. Il y a des gens qui viennent ici et qui perçoivent une diversité : ils réentendent les oiseaux, ils revoient des papillons et finalement ils s'émerveillent. Si j'avais voulu « faire propre », là, il n’y aurait plus rien. Et c'est valable pour le jardin vivrier : on doit vivre avec une complexité dans l'espace que l’on cultive. Ça se passe plus ou moins bien en fonction des années, mais ça dépend du temps qui passe, du temps qu'il fait plutôt. Et on n'a pas toujours la même récolte. Une année, beaucoup de tomates, parfois moins. Parce qu’il s’est passé quelque chose qui nous dépasse. Nous ne maîtrisons pas du tout le futur, nous ne savons pas ce qui va se passer. Un plan de gestion, avec des répétitions de gestes exacts, une année sur l'autre, est stupide ; il faut interpréter au jour le jour et surtout avoir une diversité d’espèces. Si on a une monoculture, quand on cultive une seule plante, si une maladie arrive sur la plante, tout meurt, il ne reste plus rien.

 

Il faut qu'on ait des alternatives positives. Donc il faut multiplier la diversité vivrière sur le même espace, celui qu'on a, dont on dispose. Tant pis, on a quelquefois des petites récoltes, mais ce n'est pas grave. S'il y en a une qui ne marche pas, il y en a d'autres qui vont marcher. Pour le coup, c’est le bon sens paysan. On n'a rien inventé, c'était quand même très juste comme action. Nous sommes dans l’illusion de la maîtrise, mais on ne maîtrise rien. Il faut juste accepter l’idée qu’on ne maîtrise pas. On dialogue, on est en perpétuelle découverte de quelque chose. C'est pour ça que je dis que le jardinier a un rôle très important. S'il répète des gestes de nettoyage, il fait des conneries.


Quand on parle de jardin, de diversité, on peut aussi penser « participation ». Dans certaines sociétés, il y a de la diversité, ce qui suppose une multitude de participants, et donc d'attentes. Dans les quartiers existent aussi ces attentes humaines, d’humains qui estiment souvent qu'ils sont mis de côté. Est-ce que finalement on ne pourrait pas introduire la notion de vulnérable, la possibilité d’établir le dialogue dont vous parlez entre des vulnérables, associant ces personnes qui sont souvent loin des prises de décision, éloignées des lieux où se prennent des décisions ?


C'est très important, pour différentes raisons, collectivement et personnellement. C’est très important de relier les gens à travers une mission, de la partager. Mais c'est aussi le fait que le jardin nous équilibre et ça, c'est thérapeutique. Nous sommes fragiles, nous ne sommes pas des loirs ou des taupes qui résistent dans la nuit. Quelqu'un qui est en difficulté d'une manière ou d'une autre, s'il passe du temps dans un jardin, va faire s'effondrer les causes qui le rendent malade, petit à petit et retrouver de l'équilibre. C'est la thérapie par le jardin. Il y a un livre d’Anne Ribes (6), et je trouve que c'est très juste. Quand on est au jardin, on ne voit pas, on ne compte pas le temps qui passe. On est très intéressé au temps qu'il fait, mais pas au temps qui passe. On peut rester des heures à faire des actions sans s'ennuyer, parce qu'on fait travailler les mains, le corps en lui-même, mais aussi parce qu’on libère l'esprit. C'est quelque chose d'exceptionnel qu'on n'a pas dans d'autres activités. Et si on peut le faire avec les gens qui nous entourent, avec des liens familiaux, amicaux ou simplement avec le voisinage, c'est très bien.


Il y a quelques semaines, venu présenter à la radio son dernier livre Rendre l’eau à la terre. Alliances dans les rivières face au chaos climatique, Baptiste Morizot a répondu à un auditeur qui disait « oui, mais alors, vous voulez que les castors prennent le pouvoir ? » : « je déteste cet imaginaire militaire ».  C’est le contraire de la participation. Et cela pose aussi la question de la lutte contre les « nuisibles », contre les plantes prétendues « invasives ».


Ce mot idiot est un anglicisme, c’est un mot anglais qui signifie « envahissantes » et donc qu’il faut tuer. À leur sujet, il faut lire Les plantes du chaos, de Thierry Thévenin (7). Thierry Thévenin est un spécialiste des plantes médicinales (voir ICI) qu’il cultive à Mérinchal dans la Creuse. Dans ce livre, il fait la liste des plantes qui viennent d'ailleurs, qui se sont installées en Europe, et il en montre tous les côtés positifs. Et ça c'est très intéressant. C’est un vrai botaniste.

La renouée du Japon, plante invasive ? Arrachage manuel sur un foyer de renouée du Japon à Beaumont-sur-Oise


Par exemple, la renouée du Japon fascine parce qu’elle est à la fois très fragile et difficile à arracher. Quand on coupe, ça se casse. On pense qu’on a tout enlevé et trois ou quatre têtes sont restées dans la terre et sont prêtes à repartir.


Ça pousse là où il y a de la place et le long des routes, on a toujours des pionnières, des plantes qui s'installent là où il n'y en a pas d'autres, et qui prennent ensuite la place majoritairement. C'est le cas de la renouée, mais c'est le cas aussi de l’ambroisie. La difficulté pour la renouée, c'est qu'il ne faut pas couper ses racines par petits bouts parce que chaque petit bout redonne un nouveau pied... Ça se multiplie au lieu de disparaître, donc il faut arriver à les arracher en prenant la racine en entier. Et ce n'est pas facile. Mais la renouée a sûrement des côtés positifs et il faudrait reprendre le livre de Thierry Thévenin. Il y a des animaux qui la mangent, …

L'idée est de ne pas tuer. Derrière ce qui semble être raisonnable, on met des ordres d’action, des décisions qui sont mortelles

On pourrait essayer de l’associer avec une autre plante plutôt que tenter de la faire disparaître comme l’institutionnalisent les plans de lutte (encore ce mot de lutte) contre la Renouée du Japon.


Il faudrait qu'on puisse avoir plus d'observations sur les rapports des plantes entre elles, avec le système racinaire et le mycélium des champignons. Comment ça fonctionne, pour limiter l'expansion d'une plante qui nous gêne. Et ça, c'est sûrement le meilleur moyen. Il faut le chercher.


L'idée est de ne pas tuer. Le livre que je suis en train d’écrire s’appelle : La raison tue, justement parce que derrière ce qui semble être raisonnable, on met des ordres d’action, des décisions qui sont mortelles.  Au nom de la raison, on fait la guerre. On tue des animaux sauvages et, dans la campagne d’automne, on entend des coups de fusil. Pour moi, c'est insupportable.


Il y a longtemps, j’'ai fait une mission sur les papillons de nuit, au Cameroun, pour le Museum d'histoire naturelle. Après des chasses de nuit pendant au moins un mois et demi, je leur ai rapporté les prises, épinglées bien comme il faut, avec la date et le lieu. On m’a d’abord demandé : « Vous avez combien de prises ? » J’ai dit : « 2000 ». La réponse a été : « Ah bon seulement ! ». J'avais tué 2.000 papillons. La raison tue. Pourquoi est-ce qu'on n'étudie pas le comportement des papillons vivants plutôt que de les tuer pour les étudier ? C'est complètement idiot. Donc j'ai arrêté avec tout ça. Et voilà, donc je suis jugé comme subversif, politiquement engagé. Mais je n'y peux rien. Ce n'est pas ma décision. Ce n’est pas de l’idéologie, c’est  du constat. Ce n'est pas pareil.


Propos recueillis par Isabelle Favre et Ismaël Millogo (*),

chez Gilles Clément, le 27 octobre 2024


(*). Ismaël Millogo est l’auteur de Le manuel de la permaculture appliquée, Précis de droit de l’eau au Burkina Faso, Éditions du net, 2022.


NOTES


(1) - Jardin public sur la rive gauche de la Seine, dans le 15e arrondissement de Paris.


(2) - "Jardin planétaire" : un concept (voir ICI) avant une exposition présentée dans la Grande Halle de la Villette à Paris du 15 septembre 1999 au 23 janvier 2000. Commissariat de l’exposition : Gilles Clément. Mise en espace par le scénographe Raymond Sarti.


(3) - Gilles Clément, Thomas et le Voyageur, Albin Michel, 1999 (réédition en 2011).


(4) - « Préséance » : droit issu d'un privilège, créé par l'usage ou institué par une règle, de prendre place au-dessus.


(5) - Radio A, Conversations Anthropocènes : « Devenir jardinier planétaire », avec Olivier Hamant, Gilles Clément, Coloco, Florence Meyssonnier,  https://youtu.be/xLuApq2spuw?si=f-J3bpl9e88-xmRZ


(6) - Anne Ribes, Toucher la terre, Jardiner avec ceux qui souffrent, Trédaniel, 2005


(7) - Thierry Thévenin, Les plantes du chaos : et si les pestes végétales étaient des alliées, Lucien Souny éditeur, coll. Vieilles racines et jeunes pousses, 2024.


La préséance du vivant


  • Deux expositions :


    En 2022, au Potager du Roi à Versailles, ICI ou ICI  



    En 2024, à l’Orangerie du Parc de la Tête d’Or à Lyon du 27 juin au 22 septembre 2024 à l’invitation d’Archipel, qui organisait en parallèle une rétrospective Alessandro Pignocchi, un cycle de conférences (Musée d’Art contemporain, Maison de l’environnement,…) des ateliers-enfants « Les défis du vivant »...


  • Un livre :


    Gilles Clément, Coloco, La préséance du vivant. Devenir jardinier planétaire, Civic city, Lars Müller, 2024, 560 p.

 

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1 comentário


nsguyard
il y a 2 jours

Un grand merci ! Merveilleux article à lire et à relire et qui invite à de nouvelles lectures toutes aussi intéressantes. Je suis un jardinier "en herbe" et je ne cesse de m’émerveiller quand un soi-disant « parasite » s’invite au jardin car je fais sa connaissance pour la première fois et se qui m’émerveille c’est de constater que la biodiversité s’installe au jardin parce que l’on y développe un écosystème propice à son apparition. Cet été j’ai accueilli mon premier Doryphore et j’ai fait la connaissance de la Noctuelle de la tomate (quel joli nom d’ailleurs !). A la phyto-épuration, une Reinette, une Couleuvre, sur le muret un lézard vert, au soir trois hérissons, etc… Je cultive dans les Landes sur un sol…

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