Le prêtre jésuite Francisco de Roux préside la Commission pour la clarification de la vérité, une entité à laquelle l'accord de paix a confié, entre autres tâches, celle d'élaborer un rapport qui puisse rendre compte des causes du conflit armé en Colombie et des impacts qu'il a produits tout au long d'un demi-siècle.
ENQUÊTE DE VERDAD ABIERTA
À l'occasion du cinquième anniversaire de la signature de l'accord de paix, VerdadAbierta.com s'est entretenu avec le père Francisco De Roux, qui, avec dix autres commissaires et une équipe de chercheurs de diverses disciplines, a la difficile tâche de mettre la société face à une réalité qui, pendant des décennies, lui a tourné le dos.
VerdadAbierta.com (VA) : Comment définissez-vous ces trois années du mandat qui vous a été confié par l'Accord de paix ?
Francisco de Roux : Cela a été une expérience très forte de rencontrer le pays du fond de la tragédie humaine, de ce qu'a été le conflit armé et, très particulièrement, des années de guerre très dures. Cela nous a entraînés sur un chemin complexe, avec de nombreuses questions. Que devons-nous et pouvons-nous vraiment dire au pays, dans une perspective de compréhension de ce qui nous est arrivé pour avoir atteint une telle dimension de destruction humaine ? Comment pouvons-nous avoir un discours qui nous appelle à construire ensemble, dans nos différences, le pays que les enfants de Colombie méritent désormais, sachant que nous avons légitimement des positions politiques différentes, que nous avons des groupes ethniques différents, des cultures différentes, des approches de genre différentes et des âges différents ? Et comment pouvons-nous partir de là pour arriver à une vision commune pour laquelle travailler ?
VA : Quelle est votre évaluation de la conduite de la Commission de la vérité ? Qu'est-ce qui a été réalisé ?
FDR : Tout d'abord, je suis absolument convaincu que « l'événement vérité », comme je l'appellerais, a été un fait et je crois que la Commission y a très sérieusement contribué. Non seulement dans les 24 Maisons de la vérité dans les différentes régions du pays, mais aussi dans le nombre d'événements organisés. Les événements d'écoute des personnes, les événements de dialogue social ; la multitude de films, de petites vidéos, mais surtout des événements de dialogue avec les syndicats, avec les indigènes, avec les afro-descendants, avec le monde Rrom, avec les communautés LGBTI, avec les personnes en prison, avec les ex-FARC, avec les groupes religieux, avec les entrepreneurs, avec les médias, avec les militaires, avec la police, avec les politiciens. Et nous avons noté un intérêt croissant de la population, qui avait au départ beaucoup de réticences.
Nous avons personnellement rencontré 23.000 personnes au cours de longues réunions. Chacune de ces rencontres dure une journée, pour essayer d’aller au cœur de ce qu'elles ont subi pendant le conflit. Il s'agit essentiellement de victimes de tous les côtés.
Cette Commission se demande comment arriver à un discours qui nous aide, nous Colombiens, à aller de l'avant. Nous avons vécu cette expérience avec une énorme honnêteté, en nous posant de nombreuses questions. (…) Nous sommes convaincus que nous ne sommes pas les détenteurs de la vérité ultime. Comme nous sommes une institution d'État, aurons-nous une vérité d'État ? Non. Ce serait la chose la plus stupide et la plus fausse à faire. Nous voulons ouvrir un chemin, mais en partant de vérités solides, qui doivent être affirmées, et qui blessent de tous côtés. C'est pourquoi notre discours n'est pas politiquement correct, mais assorti d'une proposition : nous pouvons construire cela ensemble.
VA : Il y a beaucoup d'attentes concernant le rapport final que la Commission est en train de préparer. Comment reflétera-t-il toutes les afflictions et les impacts différenciés que les Colombiens ont subis pendant plus de 50 ans de conflit armé ?
FDR : C'est le type de question qui se pose actuellement à nous de manière plus approfondie. Nous avons une méthode que nous sommes en train de peaufiner. Le rapport aura une introduction d'éthique publique, c'est un appel au pays.
Puis il y aura un résumé, un recueil très organisé et rigoureux, qui sera le document central qui rassemble ce qu'enseigne chacun des chapitres et va jusqu'aux recommandations. Il est écrit pour le public de la République, pour les gens du peuple. Il n'est pas destiné aux universitaires.
Ensuite, il y aura les chapitres. Nous ne sommes pas des historiens, mais ils auront une approche basée sur le sentiment des communautés, sur la façon dont les gens ont vécu la situation et aussi sur le sentiment des personnes qui ont été les protagonistes de cette situation. Le pays a ressenti cela ; c'est un point de différence avec ce que font les commissions vérité : elles sont très expérientielles, mais nous raconterons une histoire.
Le chapitre des affaires est l'une des choses les plus difficiles. Pouvoir affirmer quelque chose avec un sérieux absolu, après avoir contrasté, pesé, vu différents points de vue et même abandonné l'hypothèse que l'on avait, est un travail très profond. Mais une fois que l'on connaît une vérité, éthiquement, on a l'obligation de la dire quoi qu'il arrive. Nous devons le dire, même si cela dérange nos familles, les politiciens d'un côté ou de l'autre. C'est le défi de la vérité. J'espère que nous aurons le courage, la propreté et la détermination de le faire, mais en faisant toujours attention à le dire de telle sorte que ce ne soit pas une présentation des choses pour encourager la vengeance, la désignation de coupables et la stigmatisation, parce que cela ne nous sert pas du tout, mais pour nous aider à comprendre ce qui s'est passé.
Membres de la garde marron, au nord du Cauca.
VA : Combien de chapitres le rapport final comportera-t-il et de quels sujets traitera-t-il ?
FDR : En plus du chapitre historique et du chapitre sur les cas, il y aura un chapitre sur les effets ou la souffrance des communautés. Nous y verrons les effets sur les hommes d'affaires, les indigènes, les femmes, les syndicats, les éducateurs, le personnel de santé...
Ensuite, nous avons un chapitre sur la façon dont le peuple, au milieu de tant de difficultés, a eu des initiatives de paix et a lutté pour la démocratie ; et nous trouvons des journalistes qui ont oeuvré pour la paix ; la garde indigène et la garde marron [groupes d’auto-défense, l’équivalent de la garde indigène pour les communautés noires, afro-descendantes et palenqueros – NdR] qui ont agi sans armes ; les mouvements de paix, le nombre de choses que la pastorale sociale, l'église mennonite, les universités, ont ont fait pour la paix.
Nous aurons un chapitre sur les femmes et les communautés LGBTI, qui ont subi des violences spécifiques. Nous aurons un chapitre sur la façon dont les enfants ont été emmenés à la guerre. Nous aurons un chapitre ethnique qui se concentrera sur l'histoire différenciée des indigènes et des Afro-Colombiens.
Nous avons un chapitre sur la communauté en exil. La Commission a été en contact avec 24 pays différents et nous évoluons dans un scénario de 500.000 Colombiens qui sont partis pour des raisons exclusivement liées au conflit et il y a un peu de tout. Il y a des militaires qui ont refusé de tuer des "faux positifs", il y a des juges qui auraient été tués s'ils n'étaient pas partis, il y a des gens qui étaient au bureau du procureur et au bureau du procureur général, il y a des indigènes, des Afro-Colombiens, des syndicalistes, des journalistes et des hommes d'affaires qui sont partis après des enlèvements très douloureux.
Nous avons un chapitre qui est plutôt oral et très émouvant, qui sont les voix du conflit. Et nous avons un chapitre de recommandations.
Cela donne une idée de la structure du rapport, mais il comporte des croisements très profonds. La Commission a reçu 67 rapports directement de l'armée et de la police, et nous avons croisé et concentré ces éléments dans le dialogue entre les différents chapitres.
VA : Quelles difficultés la Commission a-t-elle rencontré dans l'accomplissement de son travail ?
FDR : Il y a des difficultés externes. L'accord de paix, avec toutes ses limites, a apporté un changement et a fait que les FARC ont arrêté leur guerre et que l'État a arrêté sa guerre contre les FARC ; 20 % d'entre eux ont abandonné et sont retournés à la guerre, ce qui est courant dans ce type de processus partout dans le monde.
Il y avait vraiment une paix entre l'État colombien et la guérilla, mais paradoxalement la Colombie était beaucoup plus divisée. Le référendum l'a mis en évidence, puis les élections présidentielles. Je ne dirais pas que le pays est politiquement polarisé, mais qu'il est divisé : il y a des agressions, des suspicions et de la méfiance.
Et la Commission a dû naviguer dans ce contexte. Nous sommes l'une des institutions issues de l'accord de La Havane et pour un grand nombre de Colombiens, parce que nous sommes issus de cet accord, nous n'avons pas de légitimité. Cela nous est arrivé avec l'ancien président Uribe qui nous a dit : "Je n'accepte pas votre légitimité mais je vais parler parce que je veux contribuer à la vérité". Ces constructions politiques qu'Uribe n'est pas le seul à avoir réalisées, consistant à récupérer cette douleur et à mobiliser cette rage et cette indignation pour la retourner contre les autres, se sont produites d'un côté à l'autre de la Colombie. Tel est le scénario dans lequel navigue la Commission.
L'autre difficulté réside dans le fait que le scénario est risqué pour les victimes qui viennent parler à la Commission ; pour les personnes qui nous ont parlé dans les prisons, qui craignent d'être tuées pour nous avoir parlé. Par exemple, lorsque nous avons parlé avec Mancuso - chef paramilitaire extradé -, ses avocats ont été menacés.
Un autre élément difficile a été la pandémie. C'est pourquoi les organisations de victimes et de droits de l'homme ont demandé la prolongation de la durée de la Commission, qui était censée se terminer le 28 novembre (…). Pour nous, il est très important d'aller sur le terrain pour rencontrer les victimes dans tous les coins de la Colombie et cela a été totalement entravé.
Pour autant, nous ne nous sommes pas arrêtés. Toute cette année-là, nous avons continué à travailler par le biais des ordinateurs, mais vous ne pouvez pas entrer en conversation avec un agresseur qui se trouve dans sa maison, à côté de ses enfants et de sa femme, pour lui demander ce qu'il n'a voulu dire à personne, et encore moins à sa famille. Ou encore, comment atteindre une communauté indigène dans les montagnes, qui n'a aucune possibilité de communication ?
Nous avons donc demandé sept mois supplémentaires pour terminer le rapport, et quelques mois de plus pour faire de la socialisation, en allant dire au pays ce qu'il faut dire. Heureusement, nous allons le faire une fois que le nouveau président de la République sera élu. Le rapport final sera présenté une semaine après le second tour de la présidentielle.
VA : Les organisations de victimes et de défense des droits de l'homme craignent que le rapport final ne soit pas présenté et qu'il reste dans de petits cercles ou qu'il continue à manger la poussière sur des étagères. Comment sera-t-il présenté et que se passera-t-il ensuite ? Que sera-t-il fait pour que le rapport soit utile aux communautés des régions éloignées qui ont le plus souffert de la guerre ?
FDR : Contrairement aux autres commissions de vérité, qui ont remis leur rapport et se sont éclipsées, nous allons montrer notre visage pendant deux mois dans tout le pays. En commençant par parler au Congrès de la République, à l'équipe du Président, aux tribunaux, aux universités, aux communautés, aux syndicats, à l'armée et aux ex-FARC.
Deuxièmement, nous allons créer un comité de contrôle et de suivi. Pendant sept ans, ce comité veillera à ce que les recommandations formulées par la Commission dans le rapport final soient mises en œuvre.
Troisièmement, nous créons un réseau d'alliés et leur confions cet effort que nous faisons. Pour le recevoir de manière critique, bien sûr, mais aussi pour poursuivre le processus. Nous avons commencé avec un peu plus de 3.000 organisations de toutes sortes dans tout le pays.
Et puis nous allons faire un grand effort pédagogique pour préparer la société et remettre le rapport. Un élément important est le transmédia : la Commission va le laisser entre les mains du pays, avec un accès absolument libre, afin que tout le monde puisse le consulter sur son téléphone portable et accéder à tous les documents, tous les témoignages et tous les films, pour que le pays puisse faire sa propre interprétation de ce que nous avons fait, et pour qu'il puisse continuer à avancer dans la conversation.
VA : Les organisations de victimes soulignent que le manque de temps n'a pas permis à beaucoup de personnes d'être entendues, certaines allèguent même que la Commission n'a pas suffisamment atteint la Colombie rurale. Partagez-vous ce point de vue ? Comment s'est déroulé l'effort pour atteindre les endroits les plus reculés et y recueillir les témoignages ?
FDR : Nous avons fait ce que nous pouvions et nous continuerons à faire ce que nous pouvons. Il y aura toujours un mécontentement tout à fait légitime de la part des victimes. Dans le registre officiel des victimes de l'État, il y a aujourd'hui environ 9,200 millions de victimes.
Avec chaque victime, ou lorsque nous allons en prison, nous passons un ou deux jours ; visiter une communauté entière de victimes dans les montagnes prend une semaine. Si nous devions consacrer une minute aux 9 millions de victimes, il nous faudrait 17 ans, en travaillant 24 heures sur 24, pour les entendre toutes. Cette revendication est parfaitement légitime, mais je peux dire : nous avons honnêtement reçu de tout notre cœur tous ceux qui se sont adressés à la Commission, nous sommes partis à leur recherche, nous sommes allés dans les endroits où il nous semblait que ces choses étaient les plus difficiles.
VA : Certains secteurs estiment que la Commission a accordé plus d'importance au dialogue avec toutes les personnes impliquées ou à la réconciliation qu'à la construction de la vérité. Ils citent à titre d'exemple l'intervention de l'ancien président Juan Manuel Santos sur les "faux positifs", la conversation avec l'ancien président Uribe et l'intervention de Salvatore Mancuso avec Rodrigo Londoño [ex paramilitaire et ex-commandant des FARC], qui n'ont pas été réfutés ou contrastés. Partagez-vous cette opinion ? Y aura-t-il des contrastes dans le rapport final ?
FDR : Cela sera pleinement contrasté dans le rapport. L'objectif final est la réconciliation de ce pays, et cela ne peut se faire que sur la base de la vérité, et de la vérité de la manière la plus solide.
Nous ne sommes pas une entité judiciaire. Nous ne pouvons forcer personne à venir à la Commission, nous invitons et donnons aux gens la possibilité de s'exprimer. Nous posons des questions, mais nous ne les posons pas de manière à les forcer à admettre leur culpabilité en public devant le pays. Si, dans une procédure judiciaire, une personne ne peut être forcée à témoigner contre elle-même, nous le pouvons encore moins.
Cependant, dans toutes ces affaires publiques, nous avons une très longue et profonde préparation personnelle. Nous avons rendu une visite personnelle à Mancuso en prison. Un commissaire s'est rendu aux États-Unis pour lui parler et nous disposons de 26 heures d'enregistrements détaillés. Nous n'avons pas fait pression sur lui pour qu'il s'exprime publiquement, alors que c'est absolument important.
Avant l'entretien avec le président Santos, il y a eu deux longues conversations avec les membres de la plénière de la Commission. Et nous nous sommes adaptés aux manières de chaque président. L'ancien président Gaviria nous a reçus deux fois dans sa maison, le président Pastrana est venu à la Commission, le président Samper aussi. Nous avons rendu visite au président Uribe parce qu'il ne voulait pas venir, mais nous voulions que tous les présidents soient là. Ensuite, nous avons eu une conversation privée avec le président Uribe.
La réponse totale ne peut être donnée en une seule étape et toutes les réponses partielles sont incomplètes. On accumule des choses, pour arriver à quelque chose que nous espérons livrer dans le rapport final.
De toute façon, nous savons aussi que quoi que nous fassions, nous serons critiqués de tous les côtés. Nous serons critiqués par l'armée, la police, tous les candidats, les présidents... Nous serons critiqués de tous les côtés car la vérité est un combat. Nous espérons que cela se passera bien et nous travaillons pour que cela se passe bien.
VA : Rétrospectivement, après cinq ans de mise en œuvre de l'Accord de paix, avec ses succès et ses erreurs, malgré le fait que certaines régions sont gagnées par de nouveaux cycles de violence et que le pays ne vit pas le scénario prévu, le processus de paix avec les FARC en valait-il la peine ?
FDR : Je suis convaincu que c'est le cas. Pas seulement parce que la grande guerre a été très dure et qu'elle est terminée. Et il y a une deuxième raison pour laquelle je suis convaincu : après avoir parlé avec les syndicats, les organisations sociales, les indigènes, les Afro-Colombiens, les jeunes des universités, il y a un rejet très fort de la guerre dans le pays, qui n'existait pas auparavant.
J'ai vécu des périodes où les organisations sociales et les organisations qui luttaient pour les droits n'étaient pas dans la guerre, mais elles la légitimaient. Ils disaient : "Au moins, il doit y avoir une arrière-garde pour protéger la lutte sociale et nous défendre - excusez-moi - contre ces salauds".
Aujourd'hui, il n'y a rien de tel. Aujourd'hui, vous voyez des syndicats, des organisations sociales et des paysans qui se battent pour la paix et une réelle conviction que tout ce que la guerre a touché, elle l'a endommagé. C'est nouveau en Colombie. Il y a très peu de gens aujourd’hui qui pensent que le combat des guérillas dissidentes soit légitime.
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