
George Grosz (German, 1893—1959), "The Agitator", 1928 Oil on canvas, 112.5 x 84.5 cm Stedelijk Museum, Amsterdam.
Un tableau qui fait écho au film de Juraj Herz.
La dérive humaine d’un opportuniste au moment de l’entrée des troupes allemandes dans l’aire tchécoslovaque en 1938 et de la mise en place d’une politique antisémite : tel est le "scénario" à partir duquel Juraj Herz, l'un des représentants de la "Nouvelle vague tchèque", qui a lui-même, enfant, miraculeusement survécu à trois camps d'extermination, réalisait en 1968 L’Incinérateur de cadavres, en forme de cauchemar éveillé. Un film-culte qui vient d'être édité en DVD.
L’incinérateur de cadavres est le premier long métrage de Juraj Herz (1934-2018), une œuvre adaptée du récit éponyme de Ladislav Fuks, publié en 1967. On compte Herz parmi les représentants de la « Nouvelle vague tchèque », bien que son nom soit resté moins célèbre que ceux de Milos Forman ou Ivan Passer, auréolés de leur gloire hollywoodienne. Le cinéaste est d’origine juive ; il naît à Kežmarok, à l’Académie des arts du spectacle ville qui fait aujourd’hui partie de la Slovaquie.

Ci-contre : Juraj Herz (photo DR)
En 1943, sa famille est déportée par la milice Hlinka au camp de Ravensbrück, tandis qu’il est envoyé à Sachsenhausen. Cette expérience marquera toute son œuvre. Après des études de photographie à Bratislava, il part étudier la mise en scène à l’Académie des arts du spectacle (DAMU) de Prague. Il y suit notamment l’enseignement du marionnettiste et cinéaste d’animation Jan Švankmajer. Il devient assistant-réalisateur de Ján Kadár et Elmar Klos dans Le Miroir aux alouettes (1965) où il interprète aussi « un homme juif ». Puis, invité par le réalisateur Jaromil Jireš, il participe au collectif formé par celui-ci, Věra Chytilová, Jan Němec, Jiří Menzel et Evald Schorm qui réalise une série de courts métrages adaptant un recueil de Bohumil Hrabal, Les Petites perles au fond de l’eau (1965).
Le cinéaste profite de l’euphorie artistique du Printemps de Prague et du relâchement de la censure pour obtenir les financements nécessaires à son propre projet. Il retravaille le livre de Ladislav Fuks avec l’auteur, crédité au scénario. Et il s’entoure d’une équipe exceptionnelle : le chef-opérateur Stanislav Milota, adepte de prises de vue hardies, du grand angle et de pans fixes qui, malgré leur immobilité, paraissent dynamiques. Pour le montage, Milota travaille en accord avec le monteur Jaromil Janáček dont le mode abrupt à la Eisenstein est à base de téléscopages surprenants. Associations proches de « la rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie » qui confèrent au récit un caractère onirique, éloigné de tout réalisme.
Le film nous conte la dérive humaine d’un opportuniste au moment de l’entrée des troupes allemandes dans l’aire tchécoslovaque en 1938 et de la mise en place d’une politique antisémite. La ressemblance avec la situation évoquée dans Le Miroir aux alouettes est frappante, lieux et dates correspondant peu ou prou. Mais dans le film de Herz, la fable est plus noire encore, confinant au cinéma d’horreur. Pour forcer le trait, le cinéaste ne choisit pas un charpentier au bout du rouleau, mais un employé des pompes funèbres décidé à faire son chemin. Celui-ci a commencé par épouser une femme fortunée et compte se faire reconnaître sur le plan des idées comme apologue de la philosophie bouddhiste, sur laquelle sur lequel il a écrit un ouvrage. Notre héros, Kopfrkingel de son patronyme, passera bientôt à une variante nationale-socialiste du thème. Il tient des conférences où il montre qu’il est de son devoir d’aider les humains à se débarrasser de leur enveloppe charnelle.
À mesure qu’il progresse, le film ressemble toujours plus à un cauchemar éveillé. Il est entièrement dominé par la présence de Kopfrkingel, dont le visage poupin, à la fois inquiétant et bonhomme, fait l’ouverture. Sa voix mielleuse en est le basso continuo. Visuellement, sa nature de prédateur est annoncée par un plan en plongée, à travers le grillage d’une cage, sur un guépard dont on ne perçoit que le pelage moucheté. Contraste-choc entre le félin enfermé et le brave homme qui passe un dimanche paisible en famille. Sa femme répond au prénom exotique et musical de Lakmé. Il s’adresse à elle en l’appelant « ma douce ». Leurs deux enfants sont déjà adolescents : Zina, le portrait de sa mère et Mili, un gringalet binoclard porté sur les amitiés masculines. Suivent une fête foraine avec un manège de chevaux de bois, les jupes des dames volant au vent, puis une visite au cabinet des figures de cire, évoquant le film éponyme de Paul Leni (1924), où des scènes de meurtre sont reconstituées, non pas avec des mannequins, mais avec de véritables acteurs. Vient ensuite un match de boxe d’une grande violence dont s’alarme seule une femme quelque peu dérangée. Toute cette séquence est marquée par l’influence de l’expressionnisme allemand et le jeu entre l’animé et l’inanimé qui tant fascine dans l’univers de Jan Švankmajer.

Kopfrkingel est tout sauf distingué. Il ne peut s’empêcher de toucher ses interlocuteurs, de se curer les dents ou les oreilles en public, de sortir à tout bout de champ son peigne, même après avoir rectifié une toilette mortuaire. Malgré tout, il a une obsession maladive de l’hygiène et de la contagion et rend visite chaque mois à son voisin, le bon docteur Bettelheim. Il faut dire qu’il fait également une descente mensuelle au salon de massage où sa préférence va à Dagmar. La même actrice, Vlasta Chramostová, incarne l’épouse soumise et la prostituée déférente : la maman et la putain. Le monde glacé de la morgue contraste avec la sphère feutrée du foyer comme avec celle de la maison de tolérance.
Le protagoniste est rigoureusement abstinent. Il ne boit pas une goutte d’alcool et, en donneur de leçons, recommande au serveur d’un établissement public de ne pas en servir aux clients. De même, il écrase le cigare qu’une de ses connaissances vient de s’allumer. Lors d’un événement mondain, Kopfrkingel retrouve un vieux camarade de régiment, du temps où tous deux combattaient dans les rangs de l’armée austro-hongroise. Une autre guerre est à nos portes, lui dit celui-ci, en lui proposant de rejoindre le camp des futurs vainqueurs. N’aurait-il pas du sang allemand ? Une seule goutte suffit ! Kopfrkingel se renseigne auprès du Dr Bettelheim, très sceptique. Puis il se laisse tenter par une mission d’espionnage dans un fête juive, où comme mélomane, il est bouleversé par le trémolo du Hazzan.
Après les services de délation, les propositions commencent à affluer. La plus alléchante est la direction du centre d’incinération où il n’était jusque-là qu’un sous-fifre. Étant donné son expérience en la matière, on lui fait miroiter ensuite une « grosse affaire », à savoir le développement de la crémation à l’échelle industrielle. Seul problème : ses partenaires ont compris, à partir de différents indices, que son épouse est à demi-juive et donc, ses enfants, des quarterons. Lakmé se laissera pendre sans broncher, Mili est abattu dans la morgue après avoir pris son goûter, seule Zina court assez vite. Et Kopfrkingel de se prendre pour le Bouddha, se trompant de méridien, assumant le rôle réservé à l’ogre dans les contes macabres.
Le film est un voyage vers la folie. L‘apocalypse qui s’annonce est suggérée par des inserts de L’Enfer de Jérôme Bosch. Cependant, des touches de poésie et d’humour ponctuent le récit. Il y a cette figure de la très belle jeune fille brune qui ne cesse de croiser le chemin du protagoniste, comme dans un rêve. Le mot surréalisme est aujourd’hui galvaudé, mais il convient à L’Incinérateur de cadavres. Dans une Anthologie de l’humour noir élargie au 7e Art, quelques détails piquants, quelques bretonneries. Ainsi, un des connaissances de l’incinérateur se nomme Dvořák. En réalité, il est interprété par nul autre que le cinéaste Jiří Menzel. Mais le nom du compositeur est doublement cité puisque la bande-son de Zdeněk Liška reprend le largo de la Symphonie du Nouveau Monde. Et, surtout, il y a la performance du grand comédien Rudolf Hrušínský, utilisé à contre-emploi. Très populaire, il était un habitué du rôle de Schweik, au théâtre comme au cinéma. Son sourire espiègle, le plissement de ses petits yeux nous font douter de ce que nous voyons. L’effet déstabilise le spectateur qui se demande si Juraj Herz veut lui rappeler ce dont l’homme est capable ou s’il croque, en riant sous cape, le portrait d’un rond-de-cuir communiste. Film d’horreur sur un passé pas si révolu ou satire de la Tchécoslovaquie de l’époque, les nouveaux gouvernants ne s’y trompèrent pas. Une fois les chars russes passés, le film qui avait connu une sortie de quelques jours à Prague, fut interdit jusqu’en 1989.
Nicole Gabriel
L'incinérateur de cadavres, de Juraj Herz, vient de sortir en DVD Blue Ray dans la collection "Collector" de Malavida Films. Le DVD est accompagné de trois bonus (Brutalités récupérées, 1er court-métrage de Juraj Herz, 32 mn,1965, VOSTF ; This way to the cooling chamber, de Daniel Bird, 22 mn, 2017, VOSTF ; Interview de Juraj Herz, par Stanislav Milota et Vlasta Chramostova,16 mn, 2008, VOSTF), et d'un livret de 20 pages (Extraits de l'autobiographie de Juraj Herz, Autopsie (dissection d'un réalisateur), Ed. Mlada fronta, 2015). 15 €. Pour commander le DVD : https://www.malavidafilms.com/dvd-l-incinerateur-de-cadavres----468.html
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Juraj Herz. Photo: Press Service MFF KV
Juraj Herz est mort en avril 2018, à l'âge de 83 ans. Nous reproduisons ci-dessous l'hommage publié alors par Radio Prague.
Un enfant miraculé
Juraj Herz est né en 1934 dans la famille d’un pharmacien juif de la ville de Kežmarok en Slovaquie. Son enfance s’annonce heureuse mais le premier chapitre prometteur de sa vie ne sera que de courte durée. Après l’éclatement de la guerre en 1939, son père cherche le moyen pour protéger ses proches contre la déportation et toute la famille se convertit au protestantisme. Cependant cette mesure ne se révèle efficace que pendant quelque temps et finalement la famille du pharmacien protestant n’échappera pas au sort des autres Juifs. En décrivant cette étape de son existence, Juraj Herz prend un ton quasi neutre et ne se laisse pas aller à l’émotion, mais son témoignage n’en est pas moins poignant. L’enfant qui vers la fin de la guerre n’a que dix ans passe successivement par trois camps d’extermination, Auschwitz, Ravensbrück et Sachsenhausen. Il est témoin et victime des pires atrocités et ce n’est que par miracle qu’il n’est pas broyé par cette machinerie de la mort. Evidemment, ces épreuves terribles seront gravées à jamais dans sa mémoire et il les évoquera beaucoup plus tard dans son film « Zastihla mě noc » (Je fus surprise par la nuit) situé en grande partie dans le camp de Ravensbrück.
Aux prises avec la censure communiste
Après la guerre, le garçon miraculé subit un attrait irrésistible pour le monde du spectacle. Adolescent, il s’inscrit d’abord à la faculté de marionnettes, puis déserte pour le cinéma. D’abord assistant de réalisateurs renommés, il signe son premier long-métrage en 1966 mais c’est en 1968 qu’il s’impose définitivement dans le cinéma tchèque en portant à l’écran le roman Spalovač mrtvol ("L’Incinérateur des cadavres") de Ladislav Fuks. Mais ce premier grand succès risque aussi de devenir son dernier parce que le pays est occupé en août 1968 par l’armée soviétique et l’envol du jeune réalisateur est arrêté. Il est convaincu que sans l’occupation sa carrière aurait été tout-à-fait différente : « J’ai tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, et j’avais en réserve déjà les projets de quatre films. Je n’ai finalement pu en réaliser aucun parce que le régime communiste ne me l’a pas permis. Et tous mes autres films n’étaient pas les sujets que je voulais faire. ‘Les Lampes à pétrole’ ou ‘Morgiana’ ne correspondaient pas à mes désirs de réalisation. Après avoir tourné ‘L’Incinérateur de cadavres’, j’avais à ma disposition trois romans de Ladislav Fuchs, et le scénario, d’abord autorisé puis interdit, de l’adaptation du ‘Surmâle’ d’Alfred Jarry. »
Tombé en disgrâce, Juraj Herz réussit à réaliser dans les années de la normalisation, entre 1970 et 1987, malgré la malveillance voir l’hostilité du régime communiste à son égard, toute une série de films. Obligé de faire des compromis avec le pouvoir, il réalise quand même quelques-uns des meilleurs films du cinéma tchèque de cette période difficile dont par exemple l’adaptation du roman « Petrolejové lampy » (Lampes à pétrole) » de Jaroslav Havlíček.
L’exil allemand et le retour au pays
Cependant, la patience du réalisateur avec ses censeurs communistes est soumise à de trop rudes épreuves et n’est pas sans limites. Ainsi, en 1987, il décide de couper les ponts et de s’exiler. Il s’installe à Munich et continue à travailler dans les studios allemands mais cette activité ne lui apporte pas une véritable satisfaction :
« Je pense que les films que j’ai réalisés en Allemagne ne sont pas très importants parce que je suis parti en Allemagne pour tourner un conte de fées. J’avais déjà tourné deux contes et ils me considéraient comme spécialiste du genre bien que les contes de fées ne soient pas mon genre préféré. J’ai été obligé de les tourner parce que je devais gagner ma vie. Mes films réalisés en Allemagne ne sont donc pas très intéressants pour moi, ceux que j’ai pu faire en Tchéquie étaient plus intéressants. »
Après la chute du régime communiste en 1989, Juraj Herz retourne dans son pays et poursuit son œuvre de cinéaste. En 1994 et 1996 il collabore entre autres avec la télévision française et signe deux épisodes de la série des Maigret avec Bruno Crémer dans le rôle principal. Sa filmographie s’arrête en 2010 lorsqu’il réalise en coproduction germano-tchèque le film Habermannův mlýn ("Le moulin d’Habermann"), une œuvre qui suscite des réactions contradictoires car elle évoque la coexistence difficile des Tchèques et des Allemands dans les Sudètes.
Václav Richter
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