Alors que de nouvelles évacuations sont attendues ce vendredi 6 mai, et que les derniers soldats ukrainiens présents dans les sous-sols du complexe sidérurgique d’Azovstal annoncent leur intention de combattre jusqu’au bout sans se rendre, le nom de Marioupol restera comme l’un des symboles du viol de l’Ukraine, tel qu’annoncé en sous-texte par Poutine début février. Une « culture de la cruauté » déjà éprouvée en Tchétchénie et en Syrie.
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« Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter. »
Ainsi s’exprimait Vladimir Poutine, à l’adresse du président ukrainien, le 7 février dernier, lors de la conférence de presse donnée à l’issue de sa longue rencontre à Moscou avec Emmanuel Macron. Langage de malfrat, langage de violeur, comme l’écrit l’anthropologue et ethnologue Véronique Nahoum-Grappe dans une tribune publiée par Le Monde : phrase « de violeur sûr de lui, ironique et jouissant du mal qu’il va faire, non pas en termes de victoire militaire mais de production de douleur morale en sus de la souffrance physique de la victime. »
Ce n’est pas seulement métaphorique. Parmi les exactions commises par l’armée russe en Ukraine, sont d’ores et déjà rapporté de nombreux cas de viol. Selon Liudmyna Denisova, commissaire en charge des droits de l’homme auprès du Parlement ukrainien, « les ordres de violer les femmes ukrainiennes ont été donnés personnellement par Poutine ». Le but ? Priver les femmes de la possibilité ou du désir d'avoir à nouveau des enfants. Il est certes impossible de prouver qu’un tel ordre ait été personnellement donné par Poutine, mais plus rien ne saurait désormais étonner. Comme l’écrit encore Véronique Nahoum-Grappe : « Toute position de domination extrême tend à produire des excès de cruauté envers les dominés, dans les prisons en temps de paix comme en temps de guerre contre les familles de civils désarmés. Mais dans le système de croyance poutinien, la domination politique et donc militaire s’exprime dans une culture machiste de la violence, sur un ton d’ironie sadique, qui pose les actes de cruauté comme autant de performances remarquables. (…) Les guerres du pouvoir russe, depuis 1999 et l’anéantissement insensé de Grozny sous les bombes, qui aurait dû alerter la communauté internationale, ciblent sans aucun frein les populations civiles dans leurs zones de survie si difficiles – écoles, crèches, hôpitaux… –, comme si c’était une tactique réfléchie. (…) Le président russe en guerre ne déteste pas seulement l’idée de démocratie, mais aussi le corps physique des manifestants qui, dans le monde entier, ont demandé héroïquement plus de démocratie dans les grandes manifestations historiques de la décennie 2010. Il n’est pas seulement partisan de la répression physique de ces foules, mais recherche aussi la défaite de leur force morale, celle qui brillait sur les écrans au moment où les manifestants occupaient les places publiques, et qui fondait la légitimité du rêve de démocratie. Il s’agit de leur faire payer cela, aux civils, en foule, en familles, tous manifestants potentiels. Tu crèves sous les bombes que je t’envoie ? Eh bien, viens dans mon couloir « humanitaire » déguster la trahison du dernier espoir que je te donne. »
Personnes évacuées de Marioupol vers Zaporijjia, le 2 mai. Photos Lynsey Addario / The New York Times
Personnes évacuées de Marioupol vers Zaporijjia, le 2 mai.
C’est exactement ce qui s’est passé à Marioupol, après des semaines où à maintes reprises, un tel « couloir humanitaire » a été annoncé, chaque fois empêché, reporté, entravé. Le 2 mai, enfin, quelque 500 civils, dont certains étaient terrés dans des bunkers du complexe sidérurgique d’Azovstal ont pu être évacués vers Zaporijjia (et d’autres, contre leur volonté, vers le camp de filtration de Beziemme, contrôlé par les forces prorusses ?). Cette lueur d’espoir aura été brève. Sitôt conduite cette première évacuation, les bombardements russes ont repris et se sont intensifiés.
Poutine avait dit : « on ne bombarde pas. On encercle. Pas même une mouche ne doit sortir vivante ». Mais personne ne s’est rendu, personne n’est sorti, ni vivant, ni mort. L’évacuation concédée le 2 mai par Moscou, n’aurait-elle été qu’une ruse pour en finir une fois pour toutes avec Marioupol, au mépris des centaines de civils qui se trouvent encore piégés dans le ventre d’Azovstal ? Ce vendredi 6 mai, un nouveau couloir humanitaire devait être mis en place. « Sans assurance toutefois d’une trêve des combats malgré l’annonce par les forces russes d’un cessez-le-feu de trois jours », écrit Le Monde. « Quel est le sens tactique de ces trahisons récurrentes ? », demande Véronique Nahoum-Grappe : « On avait déjà noté, en Syrie, une figure de ce style « poutinien » en trois phases. D’abord un bombardement de civils. Puis, deuxième phase, blessés et sauveteurs parviennent, en panique et avec des larmes de sang, jusqu’à un lieu de soins. Puis, troisième phase, arrive un seul avion russe à l’horizon, tranquille, qui vise très exactement ce lieu de soins… Il s’agirait de détruire le moral des civils en les poussant au désespoir absolu, avec ce troisième temps de cruauté pure. Une chose est la violence de destruction des forces de l’agresseur, autre chose est cette façon de produire, par le rythme et les cibles des bombardements, choisies dirait-on pour leur vulnérabilité, une souffrance accrue des civils. »
A noter encore, parmi les rescapés de Marioupol, ce témoignage filmé d’une jeune fille de 17 ans passée par un camp de filtration. Seule avec 5 soldats, elle dit avoir entendu l’un d’eux dire : « si elle n’est pas à votre goût, ne vous inquiétez pas, il y en aura d’autres… » Elle dit aussi avoir entendu deux soldats russes discuter entre eux :
« - Qu’est-ce que tu as fait de ceux qui n’ont pas passé la filtration ? »
« -J’en ai buté 10, après j’ai arrêté de compter ».
L’inquiétude demeure totale, enfin, en ce qui concerne les civils ukrainiens qui seraient aujourd’hui en Russie. Les chiffres avancés continuent de gonfler. Rapportant un tweet de Lyudmila Denisova, la défenseure des droits de l’homme en Ukraine, le fil d’informations du Monde a, pour la toute première fois, dans la nuit du 4 au 5 mai utilisé le terme de « déportés ». Lyudmila Denisova parle désormais de près d’un million de personnes, dont 182 000 enfants. Côté russe, l’agence Tass rapporte des chiffres similaires, même si, bien évidemment, il est question d’évacuations et non de déportations. Les autorités russes ne donnent toujours aucune indication quant à la localisation de ces « réfugiés ».
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