DEUXIÈME PARTIE La violence des images
[Internet, Le Théâtre]
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3. Internet
Là où le cinéma était politiquement porteur d’espoirs d’émancipation encore naïvement formulés, la toile mondiale porte ces espoirs au rang de menaces puissantes vis-à-vis de l’ordre établi de la propriété privée. Elle permet de battre en brèche l’autorité de l’œuvre [son aura], et de liquider la valeur traditionnelle de l’héritage culturel [1] comme Benjamin l’appelait de ses vœux dans son texte sur l’Œuvre d’art. Liquider l’aura de l’œuvre d’art, c’est donc se passer de ce qui en fait une propriété privée, pour devenir accessible à tous, hors de tout régime de propriété ou d’appropriation exclusive.
Comment l’écriture mondialisée par la toile peut-elle devenir libératrice ? Benjamin répond à cette question en affirmant que les masses ne peuvent être touchées que par « un art qui leur soit proche », et toute la difficulté consiste à faire de cet art un art dont on puisse dire, en toute conscience, qu’il est aussi un art supérieur. » Or c’est bien là la limite de toutes les avant-gardes, note Benjamin, qui désigne cette limite en la qualifiant de “bourgeoise”. Benjamin s’appuie sur une remarque bien cruelle d’Emmanuel Berl, qui note bien, dans son “Premier Pamphlet”, à quel point le terme même de révolutionnaire brouille les pistes, selon qu’on l’utilise en son sens léniniste ou qu’on l’applique au mouvement surréaliste. Révolutionner la peinture, la médecine ou la mode n’est pas encore un acte révolutionnaire, loin s’en faut…
Benjamin tire encore plus loin de fil de l’œuvre qui touche, au plus près des travailleurs : elle est considérée par les masses comme ce qui découle « en droite ligne des objets usuels ». L’œuvre doit donc, pour être proche des gens, leur apporter un peu de chaleur, voire les mordre ou les brûler. Elle va même jusqu’à dire qu’elle peut être porteuse de la « première flamme qu’on puisse ici allumer », la haine. C’est à cette condition que l’œuvre échappe au monde de la consommation, sans quoi elle bascule dans le « kitsch ». Par cette notion, Benjamin vise l’art qui se transforme « momentanément, mais totalement, à cent pour cent, en objet de consommation ». Mais comme souvent dans sa pensé fondamentalement ambivalente (donc marxienne, on l’aura compris), Benjamin ne se contente pas de renvoyer dos à dos l’art et le kitsch «dans une opposition irréductible». L’art doit donc trouver des formes qui le font rentrer dans tous les foyers, le rende aimable, voire «utilisable», pour finalement apporter aux masses «un certain bonheur». Mais là se n’arrête pas le processus mis en œuvre : l’œuvre doit «se rapprocher de la masse», par le kitsch, «tout en dépassant le kitsch». Benjamin voit dans le cinéma la forme qui arrive à dépasser le kitsch sans s’enfermer dans les prétentions étouffantes de l’abstraction, comme souvent dans les avant-gardes. La forme d’art vraiment révolutionnaire doit pouvoir se charger de kitsch au maximum, jusqu’à le faire exploser.
N’est-ce pas à une explosion du kitsch que nous assistons avec l’essor vertigineux de la toile mondiale ? Un medium qui n’a pas peur de susciter la haine (de la part des puristes de l’intelligence pure), et qui bascule en objet de consommation généralisée, au point d’apporter un réel «confort du cœur», condition sine qua non, selon Benjamin, pour toucher les masses en profondeur. Et pourtant la logique d’internet dépasse cette stricte logique de la consommation, pour ne pas dire qu’elle la fait exploser. De plus en plus accessible (donc gratuite), la toile permet à tout le monde de se servir de tout le monde. Une explosion totale de la logique consommatoire des marchandises à échanger, sur fond d’un capital impartageable. La toile fait de l’échange généralisé le seul capital existant. Impossible donc d’y défendre l’existence de la propriété privée : toute réalité s’échange contre toute autre réalité. Et toute volonté d’empêcher ces échanges généralisés échoue systématiquement. L’invention d’internet à l’ère de la surveillance mondiale fait penser à une époque où les inventeurs de la prison auraient en même temps rendu possible la technique du passe-muraille.
4. Le Théâtre
La force de Walter Benjamin est au fond de n'avoir construit aucune pensée de terreur et de violence, non parce qu'il en serait exempt, mais parce que jamais il n'a confié sa pensée à aucune idéologie pure. L'exemple le plus frappant de cette méfiance à l’égard de toute idéologie nous est donné par un texte qu'il a rédigé en 1928 pour son amie de Moscou, Asja Lacis. Il s'agissait d'élaborer l'argument théorique du programme d'éducation des enfants par le théâtre qu'elle devait mettre en place à la maison Liebknecht de Berlin. Le pouvoir éducateur, dans l’essai sur la violence, est considéré par Benjamin comme l’une des manifestations profanes de la violence divine rédemptrice, mettant fin au cycle des violences humaines. Car il s’agit bien d’affronter le paradoxe logique évoqué tout à l’heure : si la révolution se doit de rompre avec le passé, comment pourra-t-elle faire table rase du passé, sans produire elle-même de la violence, identique à celle qu’elle prétend contester ? Comment rompre radicalement, mais sans violence ? C’est tout l’enjeu de l’éducation de la nouvelle génération, issue de la révolution, qui doit être formée en dehors de tout moule issu de la bourgeoisie.
Benjamin ouvre ce texte par une distinction décisive : «L'éducation prolétarienne requiert en toutes circonstances d'abord un cadre, un champ objectif dans lequel éduquer. Non pas comme la bourgeoisie, une idée à laquelle on éduque.» [2] Dès les premières lignes, donc, Benjamin détourne les menaces de l'idéologie qui planent incontestablement sur le titre de cet essai : «Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien». L'éducation qui vient ne peut être subordonnée à l'idée, quelle qu'elle soit, mais elle doit s'inscrire dans un champ, un médium qui nourrit — le théâtre —, en dehors de toute injonction de «personnalités morales» qui imposent leur pouvoir et détruisent «chez l'enfant les forces vives de l'avenir». [3]
Quoi de plus formateur, pour un enfant, que de réaliser, dans l'espace d'un théâtre, ce qu'il n'aurait pu faire identiquement dans la réalité? Comment pourra-t-il oublier ce moment, cette
« proximité où jeu et réalité fusionnent, si intimement que la souffrance simulée peut devenir authentique et le coup de bâton fictif réel » ? [4]
Benjamin tente à nouveau d'assembler « sur de nouveaux gradins » des forces prétendument ennemies : l'amour éducateur et l'amour créateur. Il n'est aucune supériorité pensable du savoir et du vouloir, face à l'existence vive de l'enfance. Si l'art et (en particulier dans ce texte) le théâtre importent tant à l'histoire en transformation, c'est parce qu'ils délivrent les enfants
« des dangereuses magies de la pure imagination pour leur donner pouvoir exécutif sur les matériaux. » [5]
Le théâtre, comme les autres pratiques artistiques, est un espace qui enseigne que l'existence n'existe pas une fois pour toutes, mais qu'une fois n'est rien, parce qu'à chaque instant tout peut changer, hors de tout calcul ou prévision. Dans l'œuvre d'éducation « prolétarienne », la représentation théâtrale importe beaucoup moins que le processus du travail en cours, basé sur l'invention et la répétition. La représentation achevée est «au royaume des enfants l'équivalent du carnaval dans les cultes anciens. Elle offre l'image du monde renversé :
« de même qu'à Rome, durant les Saturnales, le maître servait l'esclave, les enfants, eux, le temps d'une représentation, occupent la scène pour l'instruction des éducateurs». [6]
À nouveau, Benjamin achève son essai en évoquant la délivrance :
«Les enfants qui se livrent ainsi au théâtre se délivrent dans ce genre de représentations.» [7]
La délivrance contre l'idéologie :
« En ce théâtre d'enfants gît une force qui réduira à néant la gesticulation pseudo-révolutionnaire du théâtre le plus récent de la bourgeoisie. Car la propagande des idées n'a pas d'effet véritablement révolutionnaire, quand de-ci de-là, elle incite à d'impossibles actions et se dissipe dès la sortie de la salle à la première réflexion de sang-froid. Ce qui par contre produit cet effet vraiment révolutionnaire, c'est le signal secret de la réalité à venir qui parle depuis le geste de l'enfant.» [8]
La propagande des idées n'a pas d'effet véritablement révolutionnaire. La formule finale résonne comme l'analepse de ce que sera [d'ailleurs en étroite complicité avec Asja Lacis et Walter Benjamin] [9] la pratique théâtrale et politique de Bertolt Brecht — en-deçà de tout ce que l'on s'est acharné à faire porter au «théâtre politique». Müller ne s'y trompe pas, quand il dit que Brecht a été exproprié jusqu'a devenir le vieux lion édenté que l'on a utilisé pour bâtir l'idéologie qu'il combattait. Mais les formules finales du texte de Benjamin, qui préparent le théâtre allemand des années trente, montrent que même dans les murs les plus terrifiants il est encore des pierres qui jouent et qui se jouent.
Walter Benjamin.Ecrits français, page 143.
Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien, cité par Asja LACIS, in Profession : révolutionnaire. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1989, p. 51.
Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien, cité par Asja LACIS, in Ibid., p. 52.
Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien, cité par Asja LACIS, inIbid., p. 52.
Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien, cité par Asja LACIS, in Ibid., p. 54.
Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien, cité par Asja LACIS, in Ibid., p. 57.
Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien, cité par Asja LACIS, in Ibid., p. 57.
Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien, cité par Asja LACIS, in Ibid., p. 57.
Il faut en effet se souvenir du rôle décisif joué par Asja Lacis en Allemagne dans les années vingt, bien avant que Brecht ne rencontre Benjamin. C'est elle qui fut l'assitante de Bertolt Brecht lors de la mise en scène munichoise d'Edouard II, à l'époque où le “théâtre épique” commence à trouver sa forme scénique. C'est notamment sous son impulsion que Brecht eut l'idée de recouvrir de chaux les visages des acteurs.
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