POSTSCRIPTUM
Pour conclure, quelques notes sur la Colombie
La violence apparaît sous la forme d’images, tandis que les images sont porteuses de violence, parce qu’elles témoignent de diverses forme de violence. Toute tentative de réactiver un nouveau droit par la violence en passera donc par des images. Et pour en finir avec la violence, il faudrait donc pouvoir en finir avec ces images qui s’érigent au rang de mythes.
On peut en effet émettre l’hypothèse que toutes les figures de la guerre en Colombie sont des figures essentiellement mythologiques et théâtrales. Qui sont d’ailleurs tous affublés d’un alias, et ce depuis le début de la « Violencia », au milieu du siècle dernier. Tous les combattants prenant partie dans le conflit se sont donnés un alias, comme un personnage de théâtre et bien avant le déferlement d’internet et autre « second life » — la Colombie est depuis bien longtemps une « seconde life », mais bien réelle, celle-là. Seule façon de continuer à vivre réellement une situation qui n’est plus du tout réelle. Pendant huit ans, tuer, tous les jour, sans trêve, et sans en être empêché. Comment imaginer cela sinon dans l’espace du théâtre ? Comment le considérer comme pensable, en dehors du monde délirant de Macbeth, Richard III ou Henri IV (sachant que la dramaturgie shakespearienne a elle-même produit des antidotes : Hamlet ou Richard II — des êtres qui viennent dire : « Mais comment pouvez-vous vivre cette vie ? Comment ce cauchemar est-il en train de nous tenir lieu de vie ? »).
Tous ces guerriers illégaux ont un alias, à commencer par le plus célèbre d’entre eux : Juan Marulanda, le chef historique des FARC-EP, devenue pure légende, se faisait appeler Tirofijo (« Je tire, je tue »). J’ai à l’esprit une incroyable photographie où on le voit dans la forêt, entouré de deux ailes de guérilleros, hommes et femmes, et sur l’image, on ne voit que lui, il porte une autre lumière, il est chargée d’une aura qui le rend différent, plus tout à fait homme, pas encore dieu, mais déjà ailleurs, sur la scène de l’histoire, jouant son alias, comme s’il avait tous les droits pour changer le monde, enivré par tant de puissance, au point de se persuader que le changer, c’est le détruire — que destruction et révolution ne sont que les deux faces d’un même monnaie.
Pour tenter d’approcher cet incroyable phénomène historique, il y a une allégorie absolue, qui scelle et plombe à la fois le destin de ce pays, et que l’on peut lire à l’aune de l’analyse benjaminienne de la violence. Je veux parler de la prise d’otage du palais de Justice, sur la place Bolivar, en plein centre de Bogota, en novembre 1985, en plein cœur d’une décennie qui voit le pays se déchirer dans la violence civile, sur fond de narcotrafics généralisés. Deux cent juges, avocats et employés du tribunal sont pris en otage par un commando du MP 19, une guérilla révolutionnaire, non plus paysanne, mais urbaine. L’armée reçoit l’ordre de charger, et deux jours durant, se perpétue ce que l’on nomme en Colombie un Holocauste. Le tribunal est incendié, et presque tous les otages assassinés. Douze d’entre eux sortent miraculeusement vivants de ce drame, mais ne seront jamais retrouvés. On les appelle les disparus — la figure la plus emblématique de ce pays, avec les 4 millions de « déplacés », victimes de la guère intestine entre les milices d’extrême droite et les FARC.
L’Holocauste du Palais de justice raconte la tragédie d’un pays vidé de toute substance étatique, entièrement aux mains des factions militaires. Et les événements eux-mêmes montrent bien que finalement, chaque faction est égale dans la violence, et s’en sert pareillement. On finira par démontrer que ces « disparus » ont été assassinés par l’armée régulière. Mais il faudra beaucoup de temps pour que la justice puisse statuer sur ces événements impensables. Impensables sur le plan moral, bien sûr, mais aussi et surtout sur le plan de cette logique de la violence que Benjamin a si magistralement exposée. Qui peut dire en effet qu’une violence est légitime ? Et pourquoi le serait-elle ? Parce qu’elle obéit à un but juste, celui de préserver l’Etat en l’état ? Mais qui édicte ces buts justes, sinon l’Etat lui-même ! On voit bien que si l’Etat monopolise la violence, en faisant croire qu’elle obéit à des fins justes et acceptées par tous, c’est en fait pour se justifier et se protéger lui-même. Pas de tribunal au dessus de celui des hommes pour dire la justesse de cette violence. A moins que l’on aille chercher dans le monde des Dieux, qui continuent encore à nous envoyer quelque signe, et la force de chercher encore à sortir du cycle interminable de la violence et de la vengeance, pour faire exister un autre monde, terriblement humain. De ces signes, à l’évidence, aujourd’hui, nous avons besoin, furieusement besoin. A nous de les guetter, à chaque instant.
Bruno Tackels
Le 3 mars 2011
Comments