DEUXIÈME PARTIE La violence des images
[Le dadaïsme, le cinéma]
L’image n’est pas le mot. Le mot dit la violence qui n’est pas là. L’image emmène avec elle une partie de la violence qu’elle évoque. On peut dire qu’elle l’invoque et la fait revenir. Cette différence entre le mot et l’image ne recoupe pas pour autant la distinction théâtre/cinéma, car il y a toujours eu, dans le vrai, dans le grand théâtre, une part d’image qui le rend souvent peu supportable, tant est grande la violence qu’il charrie. J’en veux pour prendre le syndrome de Judas dans les mystères du Moyen-Age. Après la représentation de la vie du Christ, l’acteur qui jouait Judas était pris à partie par les villageois, frappé souvent, lynché parfois, car ils n’arrivaient pas à arracher de lui l’image violente qu’il leur avait imposée.
Les images modernes, ou comment faire droit à la violence, et comment la traiter ? Les images traumatiques. Benjamin a passé sa vie à s’intéresser à ces images modernes, produites dans un monde où la violence s’intensifie au point de devenir mondiale. Autrement dit, quand le monde se trouve défiguré par la violence, les images qui représente le monde ne peuvent pas ne pas se trouvées elles-mêmes défigurées pour être à la hauteur de l’événement. Cette logique est particulièrement sensible dans le dadaïsme et le cubisme.
1. Le dadaïsme
«Et de ce fait, l'œuvre d'art est sur le point de renouer pour le présent avec cette qualité traumatisante qui a toujours été la plus indispensable pour l'art dans les grands moments de transformation de l'histoire. Cette idée que tout ce qui est perçu comme évident nous arrive comme projectile - c'est-à-dire la formule de la perception onirique qui comprend en même temps la face traumatique de la perception artistique - a été mise en scène à nouveau frais par les dadaïstes.» [1]
Dans cette analyse concentrée du dadaïsme, Benjamin remarque que toute œuvre et toute perception artistique modernes [2] se composent co-originairement d'une dimension «onirique» (c'est-à-dire auratique) et d'une dimension «traumatique» [qui évacue et décharge l'aura]. Sans cette co-originarité de l'aura et de sa perte, l'histoire ne peut avoir lieu ni se transformer. Elle risque toujours d'être mésinterprétée, si l'on n'en saisit pas le mouvement paradoxal. En étroite complicité avec sa composante onirique, la dimension traumatique du dadaïsme est capable d'une «nouveauté» qui a toujours été indispensable à l'art. Et qui lui permet de devenir un projectile, de produire une violence en réponse à la violence du monde.
Cette manière de tordre le réel, de le défigurer sur la toile produit donc un choc à la mesure des chocs qui peuplent le monde moderne. Mais ce choc reste encore moral. La peinture moderne scandalisera l’œil bourgeois, mais ne sera pas encore à même de libérer physiquement tous ceux que le capitalisme opprime. Pour y arriver, Benjamin mise sur une invention géniale — qui en est encore à ses balbutiements, mais dont il a perçu toutes les puissantes potentialités. Je veux parler du cinématographe.
2. Le cinéma
«Ce faisant, les dadaïstes ont favorisé la demande de cinéma dont l'élément distrayant est lui aussi essentiellement traumatique, notamment parce qu'il repose sur des changements de lieux et de plans qui envahissent par à-coups celui qui contemple. Le film a donc délivré l'effet de choc physique que le dadaïsme tenait pour ainsi dire enfermé dans son emballage moral.» [3]
Et il précise un peu plus loin sa pensée :
« Dans ses œuvres progressistes, surtout celles de Chaplin, le cinéma a rassemblé les deux effets de choc sur de nouveaux gradins. » [4]
A l’évidence, Benjamin croit profondément à la force révolutionnaire du cinéma ! Une intuition qui lui vaudra de nombreux sarcasmes, y compris de la part de ses partenaires intellectuels les plus proches. Face au conformisme d'Adorno, et à son mépris pour l'invention des frères Lumière, accusée d'endormir les masses dans leur aliénation, Benjamin relève le danger mortel logé au cœur du cinématographe, mais il en fait une arme politique, une arme contre la guerre. Dans l'esprit de Benjamin, cette guerre n'est autre que « l'ordre social actuel » du capitalisme :
«Le cours des associations, pour celui qui contemple les images d'un film, est immédiatement interrompu par leur transformation. C'est là que réside l'effet de choc du film qui, comme tout effet de choc, ne peut être saisi que par une attention renforcée. Le film est la forme d'art qui correspond au danger de mort accentué dans lequel vivent les contemporains. Il correspond aux transformations profondes de l'appareil perceptif - à ces transformations qu'éprouve, à l'échelle de l'existence privée, tout piéton dans la circulation des grandes villes et, à l'échelle de l'histoire mondiale, tout homme prêt à se battre contre l'ordre social actuel.» [5]
Les nouvelles techniques de reproduction mécanique généralisées vont profondément transformer l’homme. Benjamin en a l’intuition profonde, contre toute apparence. C’est qu’il n’est pas doctrinaire. Il n’attend pas de solution miraculeuse. Il sait juste que dans les formes barbares que génèrent le capitalisme, on peut s’attendre à ce que naissent, sans crier gare, d’immenses promesses, de fabuleux espoirs qui transforment le monde radicalement. Et ce qui semble parfaitement farfelu si l’on s’en tient au cinématographe des années 30 devient lumineux et percutant si l’on remplace ce terme par celui d’internet, de toile mondiale, de réseaux sociaux et de téléphonie mobile. Autant de dispositifs qui réussissent parfaitement à déjouer l’emprise menaçante du capitalisme.
Walter BENJAMIN. Gesammelte Schriften. I. 2. Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1990, p. 463-464.
Le terme de «moderne» ne renvoit pas à une époque de l'histoire, mais plutôt à ce qu'elle accomplit dès l'origine. Modernité signifie ici l'histoire en ce qu'elle réalise l'origine elle-même, aux moments véritables de l'histoires, les «grands moments de transformation».
Walter BENJAMIN. Ibid., p. 464.
Walter BENJAMIN.Ibid., p. 464.
Walter BENJAMIN. Ibid., p. 464.
Image jointe "diable" : Violence faite à une image de Rodolphe Auté par mon stylo violenté par l'empire d'un seigneur de la guerre digitale, Monsieur Zuckerberg
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