top of page
Isabelle Favre

"Ferme France", "souveraineté alimentaire" et agriculture paysanne

Dernière mise à jour : 21 juin




Crise agricole ? Mais de quelle crise parle-t-on, et de quelle agriculture ? Dans le mouvement qui a fait irruption cet hiver, la question (légitime pour certains) de la sous-rémunération du travail agricole a été grandement éclipsée, sous les diktats du patron de la FNSEA, par celle des "normes environnementales" qui seraient édictées par une "écologie punitive". Pourtant, à rebours de ces oppositions simplistes, se déploie lentement un mouvement qui lie étroitement agriculture et écologie, où le cultivateur « n’est pas un technicien de surface mais un des composants de l’éco-système liant la société humaine à tout ce qui l’entoure et lui permet de vivre ». Vous avez dit paysan ?


Pour grandir, ou simplement continuer, les humanités, média alter-actif et engageant, ont besoin de vous. Pour s'abonner : ICI. Pour s'inscrire à notre infolettre : ICI


Le travail est avant tout un mouvement entre l’être humain et la nature, avec laquelle il communique par ses gestes, avec « ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains […] La première condition objective de son travail apparaît comme nature, terre ; […]  la détermination […] de la production est l’unité de ceux qui travaillent la terre avec la terre travaillée ». Ces propos ne sont pas tirés d’un traité d’agro-écologie mais d’écrits de Karl Marx, issus du Capital  (1).

 

Produire : travail de la terre ou marchandisation ?


Un siècle et demi plus tard, « l’unité de ceux qui travaillent la terre » se déterminerait-elle d’abord par l’usage du tracteur, protagoniste de premier plan du « mouvement des agriculteurs » depuis mi-janvier 2024 (2), un mouvement qui met en jeu la société, et les manières de produire, sous couvert de colères et de revendications "catégorielles" ?

 

Grand témoin des transformations de l’agriculture, le poète Jean-Loup Trassard observe : « Mes voisins sont toujours sur leur tracteur, tout le temps, et je me demande si ça va changer quelque chose à leur physique. Avant, ils étaient avec une fourche et ils pratiquaient toute une gymnastique du corps autour de l’outil. On travaillait à deux ou à trois et on se disait quelques mots. Avec le tracteur on a abandonné les chevaux, et avec les chevaux les artisanats sont partis […] Et maintenant ils sont assis seuls au tracteur du matin au soir. […] » (3)


Réconcilier économie et écologie


Pour le modèle dominant, cette conciliation économie-écologie n’est plus une priorité, elle est majoritairement vécue comme une contrainte, de moins en moins acceptable en regard du rendement escompté d’une exploitation agro-industrielle. La biodiversité cesse alors d’être « naturelle » pour être davantage perçue comme un obstacle qui restreint l’activité agricole (diminution des surfaces cultivées et donc du revenu,  pour ménager des surfaces enherbées, restaurer des fossés….). Si certains replantent des haies, la finesse du paysage a été sacrifiée au moment du remembrement, au siècle dernier : les haies et toute la faune qui les habite n’avaient guère de valeur devant le projet de faciliter l’exploitation des terres en les regroupant en un ensemble d’un seul tenant, dans une configuration favorisant l’accroissement de la production. 


Dans une tribune publiée par Le Monde le 24 février dernier, Pascal Demurger et Julia Faure, coprésidents du Mouvement Impact France, invitent à « ne plus concevoir nos modèles comme un choix binaire entre écologie et économie ». Mais la nécessité de réconcilier économie et écologie implique tout un renversement de valeurs, au même titre que la juste rémunération du travail (complexe tout autant que varié). Il faut assurer la nourriture de tous, qu’ils la trouvent en abondance, l’achètent pour manger trois fois par jour en reconnaissant sa valeur, la diversité des provenances…

 

Lorsque la nourriture devient marchandise, cela engage les agriculteurs mais aussi, en fin de circuit "trop long", les transformateurs, les distributeurs, et les consommateurs : nous tous, restant passifs comme prétendus bénéficiaires d’une « souveraineté alimentaire » qui s’inscrit en réalité dans de multiples interdépendances qu’il faut décrypter, dépister. On peut a minima reconnaître leur existence, leurs rouages dont les dimensions écologiques ne sont pas absentes : dépendance énergétique et aux engrais, questions climatiques (ressources en eau : confiscation des usages, sécheresse dans les Pyrénées Orientales, ou en Espagne (voir article paru en août 2023 dans le magazine Géo : "L'inquiétante progression des terres "sans vie" en Espagne").


Bien que la France demeure le principal producteur européen (avec une production agricole estimée à 81,6 milliards d'euros en 2021), et malgré une balance commerciale excédentaire de 8 milliards d’euros, un rapport sénatorial sur la compétitivité de la "Ferme France" préconisait, en septembre 2022, d'améliorer la compétitivité de la France à l’horizon 2028. Ce rapport sénatorial criait notamment haro sur "le coût du travail dans le secteur agroalimentaire", sur "le niveau élevé d’exigence des politiques environnementales" et sur "la taille des exploitations, plus petite que celle des concurrents". Alors que les excédents français en 2019 concernaient principalement les vins et spiritueux et les céréales (ces dernières faisant parfois concurrence à la production d’autres pays, pouvant mettre en péril leur économie et leur sécurité), y a-t-il-une relation entre cette volonté que la France soit une "grande puissance agricole et agro-alimentaire", dont il conviendrait de doper la "compétitivité", et notre nourriture quotidienne, assurant notre "sécurité alimentaire" ?


"Désmicardiser", déverrouiller ?


Conciliation entre économie et écologie, juste rémunération indispensable, souveraineté alimentaire sont étroitement liées, interdépendantes et en réalité sensibles à chaque lieu, localité forclose par un système dominant  : cette forclusion  concerne au premier chef la juste rémunération (on a vu le trouble semé par la publication par l’INSEE du revenu moyen d’un agriculteur selon son type d’activité, le poids des hauts revenus rendant illisible la part de ceux qu’il faudrait "désmicardiser" (lire notamment, sur basta.media, l’enquête de Nolwenn Weiler et Sophie Chapelle, publiée le 12 octobre 2021,  ainsi que la tribune de l’économiste Thomas Piketty publiée par Le Monde le 10 février 2024) ; les charges "d’exploitation" sont d’autant plus fortes qu’on investit en machines et en produits phytosanitaires, ou "phytopharmaceutiques", en pesticides, herbicides (le glyphosate, concurrent économe en main d’œuvre du désherbage à la main, exténuant pour le dos mais non cancérigène pour les producteurs comme pour les consommateurs).


Pulvérisation de pesticide dans des vignes. En 2020, environ 44.000 tonnes de produits phytosanitaires ont été vendues en France. Photo DR


Le rôle de pivot donné aux pesticides par le système agricole dominant entretient le "verrouillage sociotechnique" de tout un ensemble d’acteurs économiques, y compris ceux qui déterminent la demande, les consommateurs. Ce verrouillage apparaît bien dans la négociation successive des plans Ecophyto en France : le premier en 2008 visait une réduction de l’usage des pesticides de 50 % en dix ans, "si possible", soit 2018. Devant l’échec, on passa à Ecophyto II en 2015 (avec 2025 pour nouvel objectif), puis à un troisième plan Ecophyto II+ en 2018. Ecophyto 2030 est actuellement sur la sellette. On imagine la difficulté que vivent les agents de l’Office Français de la Biodiversité, créé en 2019, chargés de l’application de ces dispositions pour la Police de l‘Environnement (présentation ICI).

 

Examiner des scenarios de déverrouillage impliquerait la mobilisation simultanée et coordonnée de tous les acteurs concernés, c’est-à-dire de l’ensemble des acteurs de l’agriculture et de l’alimentation (consommateurs, transformateurs, distributeurs, producteurs, etc.) : en quelque sorte un "Grenelle de l’agriculture et de l’alimentation",  avec des partenaires (organismes scientifiques et techniques, syndicats professionnels agricoles, entreprises productrices et distributrices de produits phytosanitaires, associations environnementales), convaincus de la nécessité d’engager des stratégies et des pratiques alternatives : elles sont techniques, économiques et financières mais aussi culturelles, cognitives, ou sociales. Elles demandent du temps, un élément que les agriculteurs intègrent année après année, selon leurs pratiques.


Au regard d’une telle mobilisation, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) opère un double hold up. « On continue à travailler avec le gouvernement pour que des annonces très concrètes, qui changent la vie dans nos exploitations, puissent être prises » déclarait son patron, Arnaud Rousseau, le 15 février dernier sur RTL : une agriculture qui a perdu le sens du temps, de la durée nécessaire à la concrescence nécessaire, en premier lieu à la biodiversité des productions agricoles. Le sens de la durée, et avec elle le sens des réalités. Celle de la diversité des agricultures, et des conditions de vivre et travailler des agriculteurs : « il y a 20 à 25 % des agriculteurs qui sont dans une très grande souffrance et ils sont pris en otages par ceux qui sont dans le business », dit ainsi José Bové, l’un des fondateurs de la Confédération paysanne. Le président de la FNSEA est aussi une figure emblématique de cet agro-business avec le  puissant groupe agro-industrio-alimentaire Avril Gestion. Ce groupe détient notamment la marque Lesieur, qui a racheté en 2004 l’huile d’olive Puget, produite dans une unique usine à Vitrolles, à partir d’olives majoritairement importées, y compris hors-Union européenne.


A gauche : dans l’usine Lesieur de Vitrolles, qui produit l’huile d’olive Puget, rachetée en 2004

par le groupe Avril d’Arnaud Rousseau, président de la FNSEA. Photo DR

A droite : sur une bouteille d’huile d’olive Puget (bio), il est écrit : "Huiles d’olive (sic) de l’Union européenne et hors Union".

Photo Jean-Marc Giorgi

 

Pour José Bové encore, « le problème global, c’est que la Politique agricole commune est alignée sur les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ». Or, « l’agriculture, ce n’est pas comme vendre des voitures ». Il faut donc « au niveau européen avoir le courage de faire sortir ce secteur des règles de l’OMC », plaide-t-il.  Cette revendication est portée de longue date par le mouvement international La Via Campesina (voir ICI). La "souveraineté alimentaire" pour laquelle lutte La Via Campesina depuis le Sommet mondial de l’alimentation à Rome en 1996, et qui vise à faire valoir « le droit des personnes à produire de manière autonome des aliments sains, nutritifs, adaptés au climat et à la culture, en utilisant les ressources locales et par des moyens agroécologiques, principalement pour répondre aux besoins alimentaires locaux de leurs communautés », n’est assurément pas la même que celle prônée par Emmanuel Macron en pleine "crise agricole", qui promeut au contraire la préservation de la capacité exportatrice de notre modèle agricole intensif (Lire sur Libération). « Notre agriculture vit des échanges internationaux. Tous ceux qui prônent le renfermement de la France (…) tuent l’agriculture française », assénait même le 26 février dernier, le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire. La "souveraineté" plutôt que "l’enfermement"… Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simpliste ?

 

Affiche : Rosanna Morris pour La Via Campesina

 

En réalité, l’agriculture est multiple, multiforme. Elle doit retrouver le sens des mots qui définissent et mesurent les différences, ce à quoi invite par exemple le Dictionnaire d’agroécologie dans la définition donnée à l’agriculture paysanne :


« L’agriculture paysanne est un modèle de production agricole s’articulant autour de dix objectifs notamment axés vers la recherche d’autonomie dans le fonctionnement de l’exploitation. Elle tient compte du respect de l’environnement local (notamment des personnes partageant l’espace rural), et de l’économie des ressources rares comme le pétrole et l’eau. Cette agriculture vise la rémunération décente des producteurs de manière durable par la répartition des volumes de production. Elle tend à l’élaboration des produits de qualité, en toute transparence.

Les agriculteurs souhaitent donner du sens à leur métier avec un modèle basé sur un investissement humain plus conséquent, plutôt que sur l’augmentation de la mécanisation. Ils visent à limiter la taille des exploitations et à accéder à une indépendance financière pour favoriser la transmissibilité des structures.

Opposée au modèle agricole industriel des pays développés, l’agriculture paysanne est menée comme un projet politique dont les acteurs s’entendent dans le désir de développer un système agricole alternatif. Pour réduire les intermédiaires, les voies d’approvisionnement sont réfléchies de manière à atteindre une autonomie au sein du territoire et les biens produits sont généralement vendus via des circuits courts. La notion de territorialisation de l’agriculture est donc essentielle. Enfin, le maintien de la biodiversité au sein des fermes est notamment exprimé par le développement de la diversité dans les populations animales et végétales choisies (semences paysannes, maintien de races et espèces locales…).

Cette forme d’agriculture est engagée dans la réflexion globale à long terme d’un système préservant l’environnement, développant une solidarité entre les acteurs du monde rural et permettant la viabilité économique des productions. Comme l’agriculture durable, elle vise à répondre aux enjeux du développement durable et fait ainsi partie des différentes formes d’agricultures alternatives. La démarche mise en œuvre dans ce modèle de production s’oriente vers des actions agroécologiques impliquant des pratiques et savoir-faire traditionnels. »

 

Il conviendrait, en ce sens, de réfuter certains abus de langage. Dans le quotidien Ouest France, le 13 février 2024, Gwenaël Justome, producteur laitier dans le Morbihan, s’élevait ainsi contre l’usage, par l’agro-indusrie, du terme "fermier" qui n’est, de fait, soumis à aucune réglementation. Une concurrence forcément déloyale vis-à-vis de produits authentiquement fermiers (ce producteur laitier fait partie d’un réseau national, Invitation à la Ferme, constitué d’une quarantaine d’agriculteurs bio).


Depuis vingt ans, un mouvement citoyen, Terre de liens, développe sur ces questions une réflexion globale ainsi qu’un soutien local à l’installation pour l’agriculture paysanne, soutien dans lequel s’engagent aussi des habitants, des particuliers qui participent financièrement. (Ci-dessous, en PDF, le dernier rapport de Terre de liens sur l’état des terres agricoles en France)



Une agriculture paysanne a appris à multiplier les échanges entre producteurs et consommateurs dans les AMAP (Associations pour le Maintien d'une Agriculture Paysanne ou de Proximité). Ce n’est pas, comme on l’entend encore dire, un « truc de bobos » mais un dispositif qui vise à développer la citoyenneté dans un domaine vital pour tous. Les AMAP reposent sur un contrat qui garantit non seulement une alimentation de qualité à un prix raisonnable mais oblige en outre à échanger avec ceux qui cultivent, à comprendre leurs contraintes, partager les enjeux écologiques. La vente directe favorise les échanges humains et permet aussi de mieux maîtriser les prix, dans les AMAP ou sur les marchés des villes et des villages.


Photo Valentin Izzo / AFP


 

Un partage du sensible ?

« En qui faites-vous confiance pour la protection de notre nature et de notre environnement ? » demandait-on dans un sondage (effectué du 25 au 26 janvier 2024, auprès d’un échantillon représentatif de 1.012 personnes âgées de 18 ans et plus, selon la méthode des quotas), réalisé pour CNews, Europe 1 et le Journal du Dimanche, administré par l’institut de sondage CSA, associant ainsi quatre partenaires contrôlés par Bolloré. Selon le Journal du Dimanche, la « colère des agriculteurs » serait d’abord motivée par « une écologie jugée punitive, promue, d'après eux, par les écologistes ». Et le verdict dudit sondage, largement relayé au-delà du "cercle Bolloré", serait sans appel : « Du côté des Français, les agriculteurs remportent la médaille de la confiance pour la protection de notre nature et de notre environnement, raflant 49 % d’opinions favorables, tandis que les écologistes, avec un maigre 26 %, semblent relégués au rang de figurants. (…) Cette opposition entre les agriculteurs et les écologistes ne date pas d’hier. Cette bataille acharnée a engendré une fracture sociale profonde. »

 

Quel tableau pour quel commentaire ! « Fracture sociale profonde » ?  Ou impossibilité de partager des principes de vie sur la Terre, des manières d’agir, de cultiver le sol, et de considérer les paysages autrement qu’une extériorité que l’on dominerait en la transformant en marchandise, ou a contrario, que l’on contemplerait en lui prodiguant des soins protecteurs ?  Si fracture il y a, c’est entre pensée écologique et agriculture, malgré l’essor de l’agroécologie. Dans une tribune publiée par Le Monde le 1er février 2024, le biologiste Marc-André Selosse, spécialiste de la vie des sols, écrit : 

 

« Pour un spécialiste des sciences écologiques, il est alarmant de voir la crise agricole actuelle accentuer la fracture entre pensée écologique et agriculture. Seule une voie médiane qui les associe peut apporter une solution à nos problèmes environnementaux, sanitaires et agricoles. Disons-le d’emblée et avec inquiétude : notre agriculture va dans le mur, financier, écologique et sanitaire. Les pratiques actuelles détruisent les supports écosystémiques de l’agriculture. Le labour trop fréquent décuple l’érosion et détruit la vie microbienne qui fertilise les sols, les faisant littéralement fondre. En trente ans, les pesticides ont éliminé 80 % des insectes, et en quinze ans ils ont tué 30 % des oiseaux : on voit s’effondrer la pollinisation par les insectes, qui donne graines et fruits, et disparaître la régulation des insectes indésirables par les oiseaux. (…) Les mesures demandées par la profession agricole, voire accordées par le gouvernement, enferment dans la dépendance aux combustibles fossiles ou aux pesticides, et retardent la mise en place d’alternatives. Mais la réalité écosystémique et sanitaire est têtue : le fossé qui la sépare des pratiques agricoles augmente et promet, à terme, un atterrissage encore plus violent. »

 

le "business as usual" n'est pas un projet viable


Le modèle dominant est entré dans un système d’exploitation des terres, dans une forme de spirale emportée par des intérêts financiers (à l’échelle du remboursement d’un emprunt pour les plus petits ou de la maximisation des profits pour les plus grands) : il conduit à sous-estimer, à nier les effets de certaines pratiques agricoles pour continuer le "business as usual". Il est vrai que conduire une exploitation agricole est souvent épuisant ; épuise-t-on toutes les ressources dans un même mouvement ? Ce n’est pas un projet viable, il s’avère pour certains mortifère (pour les humains : agriculteurs traitant leurs plantations, et pour les "autres qu’humains").

 

Les décisions prises par le gouvernement pour mettre fin aux mobilisations des agriculteurs ont en tout cas alarmé bon nombre de chercheurs spécialistes des questions d’écologie et de santé, qui ont publié, le 26 février une tribune collective dans Le Monde. « La communauté scientifique qui travaille sur les enjeux environnementaux constate que, malgré l’accumulation de preuves issues de ses travaux, les récentes décisions de l’exécutif pour mettre fin à la mobilisation des agriculteurs représentent des reculs manifestes dans la lutte contre la dégradation environnementale et pour la préservation de ses fonctions écologiques », écrivent les signataires de cette tribune, qui prennent soin de préciser que leur communauté scientifique « est solidaire du monde agricole avec lequel elle collabore et interagit étroitement. » « Nous réaffirmons la nécessité d’une coopération entre les pouvoirs publics, les agriculteurs, les citoyens et les scientifiques pour accélérer la bifurcation vers une agriculture soutenable, pilier de la transition écologique à venir, et rémunératrice des agriculteurs, plutôt que l’enfermement dans un modèle destructeur pour l’agriculture, les agriculteurs et l’environnement », concluent-ils.

 

Il n’est hélas pas certain que ce gouvernement soit disposé à prêter attention aux avis pourtant sensés de cette "communauté scientifique". Quant au mouvement des Soulèvements de la terre, qualifié d’écoterroriste par un ministre de l’Intérieur qui s’était mis en tête d’obtenir sa pure et simple dissolution, il a pourtant des choses à dire. Sans exclure les enjeux communs liés aux accords internationaux de libre-échange ni les « effets délétères d'une certaine écologie industrielle, gestionnaire et technocratique », les Soulèvements de la Terre affirment ainsi : « La gestion par les normes environnementales-sanitaires de l'agriculture est à ce titre absolument ambiguë. À défaut de réellement protéger la santé des populations et des milieux de vie, elle a, derrière de belles intentions, surtout constitué un nouveau vecteur d'industrialisation des exploitations. Les investissements colossaux exigés par les mises aux normes depuis des années ont accéléré, partout, la concentration des structures, leur bureaucratisation sous contrôles permanents et la perte du sens du métier » (Lire ICI).

 

Ce métier, c’est celui de paysan. « Derrière le terme paysan, c'est le travail qu'on définit : respect du sol, de l'animal qu'on n'élève pas en batterie, de l'arbre... et rejet de l'agriculture industrielle, qui a fait de l'exploitant agricole "un ouvrier spécialisé" », dit un représentant de la Confédération paysanne.

 

Une issue ?


Devant cette toile de fond, se déploie lentement (et minoritairement encore) un mouvement liant étroitement agriculture et écologie dans un seul mot, "agro-écologie", où le cultivateur « n’est pas un technicien de surface mais un des composants de l’éco-système liant la société humaine à tout ce qui l’entoure et lui permet de vivre ».   Réconcilier écologie et économie, dans leurs contradictions humaines, dans les interdépendances qui nourrissent notre vie commune ?

 

Un institut de recherche public, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), expérimente à bas bruits des « pratiques de rupture », afin de repenser les modèles de production agricole, en se fondant sur les principes de l’agroécologie (Lire ICI).  Cela a lieu à Mirecourt, dans les Vosges dans une ferme labellisée bio, n’utilisant donc aucun engrais ni intrant chimique. Retour à la polyculture-élevage cultivant simultanément des lentilles, de la cameline (plante originaire d’Europe du Nord et utilisée depuis plus de 3.000 ans pour la production d'huile végétale et de fourrage) ou de colza, cultures qui jouxtent des prairies permanentes dans lesquelles vont pâturer les bovins ou les porcs.

 

L’agroécologie, c’est d’abord faire avec la nature. Perspective affirmée avec l’adoption, à la fin de ce mois de février 2024 mouvementé, du règlement pour appliquer la "loi pour la restauration de la nature" par les députés européens (lire ICI). Rejoignant les accords de la COP 15 biodiversité, cette loi a été longuement débattue, et combattue par les tenants de l’agro-business pour ce qui concerne les "écosystèmes agricoles". Indifférents sans doute si on leur dit que l’agriculture intensive est la principale pression associée au déclin des populations d’oiseaux. Même déni lorsque c’est le Forum économique mondial (de Davos), lui-même qui calcule que 50% du PIB mondial repose sur les écosystèmes, d’une façon ou d’une autre.

 

Bureaucratie européenne détournant les terres cultivables de leur productivité ou recherche d’un équilibre entre économie et écologie en redonnant à certaines terres agricoles (10% avant 2030) leurs "particularités géographiques à haute diversité" : comprenez arbres, haies, fossés, zones humides, l’accueil de végétaux, d’animaux (abeilles, oiseaux…), de services écosystémiques disent certains, d’une vie autre qu’humaine plus simplement, au milieu de nos cultures.


Isabelle Favre


NOTES

(1). Le Capital ; Principes d’une critique de l’économie politique. Voir aux éditions Syllepse, Kohei Saïto, La nature contre la Capital, L’écologie de Marx, dans sa critique inachevée du Capital (ICI)


(2). Le tracteur est l’outil de travail principal. Il matérialise aussi la capacité d’investissement, ou d’endettement pour une de ces « machines industrielles, clinquantes, rutilantes et affirmant leur vassalité à tel ou tel constructeur par la couleur de leur peinture » : L’Atelier paysan, Reprendre la terre aux machines, Le Seuil, 2021. L’Atelier paysan s’est entre autres donné comme objectif de favoriser la réparation des engins agricoles. « Reprendre la terre aux machines, ce n’est pas les abandonner mais retrouver un juste équilibre, défendre un « contre-modèle, entendant se délivrer un peu du fétichisme de la marchandise ».


(3). Entretien au Domaine du Poirier à Saint Hilaire du Maine, le 12 octobre 2020.


(4). Voir Gilles Clément, Préface à Le manuel de la permaculture appliquée, Ismael Millogo, 2023.


Les humanités, ce n'est pas pareil. Entièrement gratuit et sans publicité, édité par une association, le site des humanités entend pourtant fureter, révéler, défricher, offrir à ses lectrices et lecteurs une information buissonnière, hors des sentiers battus. Abonnements de soutien (5 € par mois ou 60 € par an), ou dons, essentiels à la poursuite de cette aventure éditoriale : ICI


Pour aller plus loin

 

Nous paysans. France télévisions a diffusé à une heure de grande écoute puis multidiffusé Nous paysans, documentaire réalisé par Fabien Béziat et Agnès Poirier. (voir ICI)  Comment continuer à nourrir la France. Force images du passé, inclinant peut-être à une nostalgie passive, mais aussi, et plus intéressant : la présence d’agriculteurs engagés vers un avenir individuel et collectif. Et questionnant, voire condamnant cette agriculture industrielle (qui résiste cependant, majoritairement encore). Ainsi, un agriculteur du Nord (Jean-Luc Malpaux) : « Ce qui me mettait mal à l’aise dans le discours ambiant de l’époque, dans l’agriculture, c’est qu’il fallait éliminer de nos décisions tout ce qui était de l’ordre de la sensibilité. Je me souviens d’un technicien en zootechnie qui ridiculisait les gens qui gardaient une vache parce qu’elle leur plaisait bien, qu’elle était belle. Et moi, j’étais quand même un peu sensible à ça. Dans les raisons pour lesquelles j’ai choisi ce métier, c’est parce que je pensais qu’il y avait un côté esthétique, sans trop savoir l’expliquer, ni même le formuler/ Mais dans la formation qu’on avait, c’était terminé, la sensibilité ne faisait pas partie de la démarche d’un chef d’entreprise. Et nous on devait devenir des chefs d’entreprise. Une vache allaitante, c’est un numéro ; on était sur un modèle industriel. […] On nous a amputé de ce côté sensible dans notre métier. »

 

Sélection d'articles

"La crise agricole en dix questions", sur vie-publique.fr. ICI


"Les divisions du monde agricole traduisent des différences sociales", chronique de l’économiste Pierre-Cyrille Hautcœur, Le Monde, 14 février 2024. ICI


"Le plan Ecophyto de réduction d’usage des pesticides en France : décryptage d’un échec et raisons d’espérer", (étude) cirad, 2017. ICI


"Les Accords de Libre-Échange : Échecs Commerciaux Évidents, Urgence et Nécessité d’une Alternative », Via Campesina, 26 février 2024. ICI


"Colère des agriculteurs : le temps est venu de produire d’abord pour nous nourrir et non pour alimenter les marches internationaux", tribune d’Ivar Ekeland, Dominique Méda et Philippe Pointereau, Le Monde, 10 février 2024. ICI

 

Soulèvements de la terre : communiqué sur le mouvement agricole. ICI

"La souveraineté alimentaire est la seule solution et la voie à suivre", par La Via Campesina. ICI


Sur la "crise agricole" (pas seulement en France), d'autres publications à venir dans les prochains jours sur les humanités...

コメント


bottom of page