Femmes trans, ou encore "wërapapara", non femmes en langue embera. Au sein d’une communauté indigène de Colombie, elles ont réussi à vaincre les discriminations et à faire valoir leur identité. D’abord mises en lumière par la créatrice de mode Laura Laurens, elles sont aujourd’hui au cœur d’un documentaire qui les montre au quotidien, dans leurs activités de paysannes et d’artisanes.
Cet article vous est offert par la rédaction des humanités, média alter-actif. Pour persévérer, explorer, aller voir plus loin, raconter, votre soutien est très précieux. Abonnements ou souscriptions ICI
Elles s’appellent Marcela, Jaima, Gina, Alexa, Roxana et Pamela.
Elles sont agricultrices, artisanes, et pour certaines, chamanes. Elles sont de l’ethnie Embera chami. Leur territoire est celui de Karmata Rúa, dans le sud-ouest de la région d’Antioquia, l’une des plus anciennes réserves indigènes de Colombie, conquise de haute lutte au début des années 1980, dans l’effervescence d’un vaste mouvement de récupération de terres ancestrales, que certains leaders communautaires ont payé de leur vie, comme Aníbal Tascón, qui fut le premier avocat indigène de Colombie, assassiné par un groupe paramilitaire le 10 avril 1981.
Marcela, Jaima, Gina, Alexa, Roxana et Pamela sont des « femmes d’argile », comme le dit une chanson que l’une d’elles a composé. Femmes d’argile, ou encore "wërapapara", littéralement, en langue embera, des "non femmes". Des femmes non femmes, c’est-à-dire transgenre.
En Colombie, à peine 1,2% de la population se déclare ouvertement LGTBI. Ce pays majoritairement catholique a pourtant été pionnier en Amérique latine, en décriminalisant dès 1980 les actes homosexuels, en adoptant en 2011 une loi qui punit de trois ans d'emprisonnement et d'amendes les discriminations, en particulier envers les LGBT, et en légalisant en 2016 le mariage entre couples de même sexe. Ce qui n’empêche hélas pas les préjugés, voire pire. Au cours des 18 derniers mois, 48 femmes transgenre y ont été assassinées. Et les agressions sont fréquentes. Le 25 juin dernier, à Medellín, en pleine rue, trois hommes ont ainsi attaqué à coups de chaîne une femme transgenre.
A Bogotá, le 2 juillet, avant la présentation du film Wërapara chicas trans
Dans les montagnes d’Antioquia où elles vivent, Marcela, Jaima, Gina, Alexa, Roxana et Pamela n’ont pas eu à subir de telles violences, mais au sein même de leur communauté Embera, elles ont dû surmonter injures et insultes. Les organisations indigènes en Colombie, elles-mêmes discriminées, affichent cependant leur soutien aux personnes LGBTI. Et les « femmes d’argile » ont pu faire falloir leur identité, leur droit à être reconnues et acceptées, qu’elles revendiquent aujourd’hui en pleine lumière.
Lors des défilés de la styliste Laura Laurens
Hors de leur communauté, elles ont d’abord rendu visibles par la styliste Laura Laurens. Plasticienne de formation, créatrice de mode réputée installée à Bogotá, Laura Laurens a commencé à réaliser ses premiers vêtements à partir de tissus recyclés pour un petit cercles d’amis. Remarquée lors d’un concours à Paris en 2014, elle a ensuite créé sa propre marque, et défend le principe d’une mode éthique, que ce soit dans le choix des matériaux (comme de l’éco-lin) et des couleurs, mais aussi inclusive, notamment en travaillant avec des communautés indigènes de l’Amazonie colombienne, avec un intérêt particulier pour « les minorités au sein des minorités » avec qui elle noue des « dialogues créatifs » (lire ici, sur l’édition mexicaine de Vogue). C’est ainsi que les femmes trans de Karmata Rúa ont participé à deux de ses collections.
De gauche à droite : l'affiche du film, l'équipe de tournage, et la réalisatrice, Claudia Fischer.
Marcela, Jaima, Gina, Alexa, Roxana et Pamela sont aujourd’hui les protagonistes d’un film documentaire de Claudia Fischer, Wërapara chicas trans, présenté en avant-première le 2 juillet dernier à Bogota, avant de trouver, souhaitons-le, une plus large diffusion (y compris en France). Diplômée des Beaux-Arts de Paris, Claudia Fischer est aujourd’hui installée en Colombie. Elle a rencontré les « femmes d’argile » lors d’un défilé de Laura Laurens. Une amitié est née. « J'étais intéressée par l'histoire de ce groupe d'artisanes, non seulement en raison d’une fascination anthropologique pour les cultures indigènes, mais aussi pour l'authenticité de leurs personnages », confie la réalisatrice. De nombreuses questions se sont posées : comment ont-elles géré leur transsexualité au sein de leur communauté ? Comment leurs familles les perçoivent-elles ? Comment et de quoi vivent-elles ?
En entrecoupant leurs portraits de témoignages de leurs proches, le film n’élude rien des difficultés qu’elles ont rencontré pour affirmer leur identité. Mais en se soutenant mutuellement, en assumant leur différence tout en continuant d’honorer leur culture ancestrale, Marcela, Jaima, Gina, Alexa, Roxana et Pamela sont aujourd’hui reconnues et respectées pour ce qu’elles sont. Le blog cinevista.blog saluait, après la projection du film à Bogota « leur courage, leur admirable capacité d’adaptation, leur résilience et leurs compétences », qui ouvrent « un océan de possibles ». Le film de Claudia Fischer n’en fait pas pour autant des stars, et les montre au quotidien, dans leurs activités de paysannes et d’artisanes, récoltant le café, labourant la terre, cuisinant, préparant des recettes médicinales, tissant, réalisant des objets en poterie ou des bijoux en perles de couleur, les chaquiras. « Chacune d’entre elles », écrit cinevista.blog, « est aussi une représentation de l’enracinement et de l’amour de la terre. »
"Siempre mujer, convertida en la flor del colibrí, / Perfume con aroma a tierra mujer de barro, / Flor de la tierra, chica trans, siempre mujer, / Con perfume dulce a mujer de barro, esa soy yo”
"Toujours femme, transformée en fleur de colibri, / Parfum de terre, femme d’argile, / Fleur de la terre, fille trans, toujours femme, / Avec le doux parfum d’une femme d’argile, je suis celle-là", dit la chanson du film.
Jean-Marc Adolphe
Illustration en tête d'article : photomontage, Alexa Yagari, lors d'une présentation de la collection de Laura Laurens à Londres.
Six portraits
De haut en bas et de gauche à droite :
Marcela Panchi, artisane, agricultrice, chamane-jaibaná [un mot combiné à partir de JAI (esprit) et de BANA (détenteur), c'est donc littéralement la personne qui maîtrise les esprits, et peut soigner. Sa fonction va au-delà de la guérison des personnes, elle se fait aussi avec la Terre et la nature pour assurer de bonnes récoltes et une pêche abondante]. Pionnière de la reconnaissance d’une identité trans au sein de sa communauté, elle a été la première à s’afficher ouvertement avec sa compagne.
Jaima Yagari, artisane, agricultrice. Depuis toute petite, son désir est de fabriquer des vêtements, elle aimerait être créatrice de mode. Elle travaille dans l'agriculture et le tissage de perles, sans savoir si elle pourra un jour atteindre son but.
Roxana Panchi, artisane, agricultrice, chamane. Elle est la seule diplômée du groupe (bien que les modèles éducatifs de l'école secondaire imposés par la culture occidentale aux communautés indigènes soient discutables), ce qui lui permet d'être la passerelle commerciale, pour les perles artisanales ou les chaquiras. Elle dirige l'atelier, qui est basé dans sa maison. Et comme tout le monde, elle travaille à sa récolte de café.
Pamela Carupia, mère, céramiste, agricultrice, chamane. Mère adoptive d’un petit garçon, Manuel. Elle participe politiquement au conseil d'administration du conseil indigène Karmata Rúa, et collabore également avec le conseil municipal de Jardín, dans le département d’Antioquia. Elle vit de ses travaux de poterie et de la récolte du café.
Alexa Yagari, artisane, agricultrice, chamane. Au sein de la communauté, elle affirme ses convictions écologiques, à l'écoute de ses racines ancestrales. Elle compose la chanson "La fleur de la terre" : « La fleur de la terre, est née sans graine, c'est une fleur mystérieuse, qui a sa beauté et qui est comme nous, les "filles trans", qui naissent et sans se reproduire nous mourons ».
Gina Tascon, artisane, agricultrice. Elle vit de la récolte du café et du tissage de perles. Elle aimerait vivre dans un monde parallèle à sa propre réalité.
Comments