Des Ukrainiens attendent de monter dans un bus à destination de la Pologne à la gare centrale
de la ville de Lviv, dans l'ouest de l'Ukraine, le 10 mars 2022. Photo Brendan Hoffman
Vladimir Poutine n’est certes pas un enfant de chœur, mais c’est l’Europe elle-même qui a créé les conditions de la guerre en Ukraine, où elle va désormais se ruiner. Réunis à Versailles, les chefs d’État européens auraient-ils commencé à examiner leur addictions et aveuglements passés ? Nenni. Devant Jupiter transformé en Roi-Soleil, sans prendre aucune décision concrète, ils se sont contentés d’amuser la galerie avec des formules aussi incantatoire que stupides : «souveraineté», «indépendance», etc. Éviter le désastre et sortir du pétrin, ce serait pourtant assez simple. Encore faudrait-il en avoir la volonté.
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« Le siècle de la chevalerie est passé. Celui des sophistes, des économistes
et des calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l'Europe est à jamais éteinte. »
(Edmund Burke,1727-1797)
A l’époque de Louis XIV, les douches n’existaient pas. Au château de Versailles, dont la construction fut achevée en 1670, le Roi Soleil dépensa des fortunes colossales pour y faire arriver l’eau, d’abord pour le parc et ses innombrables fontaines, mais aussi pour les usages quotidiens, la nourriture et les ablutions. L’hygiène corporelle, cependant, y est fort éloignée de nos standards contemporains. On ne commencera à aménager des salles de bains qu’au XVIIIe siècle, sous Louis XV.
Louis XIV, pour sa part, fréquente des établissements de bains, qui s’apparentent plutôt à des lieux de plaisir, où il aime se faire frictionner et parfumer. L’appartement des bains, qu’il fait aménager à Versailles, est avant tout un lieu de divertissement et de prestige, que le monarque utilise pour vivre ses amours avec Madame de Montespan. Il prend aussi des « bains de rivière » en pleine nature, dans la Seine à Saint-Germain. Mais pour la toilette quotidienne, Louis XIV est frotté régulièrement avec une serviette parfumée imbibée d’alcool, qu’un courtisan lui présente religieusement au lever et au coucher. Il faut dire qu’à l’époque, l’eau fait peur : en dilatant les pores, elle pourrait pénétrer à l’intérieur de la peau, contaminer les organes et transmettre des maladies, prétendent alors de nombreux traités. Et surtout, la propreté n’a pas la même signification qu’aujourd’hui. Elle est alors plus proche de la notion de netteté : une apparence propre qui montre que l’on respecte son entourage, un visage, des mains et des pieds impeccables. Le monarque et ses courtisans changent de chemise jusqu’à cinq fois dans la journée ! Le peuple, qui ne peut pas se payer ce luxe, se lave donc plus souvent que les courtisans…
Emmanuel Macron et les chefs d’État européens au "sommet de Versailles".
Nul doute que les vingt-sept chefs d’État réunis à Versailles par Emmanuel Macron, ces 10 et 11 mars, avaient pris douche ou bain parfumé le matin, et l'apparat du costume-cravate (seulement 5 femmes sur 27 convives) était impeccable. Propres sur eux, en quelque sorte. Ambiance feutrée, aucun risque de sueur excessive, malgré les tourments d’une guerre « aux portes de l’Europe », comme il se dit. Peut-être auraient-ils mieux fait de faire quelque partie de jeu de paume suivie d’un bain de rivière, ou mieux encore, d’une bonne petite friction à l’alcool. Car en matière de sommet annoncé, le faste de Versailles n’a accouché que de vétilles.
Ainsi que l’écrit Martine Orange sur Mediapart, « les ors de Versailles ne suffisent pas à eux seuls à insuffler de la grandeur. Alors que la guerre en Ukraine entre dans sa troisième semaine, l’Europe n’est pas au rendez-vous. Ce devait pourtant être le sommet du "sursaut de l’Europe", selon l’expression de l’Élysée, où confrontée à nouveau à une guerre sur le continent, l’Union renouait avec ses origines et osait s’affirmer et affirmer ses valeurs. (…) Aux premières réactions fermes, les vingt-sept États membres préfèrent désormais des paroles de confort, et temporiser, renvoyant l’essentiel des mesures à plus tard, à d’autres sommets. Redoutant d’être entraînés dans une guerre contre la Russie, les pays de l’ouest européen surtout plaident pour qu’aucune décision susceptible d’aggraver la situation ne soit prise. »
Le gri-gri d'une "souveraineté européenne"
Ce fiasco était, à vrai dire, aisément prévisible. S’il s’agissait essentiellement de mettre sur la table des dossiers complexes réveillés par l’invasion russe de l’Ukraine, tels que l’indépendance énergétique et alimentaire de l’Europe, et des options communément affirmées en matière de défense et de budgets militaires, il eut fallu des réunions préparatoires, des séances de travail, des expertises et des études prospectives. La dramaturgie de ce « sommet européen » et la mise en scène choisie par Emmanuel Macron révèlent deux choses : le Jupitérien président de la République française se croit assuré en toute circonstance de sa supériorité, et dans sa façon de présider, il n’a de cesse de court-circuiter et au fond mépriser les corps intermédiaires, davantage encore que ne s’y employa Nicolas Sarkozy. Secundo, au vu du peu de décisions qui y furent entérinées (même la question de nouvelles sanctions contre la Russie de Poutine fut éludée), on peut se demander si la précipitation dans laquelle fut organisé ce sommet, plutôt que de vraiment répondre à l’urgence de la situation en Ukraine, n'avait pas davantage comme impératif calendaire le premier tour premier tour de l’élection présidentielle française. En agitant à nouveau son vieux gri-gri d’une « souveraineté européenne » (ça rassure, même s’il n’a rien fait pour cela en cinq ans de mandat) et en se posant là comme protecteur des Français, le candidat Emmanuel Macron fait campagne électorale dans les habits du président.
Clément Beaune et Emmanuel Macron. Photo Eliot Blondet/AFP
L’un de ses missi dominici, le secrétaire d’État aux affaires européennes Clément Beaune (diplômé de l’ENA promotion Willy Brandt, ex-directeur général adjoint d’ADP Management), peut aller servir la soupe sur les plateaux de télévision. Les « éléments de langage » ont été soigneusement pesés : « Nous voyons à quel point l’autonomie stratégique et la souveraineté européenne ne sont pas des lubies françaises, mais des urgences et des impératifs face à l’accélération de l’histoire ». C’est bien la peine d’avoir fait l’ENA pour débiter de telles âneries ! Pour Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques Delors, l’idée de « souveraineté européenne » brandie par Emmanuel Macron participe également d’une « tactique électorale » : « Au départ, ce concept circulait dans les milieux européistes. Il a été utilisé politiquement par Emmanuel Macron dans sa campagne de 2017 pour aller sur le terrain de Marine Le Pen, dans l’idée de montrer que la souveraineté est un mot trop beau pour être confisqué par l’extrême droite ».
Au demeurant, ces concepts même d’autonomie ou de souveraineté (voire d’indépendance) n’ont aucun sens en ce début de XXIe siècle. Un seul exemple : à qui fera-t-on croire que le territoire français (voire européen) serait suffisamment riche en gisements de lithium (un marché actuellement archi-dominé par la Chine) pour pourvoir à la fabrication de batteries électriques (Lire ICI), présentées (abusivement ?) comme l’une des solutions majeures pour mettre en œuvre la transition énergétique ? De toute évidence, le monde est aujourd’hui inter-connecté, inter-dépendant, et ne peut tenir que par un jeu de co-opérations mutuelles et de relations : il n’y a d’ailleurs pas d’autre issue planétaire aux défis majeurs du réchauffement climatique et de l’extinction de la biodiversité. Que cela soit aisé, certes non, mais c’est le seul chemin à entreprendre, plutôt que de brandir l’étendard d’une « souveraineté » qui n’est qu’une chimère attrape-gogos.
Le pipeline Yamal fournit 33 milliards de mètres cubes de gaz par an à l’Allemagne. Photo A. Nemenov / AFP
Pétrole au sous-sol, gaz à tous les étages
Vladimir Poutine s’est peut-être trompé, sans doute persuadé qu’il tenait l’Union européenne par la barbichette des hydrocarbures, et que la Russie échapperait de ce fait à de trop sévères sanctions économiques.
L’Union européenne est, en effet, largement dépendante de la Russie pour sa consommation pétrolière (à 48,4 %) et gazière (43,6 % du gaz importé), avec de sensibles différences suivant les pays. La dépendance au pétrole russe s’élève à plus de 75 % des importations extra-européennes pour la Finlande, la Slovaquie, la Hongrie et la Bulgarie. Le niveau est compris entre 50 et 75 % pour la Pologne et la Lituanie, et entre 25 et 50 % pour l’Allemagne, les Pays-Bas, la République tchèque et la Roumanie. Cette dépendance est contenue sous 25 %, pour la France, l’Espagne, l’Italie et la Grèce. En ce qui concerne le gaz, la Russie représente plus de 75 % de importations extra-européennes pour dix pays d’Europe centrale et orientale (Finlande, Estonie, Lettonie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Autriche, Hongrie, Roumanie et Bulgarie), entre 50 et 75 % pour la Pologne, l’Allemagne et la Suède, et de 25 à 50 % pour la France, l’Italie, la Grèce et la Lituanie.
Étant entendu que, « en continuant à acheter le gaz russe, nous finançons la guerre que nous condamnons par ailleurs », comme l’écrit François Hollande dans une tribune parue dans Le Monde ; ça coince un peu aux entournures. Casse-tête qui valait bien un sommet européen : l’Union européenne importe annuellement 140 milliards de mètres cubes de gaz russe par gazoduc, et 15 milliards de m3 sous forme de gaz naturel liquéfié (GNL). Selon certains experts, 30 milliards de mètres cubes pourraient être « grattés » auprès d’autres fournisseurs. Manqueraient toujours 125 milliards de mètres cubes. Et puis, aller chercher « d’autres fournisseurs », on ne voit guère comment ça participe à « l’indépendance énergétique ». « Ce ne serait pas non plus travailler à la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre », ajoute Lorette Philippot, des Amis de la Terre.
Depuis La France s’engage, la « fondation pour l’innovation sociale » qui lui donne la sensation d’exister encore un peu, l’ancien président François Hollande est devenu le nouveau Capitaine Yaqu’a de la politique hexagonale : yaqu’a arrêter d’acheter du gaz à Poutine, et pour ça, yaqu’a « solliciter les Français pour qu’ils réduisent leur chauffage l’hiver prochain ». De toute façon, beaucoup n’ont pas attendu cette aimable préconisation de François Hollande, vu qu’en un an, avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le prix du gaz a été multiplié par dix, celui du pétrole par plus de deux. Et au cours des trois dernières semaines, le prix du baril a connu une hausse de plus de 40 % et celui du gaz, de 60 %. Mais au pouvoir d’achat (dont il ne doit guère connaître la réalité), l’ex président de la République -et à ce titre, ancien boss d’Emmanuel Macron- oppose, avec des mots d’une folle grandiloquence (« Il y aura un prix à payer. Celui du déshonneur serait le plus élevé. Celui de l'impuissance le plus lourd »), oppose le « pouvoir d’agir ». Super ! Et pour « agir », on fait comment ? C’est simple : yaqu’à « changer profondément notre modèle énergétique ». Même à la COP 26, ils n’y avaient pas pensé !
Une baisse de 1° C du chauffage des bâtiments permettrait d’économiser 10 milliards de m3 de gaz, et une meilleure isolation desdits bâtiments éviterait en outre 2 milliards de m3. En France, une baisse moyenne des températures intérieures de 1 à 1,5 ° pourrait en effet permettre de se passer du gaz russe. Mais pour l’Allemagne, qui en importe environ 50 milliards de mètres cubes, les températures hivernales devraient être réduite en moyenne de 5° C (et jusqu’à 7° C dans des pays comme la Finlande ou la Hongrie)… La solidarité européenne va être mise à rude épreuve !
Paolo Gentiloni, commissaire européen à l’économie. Photo Stéphanie Lecoq / EPA-EFE
« En coupant le robinet du gaz et du pétrole russes immédiatement (pas en y réfléchissant pour la fin de l’année ou pour plus tard encore), nous allons avoir plus froid, nous paierons notre essence plus cher, nous devrons restreindre nos déplacements et nos voyages, en un mot accepter de souffrir un peu, mais nous pourrons peut-être nous regarder en face avec moins de honte », écrit dans une tribune publiée par Le Monde, le Prix Nobel de physique Serge Haroche. Voilà qui semble être frappé au coin du bon sens. Ce n’est pas tant de « modèle énergétique » qu’il conviendrait de changer mais de modèle de croissance. C’est mal parti. On savait déjà que tous les vertueux discours lors des COP n'avaient d’autre but que de « faire genre ». Le commissaire européen à l’économie, l’Italien Paolo Gentiloni (Parti démocrate, de droite), enfonce le clou dans un entretien au Monde : « Il nous faut une politique de croissance en temps de guerre. Nous pouvons faire face à ce risque de stagflation si nous investissons lourdement dans les domaines énergétiques et de défense ».
Le géant gazier russe Gazprom avait beaucoup investi dans le sponsorig sportif en Europe, comme ici
avec l’équipe de football allemande du club de Schalke. Photo DR
« Le plan est tendance »
Bref, cela fera sans doute ou deux nouveaux plans (sur la comète) pour l’Union européenne.
Comme l’écrit dans un récent éditorial du quotidien L’Union Sébastien Lacroix : « Le plan est tendance. Grâce aux plans, nous allons être indépendants. Disons plutôt que nous changeons de dépendance. D’abord, nous sommes désormais accros aux plans. Pas un problème sans un plan pour nous protéger. Ensuite, nous devenons dépendants d’une dette européenne monstrueuse qui nous rend dépendants les uns des autres. Au point que nous avançons, ligotés, vers cette Europe tutélaire dont nos dirigeants rêvent avec autant d’intensité que les peuples s’en méfient. »
On imagine qu’à Versailles, les cerveaux de nos dirigeants européens ont (hydro)carburé à plein régime, et que les calculettes ont été en surchauffe. Avec des équations impossibles à résoudre. Par exemple : « si je retranche les 2/3 du quart de ce que j’achète à la Russie, et que je m’approvisionne en conséquence auprès de l’Angola et de la Colombie [qui a déjà annoncé sa volonté d’augmenter sa production d’hydrocarbures, y compris au prix du fracking qui représente un désastre écologique majeur, et au mépris des communautés locales qui s’y opposent], compte tenu de l’augmentation à venir du prix du mètre cube, et de frais de transport supérieurs de 28,76 %, compte tenu des compensations écologiques qu’il faudra faire semblant de payer, compte tenu des dépenses imprévues qu’il faudra consacrer à l’accueil des réfugiés ukrainiens, compte tenu des quelques aides sociales qu’il faudra débourser pour calmer les opinions publiques, combien restera-t-il (ou pas) pour financer de nouveaux équipements militaires ? »
Vladimir Poutine, alors Premier ministre de la Russie, et le PDG du géant gazier russe Gazprom, Alexei Miller, lancent un gazoduc Sakhalin-Khabarovsk-Vladivostok dans la ville russe de Vladivostok, le 8 septembre 2011. Photo Alexey Druzhinin / AFP.
Ajoutons que cette déjà insoluble équation européenne se double de variations nationales. En France, l’ex-banquier Emmanuel Macron, ainsi, ne laissera pas tomber la Société Générale, qui se prépare à perdre 18,6 milliards d’euros d’actifs bancaires placés en Russie au travers de sa filiale Rosbank (Lire ICI), sans parler des 325 millions de dollars de facilités bancaires qui risquent fort de partir en fumée, accordées par le Groupe Société générale au mastodonte russe Gazprom, engagé dans de monstrueux projets gaziers aux confins de la Sibérie, qui contribuent très directement au réchauffement climatique ; ni davantage TotalEnergies, qui y exploite de nombreux champs pétroliers et gaziers avec Novatek, le premier producteur indépendant russe de gaz naturel derrière Gazprom. Ce ne sont là que quelques exemples, auxquels il faudrait encore ajouter Engie ou Vinci. En 2018, l’Observatoire des multinationales publiait une passionnante enquête sur « ces compagnies [qui] se sont alliées à des oligarques russes, soutiens des extrêmes droites européennes et nord-américaines les plus xénophobes, pour réaliser un immense projet d’extraction gazière méga polluant dans le Grand Nord » et qui proposait un « décryptage de ces liaisons dangereuses qui nuisent à la démocratie et au climat. » (Lire ICI)
L’addiction française et européenne au pétrole et au gaz russes aura donc à la fois financé la guerre en Ukraine (et avant cela, les bombardements russes en Syrie et le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad), mais aussi le réchauffement climatique, et encore des mouvements d’extrême-droite et/ou conspirationnistes qui affaiblissent, si besoin était, la démocratie. Chapeau bas, Messieurs les gouvernants européens.
En France, c’est naturellement au nom de la « souveraineté » et de « l’indépendance » qu’Emmanuel Macron (s’il est réélu) viendra renflouer ces sociétés françaises mises en danger par la mise au ban du régime de Poutine, mais aussi de très nombreuses PME qui, sans se compromettre avec de mafieux oligarques, réalisaient des parts non négligeables de leur chiffre d’affaires en commerçant avec la Russie. Jupiter dégainera à nouveau l’arme du « quoiqu’il en coûte » éprouvée lors de la crise pandémique. Mais le tiroir-caisse commence à avoir des hoquets. Où trouver des ressources supplémentaires ? Par exemple, en ponctionnant encore un peu plus les pauvres.
-« Mais s’ils sont pauvres ? »
-« Oui, sire, mais ils sont nombreux… »
Est-ce un hasard si, quasiment en même temps que se tenait le sommet européen, Emmanuel Macron annonçait sa volonté de passer l’âge de la retraite à 65 ans ?
Hélas, quand bien même cette date butoir serait portée à 92 ans, cela ne changerait pas grand-chose. Un cautère sur une jambe de bois (l’expression "un cautère sur une jambe de bois", apparue au XVIIIe siècle, montre l’absurdité de certaines mesures. Ainsi, "cautère" qui nommait un fer brûlant au XIIIe siècle, désignait une brûlure au XVIIe siècle, puis le cataplasme censé guérir une brûlure. En effet, mettre un fer brûlant sur une jambe de bois ne sert à rien).
Sortir du pétrin
Il y aurait pourtant un moyen de sortir du pétrin. Mais encore faudrait-il en avoir la volonté.
Comme l’explique l’économiste pourtant libéral Philippe Chalmin, fondateur du Cercle Cyclope, dans l’hebdomadaire Le 1 du 24 février : « Le gaz naturel a longtemps été un produit jugé peu stratégique. Les contrats étaient définis à long terme et les prix indexés sur le pétrole. C'est avec le développement d'un marché libre en Europe que les choses ont changé. Dès lors, les gaziers n'ont eu de cesse de renoncer à ces contrats pour s'approvisionner sur un marché libre où les prix étaient extrêmement bas. C'est seulement en 2021, avec la très forte augmentation de la demande que les prix de cet hydrocarbure ont flambé en Europe et en Asie. A ce moment-là, Poutine saisit l'opportunité. Le gaz russe devient pour lui une arme, ce qui aurait été impensable un an auparavant. »
CQFD. En d’autres termes : quels que soient les délires néo-impérialistes de Vladimir Poutine, le financement de la guerre en Ukraine est le résultat d’une alliance monstrueuse entre libéralisme (capitalisme non régulé) et post-communisme.
Pour sortir de cette infernale spirale, il faudrait a minima revenir à un prix règlementé du gaz. A l’achat comme à la consommation. Or, ce sont ces mêmes dirigeants réunis à Versailles (ou leurs prédécesseurs) qui ont entériné cette doctrine mortifère du « libre marché » à tout crin. En France même, dans son arrêt du 19 juillet 2017, le Conseil d’État a annulé un décret du 16 mai 2013 concernant les tarifs réglementés de vente de gaz naturel, car celui-ci a été considéré comme « contraire au droit européen et à l’intérêt général ». La loi Énergie-Climat du 8 novembre 2019 (sous la présidence d’Emmanuel Macron, donc) a, finalement, supprimé les tarifs réglementés du gaz naturel pour toute nouvelle souscription et a fixé à juin 2023 la fin de ces tarifs pour les contrats en cours.
« L’intérêt général » est surtout celui de quelques-uns. L’ultra-libéralisme, qui met tout à l’encan (énergie, transports, santé, éducation, culture, troisième âge comme on le voit ici avec le scandale des EHPAD privés, etc.), se fonde sur un principe de compétition généralisée qui crée de facto les conditions de la guerre, comme aujourd’hui en Ukraine. Or, ce n’est pas de compétition dont nous avons besoin mais de relations et de co-opérations.
Pour rester sur la question du gaz, celle-ci devrait être traitée au sein d’une agence mondiale de l’énergie qui régulerait, au niveau planétaire, ressources et besoins. Il existe déjà, fera-t-on remarquer, une Agence internationale de l’énergie, fondée à la suite de la première crise pétrolière de 1973 mais dont le rôle « consiste essentiellement à produire des statistiques, des analyses et des recommandations » et qui, par ailleurs, ne regroupe que les 29 pays membres de l’OCDE, dont la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Autant dire : le petit club, très select, des pays riches qui se sont auto-accordés le droit de polluer et de piller le reste de la planète.
Avant de viser la planète, l’Europe, ce serait déjà bien. Il existe, depuis 2011, une Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (Agency for the Cooperation of Energy Regulators, ACER). Son objectif « est d’aider les autorités de régulation nationales à exercer et coordonner leurs tâches réglementaires au niveau européen et, si nécessaire, à compléter leurs actions. Elle joue un rôle-clé dans l’intégration des marchés de l’électricité et du gaz naturel. » On ne saurait être plus clair : cette agence est le bras armé de la Commission européenne pour « aider » les États à se conformer aux diktats du libéralisme le plus extrémiste qui soit.
"La Table Verte", ballet de Kurt Jooss (1932)
L’Union européenne fabrique deux bombes à fragmentation
Nous en sommes là. La folie cumulée de Vladimir Poutine et des dirigeants européens ne va pas seulement ravager tout un pays, l’Ukraine. Elle va en outre effondrer l’économie (et pas seulement) de la Russie post-soviétique. Mais elle va aussi créer un trou noir où la « construction européenne » va elle-même s’engloutir. Le sommet de Versailles, qui devait en découdre, évoque furieusement « La Table Verte » (en allemand Der Grüne Tisch, sous-titrée « danse macabre en 8 tableaux et 16 danseurs »), un ballet de Kurt Jooss créé en 1932, prémonitoire de la montée du nazisme et de l'établissement du Troisième Reich…
Gesticulations, palabres. Rien de concret. Aucune vision. Des leurres, des chimères : souveraineté, indépendance, etc.
Pendant ce temps, au moment même où se terminait le sommet de Versailles, ce 11 mars, le jeune président de gauche Gabriel Boric est entré en fonction au Chili. Porté par un vaste mouvement social qui lui a permis, à 36 ans, d’accéder à la Présidence de la République, il a fait toute sa campagne sur le thème de la « dignité ». Il a promis de doter le Chili de doter d’un système de santé et d’éducation public et gratuit, de revaloriser les retraites, d’ouvrir le dialogue avec le peuple Mapuche plutôt que d’envoyer l’armée. Comment peut-il y parvenir ? Avec une réforme fiscale qui va s’attaquer aux inégalités, mais aussi en régulant et nationalisant les ressources de lithium, dont le Chili possède les premières réserves du monde. D’emblée, Gabriel Boric a appelé à une coopération avec les pays voisins, Argentine et Bolivie, et aussi producteurs de lithium. Et au-delà, il a dit dans son premier discours officiel, et ce n’est pas rien : « la richesse produite par les Chiliens doit être redistribuée. Nous devons travailler ensemble avec des peuples frères. Travaillons ensemble en Amérique latine pour avancer ensemble. Nous sommes profondément latino-américains, et depuis ce continent, nous ferons en sorte que la voix du Sud soit à nouveau écoutée et respectée dans un monde en mutation, face à tous les défis que nous rencontrons. » (Lire sur les humanités).
L’avenir est de ce côté. Pourtant, lors de la cérémonie d’investiture de Gabriel Boric (qu’Emmanuel Macron n’a même pas pris le temps d’appeler pour le féliciter de son élection, comme il l’avait fait avec un remarquable empressement avec Jair Bolsonaro au Brésil), à part le Premier ministre irlandais et le toi d’Espagne, l’Europe tout entière était aux abonnés absents. Pour paraphraser Jacques Chirac, pendant que la maison brûle, nous préparons déjà de nouveaux foyers d’incendie.
Car il y a plus grave encore que l’intoxication des gouvernants européens aux vapeurs d’hydrocarbures. En laissant de côté d’autres questions cruciales, ils ont délibérément fabriqué deux bombes à retardement. Des bombes à fragmentation dont l’explosion pourrait bien entraîner une troisième guerre mondiale, plus sûrement que les menaces nucléaires de Vladimir Poutine.
Pourquoi et comment ? A suivre ces prochains jours sur les humanités.
Jean-Marc Adolphe
Commentaire de tissagesreels : Belle synthèse très bien documentée et argumentée ! Digne du Monde Diplo ! J'écoutais ce matin Thierry Breton avec sa voix très sérieuse et son discours creux comme un gazoduc ou un oléoduc... à l'arrêt. Nous paraissons vains et nos sanctions vont nous revenir à la gueule, face à un sacrifice que les pays européens ont contribué à organiser (peut-être malgré eux , inconsciemment, comme cet ultra-néo-libéralisme agressif dénoncé depuis au moins 20 ans ?... Malgré nous ?!?! L'économie par les interactions qu'elle noue peut empêcher les guerres...
Comme les provoquer ou les rendre possibles quand elle abolit trop les régulations, sources alors d'inégalités et d'injustices criminelles. Encore bravo pour cet article !