Est-ce que la Nouvelle-Calédonie choose France ?
- Tzotzil Trema
- 20 mai 2024
- 9 min de lecture

Emmanuel Macron avec le président du Sénat coutumier, Pascal Sihaze (à droite du président), à Nouméa, en mai 2018.
Trente ans après le drame de la grotte d’Ouvéa de mai 1988, qui avait fait 25 morts (19 Kanaks, 2 militaires et 4 gendarmes),
le Président de la République, de retour d'Australie, s'était contenté d'une escale de quelques heures en Nouvelle-Calédonie.
«Nous avons le devoir de préserver cette tradition tout en s’ouvrant à la modernité», avait-il alors déclaré après avoir assisté,
pour la forme, à un "conseil" du Sénat coutumier. Photo Ludovic Marin / AFP.
L’ÉDITORIAL DE TZOTZIL TREMA Sur la Nouvelle-Calédonie et ses "émeutes", les quatre vérités de Tzotzil Trema, "agitateur clandestin" pour l'autre journal du dimanche, hebdomadaire non-bolloréen des humanités / journal-lucioles.
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C’est ce qui s’appelle une collision ou, si l’on préfère, un sacré télescopage. Lundi 13 mai à l’heure du petit dej’, Jupiter 1er (de la classe), auto-proclamé génialissime monarque de la start-up nation, recevait à Versailles, fief de son ancêtre roi-soleil, la crème de la crème. Se pressaient là, en effet, les 180 plus influents des influenceurs du monde-qui-va-dans-le-mur mais sont encore capables d’investir dans sa perte : j’ai nommé les chief executive officers (on ne dit plus "patrons", ça fait ringard) du capitalisme mondialement mondialisé (qu’il soit permis, ici, d’appeler un chat un matou). Le chef de la tribu, Brad Smith, grand gourou de Microsoft, s’apprêtait à annoncer le déversement de 4 milliards d’euros en France pour développer des infrastructures d’intelligence artificielle ; pour l’intelligence humaine on verra plus tard.
Là, Jupiter 1er était dans son jus, si on peut dire. Le lieu de cette rencontre investisseuse ne fut pas choisi au hasard : on réserva à cette grand-messe le splendide ex-appartement des Bains, que Louis XIV fit installer dans l’aile nord du château de Versailles pour se relaxer en compagnie de sa favorite, la marquise de Montespan. Cet appartement des Bains devint ensuite, sous Louis XV, le grand Cabinet de Madame Victoire, la cinquième des huit filles de Louis XV et de Marie Leszczynska, claveciniste accomplie à qui Mozart dédia ses six premières sonates pour clavecin.
Jupiter 1er, la musique ça le connait ici, même s’il préfère le pipeau au clavecin. Et c’est donc sur un air de pipeau que Jupiter 1er, allait célébrer, ce 13 mai 2024, ce qui allait rester dans l’Histoire de France comme le jour de la Grande Conquête des Investisseurs. "Monsieur Victoire" jubilait, savourant avec délectation sa grandeur incarnée, et ne put s’empêcher d’ironiser sur les rabougris et autres pas assez enthousiastes qui adhèrent très modérément, voire pas du tout, au culte de la start-up nation. Tout ça, c’est la faute à la télé, parce que « quand on allume sa télé, rien ne va en France », cocorisa Emmanuel Macron. Pardon, son nom m’a échappé.
A l’époque de Louis XIV, c’était plus peinard, parce que la télé, macache ! Mais il faut bien vivre avec son temps. Et parfois, le temps vous rattrape. A l’instant même où Jupiter 1er - Emmanuel Macron décrétait qu’en France tout va bien quoiqu’en dise la télé, les téléscripteurs crachotaient qu’à 16.746 encablures kilométriques de Versailles, ça commençait à brûler sévère à Nouméa. Et ça, c’est pas la télé qui l’a inventé.
Peut-être Macron n’en a-t-il rien su, sur le coup, parce que ses conseillers n’allaient pas déranger pour si peu le monarque, tout occupé à célébrer le 7ème sommet de "Choose France". Ah oui, je n’ai pas encore parlé de "Choose France". C’est le mantra d’Emmanuel Macron, son Versailles à lui, son grand projet culturel, lancé en 2018, au début de son premier quinquennat. Le truc du machin du bazar, c’est de convaincre les grands investisseurs internationaux que la France, grâce à des réformes économiques menées hardi petit, est devenue super-méga attractive que je ne vous raconte même pas.

Lundi 13 mai 2024, Emmanuel Macron en visite à l’usine McCain de Matougues, dans la Marne. Photo Gabrielle Cezard/Pool/Bestimage
Un moulin à paroles qui brasse beaucoup de vent mais produit peu de grain
Dans l'élan du sommet de Versailles estampillé "Choose France", le monarque est allé en personne en province pour montrer aux gueux que les manches, il savait les retrousser. A Matougues, dans la Marne, il s’en fut, ce même lundi 13 mai, visiter l’usine McCain, leader mondial de la frite surgelée, qui débite là, chaque jour que McDo fait, 1.300 tonnes de patates. Pour accélérer la cadence et le rendement, McCain va investir 350 millions d’euros (répartis sur trois usines en France). Preuve que la France, ça marche. Ce qu’a oublié de dire Macron, c’est qu’à Matougues, l’entreprise canadienne va créer… cinq emplois supplémentaires. Pas sûr que ça suffise à faire reculer le chômage.
Les régionaux de l’étape ne s’en laissent guère conter. Ils se souviennent ainsi qu’en 2018, au début de "Choose France", Macron était himself venu à Charleville-Mézières se réjouir de l’installation sur l’ancien site PSA du groupe algérien Cevital, avec un investissement à la cléde 250 millions d’euros. Idem trois ans plus tard, lorsque les cycles Mercier promirent 2,4 millions d’euros pour produire des vélos électriques. Cevital et Mercier, cela faisait 1.270 emplois en vue, dans une ville qui a perdu Porcher, Arthur-Martin et Electrolux. Mais aucun de ces deux projets fanfaronnés avec tambour et trompettes n’a finalement vu le jour. Macron, c’est un moulin à paroles qui brasse beaucoup de vent mais produit peu de grain.
L'Azerbaidjan à la manœuvre ?
Mc Cain ou pas, pendant ce temps, en Nouvelle-Calédonie, on n’a pas trop la frite et ça tourne à l’émeute. L’Élysée a beau jeu de crier haro sur les vandales qui sèment la zizanie, naturellement instrumentalisés par une puissance étrangère, en l’occurrence l’Azerbaïdjan du proto-dictateur Ilham Aliev. Cette ingérence azérie, en guise de représailles au soutien français à l’Arménie dans le conflit du Haut-Karabagh, est bien réelle, comme l’a montré en février dernier une remarquable enquête de France 24 en collaboration avec le consortium Forbidden Stories (1). Une nouvelle structure, baptisée “Groupe d’initiative de Bakou”, sous l’égide l’Azerbaïdjanais Abbas Abbassov, qui a fait carrière dans le pétrole, regroupe en effet des indépendantistes de territoires et régions français - comme la Guyane, la Martinique, la Nouvelle-Calédonie ou encore la Guadeloupe, et n’a de cesse de dénoncer, publiquement et/ou via des campagnes de propagande, notamment sur Tik-Tok, le "colonialisme français".
Cette ingérence azerbaïdjanaise ne saurait toutefois, à elle seule, expliquer ce qui, à Nouméa, a mis le feu aux poudres. Le premier des incendiaires n'est autre que Gérald Darmanin, lieutenant "sécuritaire" d'Emmanuel Macron. C'est ce que révèle, sur Off Investigation, la journaliste et documentariste Clarisse Feletin, fine connaisseuse de la Nouvelle Calédonie (2).
L’origine des troubles actuels remonte au troisième référendum sur l’auto-détermination de la Nouvelle-Calédonie, qui devait se tenir en décembre 2021, conformément à l’accord de Nouméa (1988). Sauf que la pandémie du Covid est passée par là. En Nouvelle-Calédonie, qui garde la mémoire d’épidémies dévastatrices au 19ème siècle (qui ont décimé 75 à 90% de la population kanak), on dénombre, en octobre 2021, 8.000 morts. Le Sénat coutumier (gardien et défenseur de l’identité Kanak, instauré par l’accord de Nouméa) demande alors un délai de grâce pour permettre à la communauté de faire son deuil. Rien de surprenant : les rites funéraires ont une grande importance dans la vie coutumière du peuple kanak (3).

Masque de deuilleur Kanak.
Dans le nord de la Grande Terre, ce masque était porté
lors de la cérémonie de deuil et personnifiait
le chef décédé, l’ancêtre fondateur du clan ou l’esprit
qui guide les morts vers l’autre monde.
Le porteur du masque voyait à travers les dents espacées
de la bouche. Les cheveux qui entrent dans sa composition
sont ceux des deuilleurs, personnes proches du disparu.
Les plumes proviennent de plusieurs oiseaux,
dont le notou, sorte de grand pigeon.
L’usage de ces masques a disparu avec l’évangélisation.
Plusieurs sont conservés dans les collections européennes ;
on les appelle souvent apouéma, terme dérivé
du mot "masque" en langue cèmuhi.
Celui-ci a été rapporté par Louis Le Mescam, entrepreneur havrais installé à Nouméa de 1873 à 1900.
Image provenant du site du Muséum d’histoire naturelle du Havre.
Mais à l’époque anthropocénique de la start-up nation, de tels rituels et croyances ne sauraient appartenir qu’à un passé sauvage. Reporter d’un an le référendum ? Pas question, pour les autorités françaises. Le Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) ainsi que le Sénat Coutumier appellent à son boycott. Verdict : à la question : "voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ?", 96,5% des votants répondent "non". Problème : la participation n’est que de 43,8% et l’abstention atteint 56,4%. Mais ce référendum tronqué (comme ce fut le cas à Mayotte en 2009, au mépris des Nations unies) permet à la doxa "loyaliste" de clamer sur tous les tons que la Nouvelle Calédonie a définitivement renoncé à son auto-détermination et que maintenant, ça suffit, on tourne la page. Mission commandée (ou commando) ?) pour laquelle le ministre de l’Intérieur, auprès de qui sont désormais rattachés les départements et territoires d’Outre-mer, s’est rendu sept fois en Nouvelle-Calédonie, avec le résultat que l’on voit aujourd’hui.
Le projet de "dégel du corps électoral" vient de là. En jeu : accorder le droit de vote à des personnes arrivées depuis moins de dix ans sur le territoire. Cette problématique ramène, une fois de plus, le peuple kanak à la question coloniale. Le texte de loi est en passe d’être voté, fin juin, au Parlement. Les représentants kanak en demandent le retrait. Emmanuel Macron veut bien dialoguer, à condition d’être seul à parler et à décider. En attendant : émeutes et "état d’urgence", jusqu’au 27 mai (pour le prolonger, il faudra une loi).
Une "bourde" de plus : le "document martyr"
Si c’était tout, ce serait tout. Mais ce n’est pas tout. Autre "bourde" de Gérald Darmanin : à l’automne 2023, ses services adressent au Sénat coutumier et à tous les acteurs politiques néo-calédoniens un projet de base à la négociation d’un nouvel accord politique. Ce document confidentiel est baptisé « document Marty » ; les responsables politiques et coutumiers kanaks le surnomment entre eux "le document martyr". Et pour cause : ce projet fait l’impasse sur les droits fonciers coutumiers et le droit civil coutumier. « Tout ce qui marque la spécificité institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie, la place reconnue aux kanaks à travers leurs institutions coutumières, leur lien particulier à leur terre, la reconnaissance du peuple d’origine, tout a disparu » estime Jérôme Bouquet-Elkaïm, avocat qui conseille le Sénat coutumier. Ce nouvel accord est vécu par les représentants kanaks comme une humiliation et une trahison : il est non seulement contraire à l’esprit de l’accord historique de Nouméa signé en 1998, mais il est également contraire au texte lui-même, dont il viole le principe d’irréversibilité.
Ajoutons, pour mettre encore un peu d’huile sur le feu, que l’Élysée a désigné, comme rapporteur du projet de loi constitutionnel, le caldoche Nicolas Metzdorf, député et président du parti Générations NC, farouchement anti-indépendantiste. Une provocation de plus.
Macron a retiré le dossier calédonien à Darmanin et a refilé la patate chaude au minot (Gabriel Attal), lequel a désormais la rude tâche de tenter d’éteindre un incendie que le pyromane de l’Elysée a lui-même allumé. C’est pas gagné ! D’autant qu’on a du mal à discerner, dans l’actuelle "crise", ce qui relève de la "bourde" et/ou de l’irresponsabilité politique du clan Macron, ou au contraire, d’une entreprise tout à fait consciente de passage en force quoiqu'il en coûte, au mépris - notamment - des droits des peuples autochtones. La France est l'un des seuls pays concernés à n'avoir toujours pas ratifié la convention n° 169 du 27 juin 1989 de l'Organisation internationale du travail (OIT) relative aux peuples indigènes et tribaux. Dans le cas présent, on peut comprendre pourquoi : retirer aux communautés kanak les ressources issues du nickel (comme instauré par l'accord de Nouméa), ça doit sûrement aiguiser l'appétit de quelques-uns des copains de Macron, dans la bande "Choose France"...
A suivre…
Tzotzil Trema, agitateur clandestin
(éditorial de l'autre journal du dimanche, 19 mai 2024)
Suites à venir :
La Nouvelle-Calédonie, miroir des tentations dictatoriales d'Emmanuel Macron ?
Le micmac du nickel
Choose France contre les peuples autochtones
Suite kanak : les langues de l'iguane et autres saveurs
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POST-SCRIPTUM
« Sur nos petites îles, nous avons des choses à dire au reste du monde »
« Je défends l’identité kanak, océanienne et universelle. Notre zone qui est l’Océanie et le Pacifique. Nous sommes une partie du monde qui est complètement oubliée, en tout cas méconnue. Sur nos petites îles, nous avons des choses à dire au reste du monde. Nous pouvons apporter le vivre-ensemble, la simplicité. Avant qu’on ne découpe le Pacifique en trois pôles, nos grands-pères étaient tous ensemble. Ils n’avaient que l’océan et l’horizon comme points de chute. Mais, les colons, les évangélisateurs, les navigateurs ont coupé toute cette circulation et cette créativité-là. (…) Nous devons nous réapproprier cette identité multiple, et la partager, car dans son essence cette identité dit que nous sommes ensemble, que nous sommes Un, et que la différence nourrit. On est Un dans le grand Nous. Voilà ce que nous pouvons apporter aujourd’hui alors que chacun est dans ses extrêmes, qu’il y a des schémas qui nous empêchent de nous voir. Ce sont des mots qui viennent de plus loin que moi et je le dis en toute humilité. »
(Paul Wamo, poète et slameur, interviewé par France TV / le portail des Outre-mer, 17 juin 2016)
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