En couverture, un écran noir : du sort des milliers d'enfants ukrainiens déportés en Russie, on ne sait encore quasiment rien. En même temps (comme dirait Emmanuel Macron qui ne voulait pas "humilier" Poutine), grâce aux enquêtes des humanités, on en sait déjà beaucoup. C'est loin d'être fini. L'investigation se poursuit, ici-même. Nouvelles révélations.
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Mars 2022. Marina, 15 ans, et sa petite sœur Valeria, tentent avec leurs parents de fuir l’avancée des chars russes en Ukraine. Voiture mitraillée par les soldats russes, les parents sont tués. Marina a été enlevée par les tankistes. A ce jour, on est sans aucune nouvelle de l’adolescente.
L’histoire est narrée simplement, sobrement, par Charlotte Gainsbourg dans une brève vidéo produite par Fabienne Servan-Schreiber (Cineteve) avec l’association Pour l’Ukraine, pour leur liberté et la nôtre !, ainsi que deux autres vidéos similaires, avec Anne Sinclair et Boris Cyrulnik.
Ces trois vidéos sont diffusées depuis le 22 avril diffusés par toutes les chaînes de France Télévisions et de Canal +, TV5 Monde, M6, France Média Monde, le groupe Altice et sur les réseaux sociaux. « De tous les crimes de guerre commis par Vladimir Poutine, un seul fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale à son encontre et à l’encontre de sa Commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova : celui de la déportation massive d’enfants ukrainiens, enlevés à leurs familles et envoyés en Russie pour être russifiés », précise un communiqué joint à cette diffusion.
Une fois de plus, tout le travail d’investigation mené par les humanités depuis un an, qui a permis de révéler et documenter l’ampleur de ces déportations d’enfants, et d’identifier le rôle de Maria Lvova-Belva, n’est ni cité ni davantage mentionné. Mais qu’importe : l’essentiel, c’est le sort de ces enfants déportés. Notre premier article sur Maria Lvova-Belova date du 9 septembre 2022 (ICI). Plus de deux mois se sont écoulés avant que le reste de la presse française ne commence à s’emparer du sujet ; plus de deux mois pendant lesquels il eut été possible de faire peser sur Lvova-Belova et consorts une pression internationale et, qui sait ?, réduire le nombre d’enfants raflés. Il n’est jamais trop tard, et il y a aujourd’hui tout lieu de se réjouir que des personnalités comme Charlotte Gainsbourg, Anne Sinclair ou Boris Cyrulnik prêtent aujourd’hui leur voix pour exiger de la Russie qu’elle rende ces enfants à l’Ukraine.
Ce jeudi 27 avril, Maria Lvova-Belova est à Kazan, capitale de la République du Tatarstan, sur la rivière Volga, à environ 800 kilomètres à l'est de Moscou, pour le vingtième Congrès des commissaires régionaux aux droits de l’enfant. La tenue de ce congrès, qui réunit quelques-unes des « bonnes âmes » complices de la déportation-adoption-russification des enfants raflés en Ukraine, est quelque peu ternie par l’annonce de six décès suspects dans un orphelinat de Saint-Pétersbourg, « l’internat psychoneurologique n° 10 ». Des lobotomies qui auraient mal tourné ? Une enquête est ouverte, Lvova-Belova a promis des inspections dans d’autres orphelinats. On peut compter sur sa diligence lorsque l’on sait que même Tsargrad, la chaîne du milliardaire fasciste Konstantin Malofeev (qui finance les actions « humanitaires » de Lvova-Belova) a évoqué une « mafia des orphelinats » ; et que dans les institutions privées que dirige Lvova-Belova dans sa ville de Penza, plusieurs cas de décès suspects ont pareillement été signalés, comme l’ont déjà relaté les humanités (ICI).
Comme nous l’avons déjà narré, au regard même de la loi russe, Lvova-Belova n’aurait jamais dû être nommée (par Poutine) commissaire présidentielle aux droits de l’enfant. Pour pouvoir accéder à une telle fonction, elle a inventé de toutes pièces un diplôme d’enseignement supérieur qu’elle n’a jamais obtenu. Mais elle est indéniablement diplômée en art du mensonge.
Maria Lvova-Belova avec Filip, l'adolescent qu'elle a soi-disant "secouru" à Marioupol.
Des journalistes ukrainiens ont pu retracer la véridique histoire de Filip, l’adolescent de Marioupol que Maria Lvova-Belova a si généreusement "adopté" et qu’elle présente comme un trophée de guerre. D’après l’une des versions lvova-béloviennes (elle en a fourni au moins deux), elle aurait secouru l’adolescent qui se terrait dans une cave de Marioupol bombardée par les nazis ukrainiens.
La réalité est sensiblement différente. Filipp vivait à Marioupol, dans un appartement au 30, rue Zelinskogo. Sa mère biologique, Victoria, est effectivement décédée en juin 2017, alors qu’il avait 11 ans. Filip était donc bien orphelin, mais il avait des tuteurs, l'ex-mari de sa mère (Serguei Golovna) et sa femme (Irina Kalatalova) qui vivaient avec lui, et s’en occupaient bien. « J'ai quitté Marioupol le 22 avril 2022. Ils n'étaient plus dans l'appartement. Je ne sais pas quand ils sont partis », confie l'une des voisines de la famille, Lyudmila : « Je n'ai communiqué qu'avec Serguei. Les voisins étaient normaux, personne ne s'est plaint d'eux. J'ai vu Filipp plusieurs fois, c'est un bon garçon ». A ce jour, les tuteurs de Filip sont injoignables. Nul ne sait s’ils sont encore en vie.
Lvova-Belova prétend avoir secouru Filip en mars. Or, en avril, il était encore à Marioupol. Il aurait été arrêté par des soldats russes au supermarché Metro, point de distribution d’aide alimentaire. De là, il a été déporté à Donetsk, où il aurait été placé dans l’ancien hôpital Vishnevsky. Selon Pyotr Andryushchenko, conseiller du maire de Marioupol, c'est là que les soldats russes emmenaient les enfants et les femmes enceintes. Selon des journalistes de Radio Svoboda, à partir de "sources ouvertes", Filip aurait ensuite été détenu dans un centre social jusqu'au 27 mai 2022, date à laquelle il a été transféré, en compagnie d’une trentaine d’autres enfants ukrainiens, vers l'internat "Polyany", dans le district d'Odintsovo, dans la région de Moscou : un sanatorium pour enfants qui dépend de l'administration présidentielle russe. C’est là que Maria Lvova-Belova a fait "main basse" sur Filip avant de l'adopter.
Évidemment, ainsi que l’ont déjà abondamment révélé les humanités, Maria Lvova-Belova n’est pas la seule à mener la barque des déportations d’enfants. Comme l’indique dans la version russe d’Euronews Caroline Heard, de l’Institute for the Study of War (ISW), « les ordres viennent de Poutine par l'intermédiaire de Lvova-Belova et des dirigeants des territoires occupés. Des fonctionnaires locaux, des travailleurs hospitaliers, des journalistes, du personnel universitaire et des militaires apparaissent dans les rapports et les récits de première main. Ceux-ci et d'autres personnes impliquées dans le projet organisent la logistique des transports, remplissent des documents et délivrent des passeports. »
L’ONG Molfar vient de révéler de nouveaux noms dans cette chaîne de complicités :
Vasyl Vasin (Василий Васин), photo ci-contre, ancien responsable du syndicat des chauffeurs de bus du Donbass, aurait été chargé du transport d’enfants vers la Russie depuis Donetsk. Ce Vasyl Vasin n’est pas un inconnu. Cet ex-propriétaire de l'hôtel Metropol et de la chaîne hôtelière Azimut à Minsk, en Biélorussie, est un mafieux notoire, poursuivi dans plusieurs affaires de corruption.
Yulia Martovalieva (Юлия Мартовалиева), ex-journaliste de Novaya Gazeta, a rejoint Russia Today en 2014, et s’est engagée auprès des séparatistes du Donbass. Dans un étonnant mélange des genres, elle a poursuivi ses activités "journalistiques" tout en collaborant avec les milices pro-russes. Sous couvert "d’aide humanitaire", elle a personnellement acheminé au moins une vingtaine d’enfants de Marioupol à Donetsk.
Les administrateurs de la "fondation Golfstream"
Parmi les organisations qui ont contribué aux déportations d’enfants, l’ONG Molfar a identifié la fondation "caritative" Golfstream ("Гольфстрим"), l’ONG Géographie de la bonté ("География добра") et… la Croix-Rouge russe, qui bénéfice de fonds importants de la la Croix Rouge internationale !
A gauche : Evgueni Prigojine, le patron de la milice Wagner. A droite : des enfants dans une école en Crimée
Sans surprise, la milice Wagner fait partie des "gentils organisateurs" de cette opération de déportations à grande échelle. La semaine dernière, ses combattants ont encore capturé, les 16, 17 et 18 avril, de jeunes enfants à Bakhmout. Ils ont été emmenés vers une destination inconnue.
Wagner intervient encore dans les programmes de « rééducation patriotique » auxquels sont soumis les enfants raflés en Ukraine. Pour son patron, Evgueni Prigojine, il s’agit de « créer un environnement confortable pour générer de nouvelles idées afin d'améliorer la capacité de défense de la Russie ».
En Crimée, pratiquement toutes les écoles ont créé des unités de la "Yunarmiya" (mouvement de jeunesse militarisé, créé par le ministère russe de la Défense). Selon Olga Skrypnyk, coordinatrice d’une ONG de défense des droits de l’homme, au moins 10.000 enfants ont été recrutés pour participer à ses activités. Le phénomène n’est pas nouveau. En juin 2018, les réseaux sociaux russes avaient abondamment diffusé la vidéo d’un enfant de 7 ans, Nikita, en uniforme militaire, qui lançait : « dès qu'un Ukrainien se montre, nous le faisons exploser et c'est tout, il est foutu : "Dès qu'un Ukrainien se présente, nous le faisons exploser et c'est tout, il est foutu ».
Le nageur Alexei Talaj, dont la fondation, financée par une entreprise d'engrais potassiques,
participe aux déportations d'enfants ukrainiens en Biélorussie.
A ce déjà sombre tableau, il ne manquait plus que la Biélorussie du dictateur Alexandre Loukachenko, marionnette du Kremlin. C’est désormais chose faite.
Selon l’opposant Pavel Latushko, réfugié en Pologne après qu’il ait été condamné à 18 ans de prison, des enfants ukrainiens sont déportés en Biélorussie, officiellement pour des "vacances". Ces déportations, organisées avec le concours de l’Église orthodoxe biélorusse, rattachée au patriarcat de Moscou, sont financées par l’entreprise publique Belaruskali, l’un des plus grands producteurs d’engrais potassiques au monde, via la fondation d’Alexei Talaj, un nageur handicapé, indéfectible soutien du régime de Loukachenko, qui devrait conduire la délégation bélarusse aux prochains Jeux paraolympiques de Paris…
Aaron Greenberg, conseiller régional de l’UNICEF pour la protection de l’enfance en Europe et en Asie centrale, a confirmé à la chaîne allemande Deutsche Well que « certains enfants ukrainiens ont été transférés de Russie en Biélorussie. (…) Nous restons profondément préoccupés par les informations faisant état d’évacuations d’enfants sans garanties adéquates ».
« Préoccupés », c’est tout ? Oui, c’est tout.
Quant à Emmanuel Macron, c’est toujours silence radio. En février dernier, dans l’avion qui le ramenait du sommet de Munich, il avait confié aux journalistes embarqués qu’il « fallait penser aux garanties de sécurité de la Russie ». C’est vrai, quoi... Que pèsent quelques dizaines de milliers d’enfants déportés face aux "garanties de sécurité" qu’exige le fascisme poutinien ? Et sans uranium russe, adieu veaux, vaches, cochons et... "souveraineté énergétique" française.
Jean-Marc Adolphe
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A nouveau un article remarquable sur l'impensable... Les moyens les plus vils ne font pas hérisser un poil d'humanité à ces monstres. Merci pour ce beau travail d'investigation qui ouvre, ce qui semble dans un certaine logique de "partenaires", les frontières de la Bélorussie.
Les vidéos sont très bien faites et j'ai hâte d'en voir une passer à la télévision, car nous avons toutes ces chaînes en Belgique. Merci à ces personnes d'avoir donné de leur temps pour oeuvrer à la cause des enfants. Monsieur Cyrulnik devait être particulièrement touché quand cette demande lui a été faite et ce pour de multiples raisons, ses origines, les enfants et la résilience dont j'espère qu'ils pourront faire preuve.