Des personnes sous la surveillance d'un policier, le 27 octobre 2003 dans le centre de rétention
de la zone d'attente de l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. Photo Joël Robine.
La nomination de l'ultra-conservateur Bruno Retailleau au ministère de l'Intérieur vient encore amplifier l'antienne du "chaos migratoire", et la vision sécuritaire et répressive qui sert désormais de boussole politique sous la pression de l'extrême droite. Certaines personnes étrangères sont expulsées avant même de pouvoir arriver en France. Leur sort se dessine dans des "zones d'attente" d'où filtrent peu de témoignages. Entretien avec Nausicaa Preiss et Antoine Bougeard, qui leur ont consacré un documentaire sonore.
Rigueur et humanité. Dans le pur jus du "en même temps" macroniste, voilà quelle devrait être la ligne de conduite du gouvernement Barnier en matière d'immigration, selon les éléments de vocabulaire distillés à longueur de médias ces dernières semaines. Avec la nomination de Bruno Retailleau au ministère de l'Intérieur, nul doute que la "rigueur" sera au rendez-vous. "L'humanité", on verra plus tard, c'est-à dire jamais.
Ancien associé de Philippe de Villiers, fidèle de François Fillon, Bruno Retailleau préside, en plus de ses mandats politiques, un club de réflexion, Force républicaine, dont les propositions sur l'immigration ont nourri le programme LR : autoriser les statistiques ethniques afin de définir des quotas d'entrée sur le territoire, soumettre l'immigration familiale à des tests de connaissance du français et de la Constitution, supprimer l'AME (aide médicale d’État), restreindre l'accès à certaines prestations sociales, aux allocations familiales et aux aides au logement, réformer l'espace Schengen pour réintroduire des contrôles aux frontières nationales, etc. Du petit lait pour l'extrême-droite, dont Bruno Retailleau reprend volontiers le vocabulaire ("chaos migratoire", "ensauvagement"...) quand il ne se targue pas d'en être lui-même l'auteur-instigateur, par exemple pour le terme de "décivilisation", qu'Emmanuel Macron avait repris à son compte en mai 2023 (lire ICI).
C'est dans ce contexte que les humanités publient un entretien avec les réalisateurs d'un formidable documentaire sonore sur les "zones d'attente", bien moins connues que les centres de rétention administrative, où sont retenues des personnes étrangères à qui la police des frontières refuse l'accès au territoire français. Et où "l'humanité", fréquemment, s'efface derrière la "rigueur".
Jean-Marc Adolphe
"Nous ne sommes pas en France. Nous sommes aux frontières, en zone d’attente. Enfermé.es nulle part, c’est [...] une traversée vers ces lieux d’enfermement qui ne semblent exister aux yeux de personne, mais où, pourtant, l’inconcevable règne."
"Enfermé.es nulle part est un documentaire sonore immersif à l’intérieur des zones d’attente, des lieux méconnus au sein des aéroports et des ports où sont enfermées les personnes étrangères en instance de renvoi à la suite d’un refus d’entrée sur le territoire français. Théâtre de pratiques inhumaines et dégradantes, légales ou illégales, nous allons à la rencontre d’un élément clé d’un système, bien en amont des centres de rétention administrative, où les personnes étrangères indésirables pour l’état français sont laissées loin des regards. En partant de récits de personnes enfermées, de permanences téléphoniques d’aide réalisées par des bénévoles et d’une création acousmatique, nous voulons dresser un portrait de ces lieux invisibles et interdits, symboles d’un enfermement répressif qui jalonne l’accès au territoire français."
Enfermé.e.s nulle part, le documentaire sonore de Nausicaa Preiss et Antoine Bougeard peut être écouté sur le site de la Radio Télévision Suisse :
Rencontre, un soir d’écoute collective avec Nausicaa Preiss et Antoine Bougeard, les réalisateurs du documentaire de création sonore Enfermé.e.s nulle part
Nausicaa : L’ANAFÉ [Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers], c’est une toute petite association située à Paris, pour laquelle nous avons été tous les deux bénévoles, moi jusqu’en 2015, Antoine jusqu’en 2020. Autre point commun : on réalise tous les deux des documentaires sonores.
Nous avons beaucoup échangé sur notre expérience dans ces zones d'attente, et l’envie de faire un documentaire pour en rendre compte est née. On s’était d’abord impliqués sur ce sujet en étant bénévoles sans avoir l’intention d’en faire un documentaire. C’est venu après, en en parlant ensemble. Puis on a commencé à écrire en nous engageant dans un processus qui a duré trois ans, y compris recherche de partenariats et d'aide au financement.
Zones d'attente : Avant 1992, les étrangers qui se voyaient refuser l'entrée sur le territoire français étaient maintenus dans les gares, ports et aéroports internationaux en dehors de tout cadre légal. Il n'y avait donc aucun contrôle sur les conditions ou la légalité de ces privations de liberté, qui n'avaient de surcroît aucune limite de durée. Cet état de fait a été condamné par diverses juridictions nationales et par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). La loi Quilès de 1992 donne un statut légal à ces zones d'attente. L'espace des zones d'attente est fixé par décret préfectoral. Y sont maintenues trois catégories d'étrangers : les « non admis », les personnes en transit interrompu et les demandeurs d'asile. Des mineurs isolés peuvent également être placés en zone d'attente. En 2017, la PAF (Police Aux Frontières) a émis 16.879 refus d’entrée sur le territoire et organisés 9.672 placements en zone d'attente. Parmi ces personnes, 1.270 ont introduit une demande d’entrée sur le territoire au titre de l’asile.
Antoine - Les zones d’attente, ce n’est pas le territoire français, c’est la frontière. Ce n’est pas tout à fait le même droit que sur le territoire français. C’est un « nulle part » où des gens sont bloqués : des gens qui arrivent et à qui la police aux frontières dit « vous ne pouvez pas rentrer sur le territoire français ». Ils sont en instance de renvoi, ils ne peuvent rester : en moyenne pas plus que 4 jours. Ces gens se retrouvent dans des procédures très expéditives, très traumatisantes humainement : ils ne comprennent pas où ils sont, pourquoi ils sont là, quels sont leurs droits. C’est vraiment une zone d’incompréhension et on a voulu insister beaucoup là-dessus. Pour nous, c’était un des gros enjeux du documentaire de montrer ces zones d’attente de l’intérieur.
Antoine Bougeard et Nausicaa Preiss lors d'une rencontre à la médiathèque de Payzac, en avril 2024. Photo Rudi Molleman
Nausicaa - En tant que bénévole, j’ai fait ce que l’on entend dans le documentaire. Je parlais au téléphone avec des personnes qui étaient enfermées en zone d’attente, ou d’autres qui cherchaient à les aider : elles nous appelaient pour avoir plus d’informations et on passait toute la journée avec d’autres bénévoles pour essayer de faire en sorte qu’ils ou elles aient accès à leurs droits. On faisait des recours, on faisait des signalements pour le juge, c’est ce qu’on appelle des permanences juridiques téléphoniques. Parfois on allait dans la grande zone d’attente qui est à Roissy Charles de Gaulle, la plus grosse zone d’attente de France : l’ANAFÉ a un bureau où des bénévoles vont, quand ils le peuvent, pour faire de l’assistance juridique, de l’information, pas par téléphone, mais directement au contact des gens qui sont enfermés.
Les zones d’attente sont invisibles, peu identifiables, il faut pouvoir les trouver, ça peut être un local au-dessus d’une boutique. À Roissy, c’est perdu au milieu de la zone de fret de l’aéroport. Il faut savoir que ça existe pour pouvoir y accéder. C’est compliqué d’accéder aux personnes enfermées. C’est beaucoup moins structuré que dans un centre de rétention administrative où c’est déjà compliqué mais il y a quand même une structure associative qui intervient, qui existe, un processus identifié.
Antoine - Il y a 101 zones d’attente en France qui sont toutes très différentes. L’idée ce n’était pas de faire un catalogue de ces zones d’attente, c’était de raconter ce qu’il y a d’intrinsèque à leur existence, les décrire comme un système. Il y a peu de gens qui en sortent, pour pouvoir témoigner.
Pour raconter ça, pour raconter un lieu invisible et ce processus d’invisibilisation, le son était très naturel. L’enjeu était de rendre sensible la zone d’attente, plus que de la rendre visible. On imaginait très bien le documentaire en l’écrivant, on arrivait à entendre déjà ce qu’on voulait faire passer : le document sonore s’est imposé.
Je n’ai jamais imaginé de film parce que je ne sais pas faire d’image mais surtout parce qu’il n’y a rien à voir. Le dispositif qu’on a créé, pour réaliser ce documentaire, repose sur des conversations téléphoniques. Rien de plus radiophonique que cette situation sonore.
Nausicaa - Notre choix a été de rendre sensible la zone d’attente (et le système qui est derrière), de faire entendre la frontière, juste à travers différents types d’enregistrements. On a enregistré avec un type de micros les personnes qui étaient sur le territoire français, les bénévoles qui essayaient de donner aux gens accès à leurs droits. Et pour ces gens de l’autre côté, le son est plus difficile, parfois les téléphones ne marchaient pas très bien. Cette différence de son nous permet de montrer cette frontière…
Antoine - Quand il y a les bénévoles, on n’entend pas ce que leur disent les personnes enfermées au téléphone, de l’autre côté, c’est nous qui appelons des gens enfermés, c’est un espèce d’aller-retour entre l’intérieur et l’extérieur. Il y a une espèce de balance pour aller de l’un à l’autre. C’est une fiction juridique, c’est un lieu qui n’en est pas vraiment un, il n’y a pas vraiment d’espace. Le son permet de créer ce flou-là, et puis c’est notre medium.
Nausicaa - Si je me suis tournée vers le son, c’est que c’est beaucoup moins stigmatisant de prime abord que l’image. À l’image, on va voir une personne, et avant qu’elle parle, ou avant de savoir qui c’est, on va forcément avoir un a priori sur cette personne-là ; si c’est un étranger, la xénophobie pointe son nez. Par le son, on peut avoir d’autres idées sur les gens et sur ce qu’ils disent que si on avait d’abord vu leur image avant qu’ils parlent.
Je trouve assez politique de faire du son et de dire qu’on n’a pas besoin de voir les gens. Pourquoi aurait-on besoin de voir ces personnes qui ont quelque chose à raconter ? Un des personnages du documentaire parle français comme vous et moi. Les auditeurs-spectateurs disent : « pourquoi un Français est-il enfermé en zone d’attente ? ». En fait c’est une personne qui n’est pas blanche. On se rend compte qu’il y a plein de gens différents qui sont enfermés en zone d’attente. Si on avait vu cette personne, on aurait tout de suite compris, avec des a priori. Si elle était à l’image, ça ne ferait pas le même effet. C’est passionnant, les discussions à la suite des écoutes : toutes les images que les gens peuvent avoir sur ce doc, les histoires qu’ils prêtent aux voix qu’ils ont entendues, les gens s’identifient à quelqu’un, à ce personnage qui parle français, cela crée des images qui sont toujours très différentes. Ce qui est bien dans les écoutes collectives, c’est de pouvoir mettre en commun ces images-là, et changer de regard.
Antoine - L’ANAFÉ parle des zones d’attente de façon très juridique. Prendre le temps de donner la parole aux gens, ce n’est pas leur métier. Moi j’avais envie de donner ça à l’ANAFÉ : un outil pour qu’ils puissent parler des zones d’attente un peu différemment. On a fait une diffusion à Paris avec des bénévoles de l’ANAFÉ qui nous ont dit qu’ils étaient très contents d’avoir un support pour expliquer ce qu’ils font à leur famille. C’est difficile de raconter…. Et de traduire leurs sentiments Le documentaire, au-delà de ce qu’il dit, de ce qu’il donne à entendre sur ce qu’est techniquement la zone d’attente, fait traverser des sensations que les bénévoles peuvent rencontrer dans leur permanence. Les proches peuvent aussi partager les sentiments d’impuissance, et des sensations ressentis à la fin des permanences : surcharge, disparition, Les auditeurs sont plongés dans ces moments forts. Il y a des choses qui sont en train de se créer autour des écoutes collectives. En tout cas, on y travaille...
Propos recueillis par Isabelle Favre
Enfermé.e.s nulle part. Écriture, prises de son, composition électroacoustique et montage : Antoine Bougeard et Nausicaa Preiss. Traduction et coaching voix off : Trinidad Plass, Esra, Emre Talay et Camille Hoinard. Mixage: Hélène Magne. Identité visuelle: Clara Lou Lacombe.
Le projet a été soutenu par : Bourse Brouillon dʹun rêve sonore 2021, Fonds Gulliver 2021, Aide à la création du Ministère de la culture 202, DRAC Nouvelle-Aquitaine, Studio Euphonia (Marseille), La Métive (Moutiers dʹAhun), Studio-Eole (Blagnac), -Les Paulissonnes (Saint-Paul-La-Roche).
L'ANAFé, Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers :
Les humanités, ce n'est pas pareil. Dons ou abonnements pour soutenir l'existence d'un journal-lucioles : ICI
Comments