Illustration Mana Neyestani / Cartooning for Peace
Depuis l'Ukraine, les missiles ukrainiens pourront désormais frapper le territoire russe. Dans deux mois, avec l'accession de Donald Trump à la Maison Blanche, la donne sera sans doute radicalement différente. Propagandistes russes et idéologues de l'acabit d'Alexandre Douguine font d'ores et déjà monter les enchères : ce sera TOUTE L'UKRAINE, ou sinon, les armes atomiques. La Russie, qui a contribué à la campagne de Trump, attend maintenant un "retour sur investissement". Mais pour Poutine, il ne s'agit seulement pas de l'Ukraine, mais de l'ensemble des "valeurs occidentales". Un combat contre la démocratie auquel Elon Musk (avec d'autres) prête désormais main forte.
Coup de tonnerre. Joe Biden vient (enfin) d’autoriser l’Ukraine à utiliser des missiles à longue portée sur le territoire russe. « Cela fait des mois que tout le monde, y compris les alliés européens, essaye de tanner les États-Unis pour obtenir qu'au moins on n'empêche pas les Ukrainiens de se défendre d'égal à égal avec la Russie », commente ce lundi sur France info Guillaume Ancel, ancien officier de l'armée et chroniqueur de guerre.
L’annonce de Biden survient au lendemain de l’attaque massive de la Russie, avec une centaine de missiles et 90 drones, qui a visé tout le territoire ukrainien ce dimanche, et détruit ou endommagé des infrastructures énergétiques majeures, provoquant des coupures d’électricité dans tout le pays. Mais des cibles civiles ont aussi été touchées, comme à Sumy, où deux enfants sont encore morts dans un bombardement russe.
Une femme pleure après la destruction de sa maison lors d'une attaque de missiles russes dans la région d'Odessa, le 17 novembre.
Photo fournie par le service d'urgence ukrainien.
Mais l’annonce de Biden survient aussi deux mois avant qu’il ne laisse la Maison Blanche. Il sait pertinemment qu’avec Trump, l’aide américaine à l’Ukraine sera probablement réduite à peu de chagrin… voire à rien du tout. Au nom des « valeurs traditionnelles », ils sont nombreux, dans l’entourage de Trump et parmi ses « cercles d’influence », à percevoir Poutine comme un « good guy ». C’est notamment le cas de Kevin Roberts, le maître à penser de la Heritage Foundation, lobby ultra-conservateur dont nous parlions récemment (ICI), à l’origine du Project 2025, feuille de route de la future administration Trump. Cette influence russe sur les milieux les plus conservateurs (voire néo-fascistes) aux États-Unis n’arrive pas de nulle part. Il faut voir, pour comprendre tout cela, Opération Trump. Les espions russes à la conquête de l’Amérique, le passionnant documentaire d'investigation d’Antoine Vitkine, qui retrace comment des espions et agents d'influence au service de l'URSS puis de la Russie de Vladimir Poutine ont influencé Donald Trump et le Parti républicain, de la fin de la guerre froide à nos jours (toujours en replay sur France 5, à voir ICI. Lire aussi, sur Desk Russie, le récent article de Françoise Thom, « De Lénine à Poutine : cent sept ans de malfaisance »).
Tulsi Gabbard avec Donald Trump, le 23 octobre 2024 à Duluth, dans le Minnesota. A droite, hilare, Tucker Carlson, l'animateur-journaliste climatosceptique, anti-féministe et anti-immigration, star de l'extrême-droite américaine, que Vladimir Poutine avait choisi en février 2024 pour sa première interview à un média occidental depuis le début de l’invasion en Ukraine. Photo Alex Brandon / AP
Dans la future administration Trump, un profil inquiète tout particulièrement : celui de Tulsi Gabbard, nommée à la tête des services de renseignement américains. Outre ses positions en faveur du régime de Assad en Syrie, elle s’est distinguée en relayant certaines des fake news les plus fameuses du Kremlin. Par exemple, en mars 2022, elle reprenait sans sourciller la propagande sur l’existence de laboratoires biologiques secrets en Ukraine pour concevoir, avec le soutien de la CIA, des armes biologiques similaires au Covid (voir ci-dessous).
Elle déclarait encore, au début de l’invasion russe en Ukraine, que « cette guerre auraient pu être facilement évitée si l'administration Biden/l'OTAN avait simplement reconnu les préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité ».
La future directrice des services de renseignement américains, un "agent de Moscou" ?
Cette nomination inquiète… sauf en Russie, où l’on qualifie le choix de Tulsi Gabbard de divine surprise. « Est-elle un agent de Moscou ? », a-t-il été demandé dans l’émission de Vladimir Soloviev sur la première chaîne de la télévision russe. « Oui », a répondu dans un grand sourire le zélé propagandiste-aboyeur du Kremlin. Soloviev n’est pas le seul à se réjouir de la nomination de « notre petite amie », comme il qualifie Tusli Gabbard. « C'est inimaginable », s’enflamme Alexandre Douguine. Cet idéologue néofasciste, qui promeut inlassablement l'impérialisme russe et son expansionnisme militaire, vante les positions de Gabbard, qui combinent selon lui « un patriotisme américain radical et la reconnaissance de l'inévitabilité d'un ordre mondial multipolaire. »
« Multipolaire », dans la bouche de Douguine, ça veut surtout dire sous domination russe, "l’âme slave" étant, par essence, l’expression d’une race supérieure. Longtemps, on a pu considérer que Douguine était un excité du bulbe qui, certes, prêchait fort, mais dans le désert, exception faite de quelques amis triés sur le volet comme l’antisémite français Alain Soral, qui préfaçait en 2012 son livre La Quatrième théorie politique : La Russie et les idées politiques au XXIe siècle. Un chien fou, disaient la plupart des commentateurs lorsqu’en août 2014, Douguine traitait les Ukrainiens de « race de bâtards qui a émergé des bouches d'égout ». « Plus de discussion. Les Ukrainiens doivent être tués, tués et tués. Le génocide des crétins est nécessaire et inévitable », ajoutait-il alors.
Alexandre Douguine en idéologue du monde nouveau, tel que représenté par Tsargrad,
le média du milliardaire ultra-nationaliste Konstantin Malofeev.
Sauf que le chien fou distille aujourd’hui son venin à l’oreille de Poutine, notamment grâce à la position de rédacteur en chef de la chaine Tsargard TV que lui a octroyé le milliardaire ultranationaliste Konstantin Malofeev. Aussi faut-il prendre au sérieux les dernières tribunes d’Alexandre Douguine, après l’élection de Trump, publiées sur le site geopolitika.ru (1), où il revient sur « la question ukrainienne » : « Lorsque nous affirmons que l'ensemble de l'Ukraine devrait faire partie d'un espace russe unifié, nous ne formulons pas de demandes farfelues, ni ne sommes maximalistes. L'Ukraine d'aujourd'hui est incompatible avec l'existence de la Russie. (…) Par conséquent, les négociations avec Trump sur l'Ukraine devraient être menées de la manière suivante : L’UKRAINE EST À NOUS, tout le reste est négociable. (…) Trump, avec les meilleures intentions du monde, peut dire: « Moscou, prenez ce que vous avez et pas plus. Marché conclu ?" Mais c'est inacceptable pour nous. (…) La Russie ne s'arrêtera que lorsque Kiev aura capitulé sans condition et pris le contrôle total de son territoire. (…) Il faut faire comprendre à Washington que la Russie a besoin d'occuper toute l'Ukraine, point final. Ou alors, il n'y aura ni Ukraine ni Russie et peut-être personne d'autre. Alors nous dirons "camarades, armes nucléaires". »
Il faut comprendre que lorsque Douguine parle de l’Ukraine, il ne parle pas que l’Ukraine, mais de l’ensemble du monde occidental "décadent", qu’il voue aux gémonies. Pour lui, ce qui se joue en Ukraine est « une bataille entre l’ange et le diable ». Rien de moins : il s’agit de la survie même de l’espèce humaine. Poutine ne disait rien d’autre dans son interview avec le journaliste d’extrême droite Tucker Carlson, lorsqu’à la question : « Quelle est la différence entre la culture occidentale et votre culture russe ? », il répondait : « La différence, c’est que nous avons une idée différente de l’homme en tant que tel. »
« L'incompatibilité entre liberté et démocratie »
C’est donc l’ensemble des valeurs occidentales qui sont dans la ligne de mire de Poutine. Soloviev ne menaçait-il pas de bombarder Berlin, Londres et Paris, présentés comme autant de suppôts du "nazisme ukrainien" ? Les "valeurs libérales de la mondialisation" ayant naturellement leur siège aux États-Unis, c’est là qu’il fallait commencer à en affaiblir la puissance, professait Douguine dès 1997, dans Fondamentaux de géopolitique, un ouvrage utilisé comme manuel dans les écoles militaires russes, où il recommandait « de faire en sorte d'introduire du désordre géopolitique dans les activités intérieures des États-Unis, en encourageant toute forme de conflit ethnique et racial, en soutenant les mouvements dissidents, extrémistes, racistes et sectaires afin de déstabiliser le pays. » Un programme appliqué à la lettre, auquel n’aura pas peu contribué Konstantin Malofeev, qui n’a pas seulement financé en Europe des mouvements d’extrême-droite (dont, en France, le Front national) mais aussi, plusieurs organisations catholiques ultra-conservatrices aux États-Unis.
Il y a tout de même un sacré paradoxe. Les nouveaux dieux du libéralisme mondialisé-occidental s’appellent nouvelles technologies, intelligence artificielle, cryptomonnaies, etc., qu’Alexandre Douguine perçoit comme une suprême menace pour l’humanité. Pourtant, ce sont certains des milliardaires issus de ces nouveaux fleurons de l'économie américaine qui ont contribué à l’élection de Donald Trump. Dans cette mouvance, qui proclame désormais « l’incompatibilité entre liberté et démocratie », il y a évidemment un certain Elon Musk, qui vient de se vanter d’avoir grandement œuvré à l’élection de Trump grâce aux stratégies de manipulation de l’opinion qu’il a mis en œuvre avec X (ex Twitter). Et il prévient, tout joyeux : « maintenant on va s’occuper d’autres pays ».
La suite dans un prochain article sur les humanités…
Jean-Marc Adolphe
(1). Merci à Lise Dupas qui a, en premier, repéré la récente publication d'Alexandre Douguin sur le site geopolitika.ru. Au moment de vérifier cette information, la rédaction des humanités a toutefois constaté une bizarrerie. Il existe deux versions quelque peu différentes de cette tribune. L'une, publiée le 14 novembre, est sur la version espagnole du site. L'autre, plus courte, en russe, a été mise en ligne le 18 novembre. Cela donne l'impression qu'Alexandre Douguine a été amené à édulcorer une première version, sans que les éditeurs du site aient pensé à intégrer les modifications dans la version en espagnol.
Parce que vous le valez bien, les humanités, ce n'est pas pareil. S'informer ne résout pas tout, loin s'en faut, mais c'est un préalable. Ceci dit, l'investigation a un coût. Pour soutenir le travail des humanités, dons et abonnements ICI
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