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Michel Strulovici

Embrassons-nous Folleville. Michel Strulovici, Droits de suite / 02


Politique, presse, milieux d’affaires... Après-guerre, certains collabos notoires, y compris suppôts déclarés du nazisme, ont été curieusement amnistiés. Quelques-uns ont même été recyclés en "Résistants"D'amnistie en amnésie, ne payons-nous pas aujourd’hui le prix de cette Histoire mise sous le tapis ?


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«Face à la montée de la barbarie, j’ai voulu, modestement, devenir un colporteur de l’humain», écrivait Michel Strulovici dans Évanouissements, paru l’an passé aux éditions du Croquant, autobiographie où il raconte en 630 pages particulièrement denses sa jeunesse, dans une famille de juifs résistants communistes, son activisme contre la guerre d’Algérie, son adhésion au Parti communiste, puis ses années de journalisme, à L’Humanité et enfin à la télévision publique, où il a été un ardent défenseur de la place de la culture (chronique parue sur les humanités, le 23 octobre 2021 (ICI). Même une fois achevé le livre, il y en avait encore sous le capot, comme on dit. Plutôt que de chercher à nouveau un éditeur, Michel Strulovici a souhaité confier aux humanités ces "Droits de suite". Mais publier, même sur un média en ligne, c’est encore et toujours éditer. Cette chronique prend ici la forme d’un feuilleton hebdomadaire, chaque jeudi ( première séquence, « Les cavaliers de l’Apocalypse », à retrouver ICI ) / Jean-Marc Adolphe


« Ceux qui ont oublié le mal au nom du bien

Ceux qui n'ont pas de cœur nous prêchent le pardon

Les criminels leur sont indispensables

Ils croient qu'il faut de tout pour faire un monde (…)

Il n'y a pas de pierre plus précieuse

Que le désir de venger l'innocent

Il n'y a pas de ciel plus éclatant

Que le matin où les traîtres succombent

Il n'y a pas de salut sur la terre

Tant que l'on peut pardonner aux bourreaux. »


Paul Eluard, "Les vendeurs d'indulgence", Au Rendez vous allemand (1945)


Je ne me vis pas vraiment comme résilient. J'ai bien tenté de le devenir, mais ma colère rejaillit trop souvent comme la lave de l'Etna. J'ai lu le remarquable et si calme Boris Cyrulnik, j'ai entamé le chemin vers ce si particulier renouvellement de l'âme au cours d'une psychothérapie, bref je me suis appliqué. Mais je n'y arrive pas. Je me sais contradictoire avec moi-même. J'admire Nelson Mandela, à mes yeux l'un des hommes clés du XXème siècle. Je le considère comme le plus humaniste des communistes, le révolutionnaire qui alliait l'intelligence à la compassion.

Je garde, comme une relique, l'invitation de Madame Masekela, l'ambassadrice de la nouvelle Afrique du Sud, qu'elle m'adressa le 16 juillet 1996 pour recevoir à Paris ce héros des temps modernes.


Peut-être me dépasserai-je un jour... ou jamais car aujourd'hui encore, la simple lecture d'un document sur les criminels nazis me donne des envies meurtrières. J'ai honte de le déclarer : tout mon corpus idéologique me pousse pourtant vers l'abolition de la peine de mort. Mais ces salopards-là… A Nuremberg et partout ailleurs, tous auraient dû être passés par les armes.

Le 17 novembre 1968, Beate Klarsfeld monte à la tribune du congrès de la CDU, pour gifler le chancelier Kurt Kiesinger,

ancien responsable de la propagande radiophonique d'Hitler. Illustration Carlsen Verlag


ADOLF EICHMANN. L’un de mes rêves inaccomplis aurait été de faire partie de l'équipe de Simon Wiesenthal dans sa traque des Nazis. Ah, être membre de l'équipe du Mossad qui enleva Adolf Eichmann de sa planque de la banlieue de Buenos Aires !


KURT GEORG KIESENGER. Un autre de mes rêves, aurait été d'accompagner Beate Klarsfeld au congrès de la CDU en août 1968, à Berlin Ouest, pour y gifler, comme elle le fit avec une témérité certaine, le chancelier Kiesenger, hitlérien ayant échappé à toute poursuite et recyclé par les appareils d’État américain et allemand (ICI). Cette crapule, membre du parti nazi dès 1933, y milita jusqu'à la fin. Son rôle fut de servir la propagande du régime et d'établir un lien constant entre Goebbels et von Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Troisième Reich. Kiesinger, en tout et pour tout, ne fit qu'un an de prison puis chemina jusqu'à devenir Chancelier à Bonn !


KLAUS BARBIE. Et puis, comme j'aurai voulu être présent aux côtés de Serge et Beate Klarsfeld quand, en 1971, Klaus Barbie, le « boucher de Lyon » (au moins 20.000 crimes et des milliers de séances de torture sur la conscience), comprit que son identité d'emprunt venait de s'évaporer sous l'effet de la pugnacité de ces époux vengeurs. Ainsi prenait fin cette cavale organisée par les réseaux nazis, le Vatican et la CIA dont il était devenu un agent estimé. Le "savoir" de l'assassin leur avait beaucoup servi dans les coups d’État qui marquèrent l'Amérique latine. Certes, nous dûmes attendre encore dix ans avant son extradition. Lui, c'est avec une batte de base-ball que j'aurais aimé le débusquer. (1)


ROBERT HERSANT. La réalité, à deux doigts près, faillit me permettre d'accomplir un autre de mes rêves. Nous vivions, en 1987, cette étrange cohabitation avec Chirac comme Premier ministre. Une des deux chaînes de télévision était en passe d'être privatisée. Le bruit courut avec insistance que France 2 allait tomber dans l'escarcelle de Robert Hersant, magnat français de la presse, surnommée le « papivore ». Il se trouve que ce citizen Kane collabora avec les Nazis. Au tout début de l'Occupation il avait fondé "Jeune Front", un groupuscule hitlérien situé dans l'orbite du Parti français national-collectiviste (PFNC) de l'ancien journaliste radical-socialiste devenu nazi, Pierre Clémenti.


L'hebdomadaire Au Pilori (1940-1944)


Les militants de « Jeune front » distribuaient avec entrain le journal antisémite Au Pilori, l'un des plus extrémistes de la Collaboration (Lire ICI). Ils menaient également, pour varier les plaisirs, des raids contre des magasins juifs et tabassaient leurs propriétaires. Dans les éditos qu'il écrivit, Hersant appelait à la violence contre les Juifs et les communistes. Son inlassable volonté de nuire lui valut d'être condamné, en 1947, à dix ans d'indignité nationale pour collaboration avec l'Allemagne nazie. Mais en 1951, il bénéficia de l'ignoble loi d’amnistie générale.


Étonnant parcours qui en dit long sur la nature de certaines forces politiques, cet antisémite et anticommuniste notoires, adhérera au Parti radical-socialiste puis, jusqu'en 1968, à la fédération du Nord-Pas de Calais du Parti socialiste, la FGDS. Il rachète même son organe central Nord Matin ! Avec son ami, nazi comme lui, Jean Marc Balestre (qui avait eu l'insigne honneur de devenir le premier membre français de la SS), il fonde en 1947 l'Internationale Generale Presse puis, trois ans plus tard, le magazine L'Auto-Journal.


JEAN-MARIE BALESTRE. Le SS Balestre, avait été arrêté le 16 mai 1945 par la police à la Libération. Il ne pouvait y avoir erreur sur la personne. Dans son dossier, entre autre, sa collaboration à Devenir, le journal des SS français. Jean-Marie Balestre avait, en quelque sorte, convaincu la SS d'ouvrir ses rangs aux Français. Il fut le premier à en devenir membre. En mars 1944, dans un de ses articles de Devenir, intitulé "Les soldats du Führer", il expliquait : « Les jeunes Français ont endossé leur uniforme de la Waffen SS, ils défendent son drapeau et son prestige ; ils ont embrassé un idéal intransigeant et appartiennent maintenant à un Ordre que l'on ne quitte que par la mort... Ils sont les soldats du Führer, ils sont les soldats fanatiques et fidèles d'Adolf Hitler qui leur a accordé par deux fois le plus grand des honneurs. » (2)


Étrangement son dossier fut classé sans suite en septembre 1947. L'intéressé a notamment bénéficié de témoignages en sa faveur des résistants Michel Alliot et Jean-Baptiste Biaggi ( qui vient de l'Actionfrançaise).

C'est donc en toute impunité, qu'il devint président de la Fédération française d'automobile. Le blanchiment de cette crapule ne s'arrête pas là. Jouissant de réseaux solides, jusqu'à François Mitterrand, il s'inventa un passé de résistant, jusqu’à obtenir en septembre 1954 un certificat d'appartenance à la Résistance française, puis en juin 1957, une carte de déporté résistant par le ministre des Anciens combattants, et enfin la Légion d'honneur en 1978, accordée par le ministre de la Jeunesse et des Sports, Jean Pierre Soisson. Comme on le voit, tout est possible !


Ces crapules, retrouvant une virginité patriotique mais à la cervelle toujours mangée par la haine, la rosette de la Légion d'honneur à la boutonnière, purent revenir parader dans les allées du pouvoir. C’est donc ainsi que Robert Hersant s’apprêtait à devenir le patron de la chaîne où je travaillais.

J'inventai alors une situation à la Beate Klarsfeld à Berlin. Et je mis dans la confidence mon ami Marcel Trillat pour qu'une caméra suive la crapule dans les couloirs de la rédaction. Mon scénario était ainsi construit : au moment où Hersant arriverait à la salle de direction de l'information, ce qu'il n’aurait manqué de faire dans cette déambulation-intronisation, je le giflerais publiquement en hurlant « qu'au moment où il s'engageait chez les Nazis, ma grand-mère était déportée et mon oncle fusillé. » J'avais photocopié quelques éditos de Jeune Front, signés de sa main, afin qu'ils circulent.

Mais l 'événement n'eut pas lieu, faute de combattants. Et Hersant laissa échapper sa proie, tandis que Bouygues l'emportait en mangeant TF1…


L’amnistie au galop


Le collabo Robert Hersant et son alter ego Balestre ne furent pas les seuls à se retrouver blanchis.

A la Libération furent instruits 300?000 dossiers pour collaboration avec l'ennemi. 127.000 entraînèrent des jugements et 97.000 des condamnations, les peines allant de cinq ans d'indignité nationale à la peine de mort pour un très petit nombre de condamnés. (3)


En 1953, il ne restait que cent de ces traîtres en prison. Le 16 août 1947 la majorité de l'Assemblée nationale avait voté la première amnistie de bon nombre de collaborateurs. Paul Ramadier, le président du Conseil venait d'exclure du gouvernement le PCF. Le désir de passer l'éponge sur les crimes commis hantait une partie de la droite, du centre et de la gauche socialiste.

Trois ans après la Libération de Paris, M. Livry-Level, député MRP, élu du Calvados et colonel d'aviation de la France Libre, osa cette provocation à la tribune de l’Assemblée nationale : « Je ne peux passer trois jours dans cette maison sans entendre tel ou tel parler de sa résistance. On discute beaucoup trop sur la résistance de droite ou la résistance de gauche. On pourrait peut-être tourner la page et attendre la prochaine ! " (Applaudissements et rires sur divers bancs. Interruptions sur les bancs communistes)…


Une nouvelle loi d'amnistie est votée le 5 janvier 1951. Puis une autre le 20 février 1953. L'immense majorité des condamnés sortent donc indemnes, lavés de tout péché, prêts à resservir. Comment est-il possible que ces gouvernements de coalition (UDSR, Radicaux, socialistes, MRP, CNI...) typiques de la IVème République, truffés d'anciens résistants, accomplissent ce déni de justice à l'égard de leurs milliers de camarades, tombés sous la torture et les fusils de ces collabos ?


Parmi ceux qui votèrent ces lois d’amnistie : Paul Ramadier, l'un des 80 députés et sénateurs qui refusèrent de voter les pleins pouvoirs à Pétain ; René Pleven, qui préside le gouvernement de 1951, et qui fut pourtant une personnalité importante de la France Libre (il en fut ministre des Colonies) ; ou encore les ministres Jean Letourneau, Guy Mollet, René Mayer, tous d'anciens Résistants. Comment ce dernier, ministre de la Justice, d'origine juive (son grand père était rabbin) et dont le fils résistant est mort au combat, put-il faire libérer Xavier Vallat (3), ancien Commissaire aux questions juives sous le régime de Vichy, qui avait été condamné à 10 ans de prison à la Libération ? Comment put-il amnistier le 20 avril 1951 l’antisémite Louis Ferdinand Céline, qui prônait l'extermination des enfants juifs, condamné pour trahison et collaboration avec l'ennemi et qui s'était enfui à l'étranger pour fuir la justice ? (4)

The "Reichsorchester". L’orchestre philharmonique de Berlin sous le Troisième Reich,

sous la direction de Wilhelm Furtwängler.


La méconnaissance et la manipulation intéressée de l'histoire nappent tous les secteurs de la société et les activités culturelles n'en sont pas exemptes, en France comme partout en Europe occidentale, comme l’a par exemple révélé dans la revue K, l'historien de la musique Philippe Olivier sur "la musique classique sous le IIIème Reich et la postérité des grands interprètes nazis". Dans toute l'Europe, un voile délicat fut posé sur l'action des artistes nazis ou qui collaborèrent fougueusement avec les exterminateurs. Philippe Olivier cite Wilhelm Furtwängler, Wilhem Kempff et Elisabeth Schwarzkopf... Loin de renier leur passé, la quasi-totalité de ces nazis militants, continua de proférer des insanités antisémites. Blanchis grâce à la miraculeuse compassion des alliés américains et de la nouvelle administration ouest-allemande, ils purent continuer leurs activités sans aucun repentir. L'historien remarque : « La paix revenue, Kempff triompha dans la France des années cinquante à quatre-vingt-dix, se déguisant alors en agneau de la réconciliation de notre pays avec sa voisine germanique. Ce qui ne l’empêcha pas, lors du Festival estival de Bayreuth après la guerre, de retrouver des personnalités comme des artistes continuant à utiliser la formule codée "unser seliger Adolf", soit "notre bienheureux Adolf" »…


Ainsi, rappelle l'auteur : « Kempff reprochera en public, au milieu des années 1960, à l’une de ses élèves françaises d’avoir épousé un Juif. Cette attitude ne l’empêcha pas, à la même époque, d’être reçu dans l’Ordre des Arts et Lettres par André Malraux au terme de l’un de ses récitals Salle Pleyel. D’autre part, le pianiste Pierre Reach (né en1948) apprit de la pédagogue roumaine Ludmila Popisteanu que « Kempff avait exigé à Bucarest, dans la salle de l’Athénée, où il était venu jouer en 1942 des sonates de Beethoven, que les Juifs sortent de celle-ci pour pouvoir commencer son concert ». Leur éventuelle présence aurait souillé – selon Kempff et ses amis – la mise en lévitation de l’auditoire. » (5)


Jean Dides, chargé de la Ve section des RG dont la mission était de traquer les Résistants étrangers sous Vichy, il s'engage après la Libération dans la lutte anti-communiste, auprès du préfet de police de Paris. En 1959, Jean Dides est élu conseiller municipal de Paris sous l'étiquette Union des indépendants et des républicains nationaux de Paris. En 1960, il cofonde le Front national pour l'Algérie française...


Où se niche la cohérence de telles décisions, de telles compromissions avec l'ennemi ?

Quels secrets, quelles connivences cela peut-il cacher?


Je n'ai trouvé qu'une solution pour résoudre l'équation. Ces lois d'amnistie furent l'aboutissement de la rapide mise à l'écart d'une partie essentielle de la Résistance, celle des communistes. Ce fut, du même mouvement, le grand retour de l'entre-soi au-delà du patriotisme des uns et de la trahison des autres, ce sentiment d'appartenance sociale et culturelle commune, ce « capital social » dont parle Bourdieu. (6)


Pour étayer mon propos, suivons le parcours "exemplaire" du commissaire Jean Dides. Il représente un cas symptomatique de cette épidémie de blanchiment.

Pendant l'Occupation, Jean Dides dirigea la Ve section des Renseignements Généraux chargée de traquer les Résistants Juifs étrangers et les communistes. Il y réussit un parcours particulièrement "efficace". "Épuré", pour quelques semaines, à la Libération, ce criminel qui jouit d'un réseau de milliers de salopards du même type au sein de la Police, va retrouver un emploi.

En fait le même. Il lui est demandé de découvrir et de sévir contre d'anciens résistants communistes ou progressistes dans les forces du maintien de l'Ordre. La commande est faite par le Préfet, membre du Parti radical, Jean Baylot. Le ministre de l'Intérieur, socialiste, s'appelle Jules Moch. Dides va faire des étincelles dans l'accomplissement de sa mission.


Rappelons que nous vivions dans une guerre froide tonitruante (guerre de Corée) une guerre de décolonisation (la guerre d'Indochine). C'était l'époque du plan Marshall, c'est à dire de l'influence à coup de centaines de millions de dollars, des États-Unis dans l'économie, la politique et l'idéologie française. La France venait d’adhérer à l'OTAN. Pour la coalition gouvernementale (de la SFIO à la droite du CNI), les communistes représentaient la somme de tous les dangers. Tout fit ventre pour bloquer leur influence, y compris le recyclage des pires crapules. Il est difficile de prendre la mesure des conséquences de ces amnisties.


"La page noire de la saga L'Oréal", document France Télévisions (Complément d’enquête), à voir ICI


Sous couvert de "passer à autre chose", s’est insinuée une certaine banalisation des crimes commis par les collaborateurs des Nazis, l’idée qu’au fond, collaborer n’était pas si grave, que l’Occupation et la Collaboration n’auraient été qu’un intermède, un "point de détail" dans notre Histoire.

Le message fut reçu cinq sur cinq par nombre de Français qui avaient chéri Pétain ou qui avaient attendu que d'autres se sacrifient pour eux.


Ce sentiment apparut le plus souvent mezzo voce, mais il fut aussi claironné par les amnistiés, en quelque sorte réhabilités. D'autant que la presse d’extrême droite, antisémite à demi-mot et anticommuniste comme au beau vieux temps, réapparaissait dans les kiosques.


Ce fut l'époque où des collabos comme Hersant commencèrent à se constituer de véritables empires de presse. Tel fut aussi le cas du puissant groupe L'Oréal. Son créateur, l'homme d'affaires Eugène Schueller, le fut le principal financier de La Cagoule, cette organisation fascisante des années trente. André Bettencourt qui épousa Liliane Schueller, la fille d’Eugène lui, débuta ses exploits dans la presse de Vichy. Il y dirigea, jusqu'en 1943, le terrifiant Terre française. Il y écrivait dans la chronique « Ohé , les jeunes ! » en affirmant son collaborationnisme bon teint et son antisémite notoire.

Dans un article intitulé « La dénonciation serait-elle un devoir ? », il affirme que « les jeunes doivent être, dans chaque village, les agents du Maréchal, la police de la révolution »

Le 12 avril 1941, il écrit encore : « Les juifs, les pharisiens hypocrites n’espèrent plus. Pour eux l’affaire est terminée. Ils n’ont pas la foi. Ils ne portent pas en eux la possibilité d’un redressement. Pour l’éternité leur race est souillée par le sang du juste. »


François Mitterrand, vichyste après avoir été membre de La Cagoule, rejoint la résistance en 1943 et entraîne avec lui toute cette bande vers des cieux plus acceptables.

L'histoire ne s'arrête pas en si bon chemin. François Mitterrand et André Bettencourt créent, dans la foulée, le RNPG (Rassemblement national des prisonniers de guerre). Par un tour de passe-passe dont les blanchis de Vichy eurent le secret, André Bettencourt va même recevoir la Croix de guerre 1939-1945, la rosette de la Résistance et la Croix de chevalier de la Légion d'Honneur ! Serge Klarsfeld, qui enquêta sur ce cas, déclarera n'avoir trouvé aucune preuve de l'engagement de Bettencourt avant juillet 1944...


De même, grâce au faux témoignage du (faux) résistant Bettencourt et de son ami François Mitterrand, Eugène Schueller, fondateur de L'Oréal, évita l'épuration. Ce groupe d'amis, se tenant par la barbichette, se renverra l'ascenseur en continu. François Mitterrand, trouvera ainsi, un temps, soutien financier pour son envol politique et emploi dans un des titres du groupe, Votre Beauté ! (7) A la Libération, avec un troisième compère, François Dalle, la direction de L'Oréal va jouer les blanchisseurs pour nombre de collaborateurs importants.


Et je n'évoquerai pas ici René Bousquet, l'organisateur de la rafle du Vél d'Hiv, secrétaire général de la police de Vichy, qui échappa à toute sanction, jugé coupable en 1947 et dans la foulée, blanchi pour des faits inventés de Résistance. L'assassin présidera longtemps nombre de conseils d'administrations et dînera à la table de François Mitterrand, en intime qu'il fut.


C'est donc très tôt, après la Libération, que les communistes, ces empêcheurs de blanchir en rond, sont accusés de trop en faire avec la Résistance. La droite et ses alliés mettent en accusation le PCF, accusé de diviser les Français et de faire obstacle à la réconciliation nationale. Et, ici et là, on chante "Embrassons nous Folleville, tout n'était que malentendu".


Une campagne d'ampleur se développa, dans le même temps, pour affirmer que les Résistants, notamment communistes, avaient tué des dizaines de milliers de Français à la Libération dans une sorte de sauvage épuration vengeresse sauvage. 100.000, déclare en 1944 le ministre de l'Intérieur socialiste Adrien Texier. Dans ce qui fut nommé « légende noire », les patriotes devenaient des bourreaux et les tortionnaires des victimes.

Les historiens, bien plus tard, firent justice de ces accusations, établissant un total de 8.775 "exécutions sommaires" lors de l’épuration extrajudiciaire, que ce soit avant ou durant la Libération. (8)

Mais de nombreux raconteurs de bobards comme Henri Amouroux, avec sa Grande histoire des Français sous l'occupation, sous une apparente neutralité, façonnèrent les opinions et, soutenus par les médias de la presse de caniveau, tissèrent la légende.


Cette volonté de stopper là la compréhension de ce qui se passa réellement en France occupée ne s'arrêta pas à la presse, aux imbécillités proférés sur le zinc des bistrots, ou aux falsificateurs. Les ministres de l’Éducation nationale et les directions des programmes scolaires tordirent le bras des événements dans les livres d'enseignement, dans les programmes de notre histoire. Seuls, bien seuls, trop seuls, des directions de collège et de lycée, des professeurs d'histoire réunis en comité, des groupes d'anciens résistants et leurs enfants, le Mémorial de la Shoah, les musées de la Résistance ici et là, des indépendants, luttent contre l'oubli voulu et organisé de longue date.


Missak Manouchian (le troisième en partant de la gauche) arrêté en novembre 1943 avec les membres de son groupe.

ils furent fusillés le 21 février 1944. Photo : Archives l'Humanité


Aujourd'hui nous payons les conséquences de ce qui peut être qualifié de trahison. D'amnistie en amnésie, voici revenu en force le remugle de ce passé non enseigné. Cela explique, en partie, le regain de l'anticommunisme, du racisme, de l'antisémitisme et la montée en puissance de l'extrême droite. « Nous ne l'avons jamais essayée », affirment les imbéciles et les incultes, souvent les deux en même temps.


Étrange que si peu d'historiens, de commentateurs ne se soient intéressés de près à une telle mansuétude. L'historien et journaliste, mon ami Didier Epelbaum, remarque, à propos du camp de Drancy :« Sur les trois cents gendarmes affectés à la caserne de Drancy, une dizaine ont dû répondre de leurs actes à la Libération devant une cour de justice. Pendant un demi-siècle, ils seront les seuls Français jugés pour leur participation à la persécution des Juifs [jusqu'au procès de Paul Touvier en 1994]. (…) Dix ans plus tard, Alain Resnais a été contraint de censurer son film Nuit et Brouillard en masquant le képi d'un gendarme de garde au camp de Pithiviers » (9)


Dans le même ouvrage, Didier Epelbaum tire le bilan de l'épuration. Ainsi « le directeur général de la gendarmerie, Pierre Chasserat (jusqu'en août 1943) –donneur d'ordre des internements à Drancy et Pithiviers, aux Milles, NDLR- est suspendu et révoqué sans pension de son corps d'origine, le Conseil d’État. La décision est annulée en 1950 avec le soutien de Pierre Mendes-France : « c'est un homme peu connu qui a joué dans cette période un rôle effacé mais essentiel ». Chasserat mènera, par la suite, une carrière d'honorable conseiller d’État et sera président d'honneur de la gendarmerie ».


Des dizaines de milliers de criminels, de responsables, à des degrés divers, des monstruosités commises pendant l'Occupation, échappèrent ainsi à leur châtiment. Recyclés, blanchis, honorés même, ils purent recommencer alors leur travail de démolition des acquis politiques et sociaux de notre pays. Ils relancèrent, souvent avec l'accord des autorités, leur activité anti-communiste et nombre d'entre eux purent, à nouveau instiller le poison de l'antisémitisme, bénéficiant de réseaux reconstitués, d'appuis stupéfiants.


En imaginant les sacrifices de mes parents, de ma famille, en repensant à la dernière lettre de mon oncle avant d’être fusillé pour faits de résistance, je sais que justice n'a pas été faite. Et je comprends mieux pourquoi nous pourrions replonger dans le pire.


Un aspect de cette funeste période a été peu étudié, c'est celui de l'impact sur le mouvement progressiste de l'absence des dizaines de milliers de résistants morts au combat ou fusillés ou assassinés dans les camps d'extermination et de déportation, tandis que dans le même temps, les collaborateurs ressortaient blanchis des prisons de la République et en venaient à occuper des postes de responsabilité politique et/ou dans la fonction publique.


Posons-nous cette simple question : qu'auraient pu nous apporter Georges Politzer, Jacques Solomon, Jean Moulin, Gabriel Peri, Guy Mocquet, Danielle Casanova, Jacques Decour, Hervé D'Estiennes d'Orves, Jean Pierre Timbaud, Olga Bancic, Missak Manouchian, Suzanne Buisson, le Colonel Fabien, mon oncle et des dizaines de milliers d'autres héros à la transformation de notre pays, à la force de conviction des forces progressistes, à leur enracinement populaire ? (10)


Sans me livrer à l'uchronie, Il m’apparaît que cette perte immense parmi les meilleurs des militants communistes et progressistes n'est pas seulement un manque en nombre mais surtout en qualité de ces femmes et hommes de la Résistance. Inspirés par le meilleur de notre histoire nationale en l'intégrant dans un combat international, ceux-là auraient influé sur la politique même du parti communiste, des forces progressistes et du pays. Pour preuve, il suffit de voir le rôle de résistants comme Madeleine Riffaut, Maurice Kriegel-Valrimont, Lucie Aubrac, Irène et Frédéric Joliot-Curie, Ambroise Croizat, Serge Ravanel parmi tant d'autres qui survécurent à la tyrannie.


Ainsi la saignée des forces d'émancipation conjuguée à la survie des collabos explique en partie les difficultés, rencontrées jusqu'à aujourd'hui, par le mouvement de transformation progressiste de notre pays.


Michel Strulovici

Photo en tête d'article : Le maréchal Pétain, le 9 juin 1941 à Vichy. Photo Associated Press /Archives.


NOTES

1. "Klaus Barbie, larmes du crime", documentaire de Aude Rouaux, Banjamine Jeunehomme et Gaël Prouveau sur France 2, ICI.

2. Jean-Pierre Dubreuil, Des bolides en or, les dessous financiers de la F1, éditions Lieu commun. 1984.

3. Dominique Lormier. Les 100.000 collabos, Le fichier interdit de la collaboration française. Éditions du Cherche Midi, Paris 2017

Le 6 juin 1936, à la Chambre des députés, après avoir mis en cause Jean Zay, Pierre Cot et les communistes, et avoir soutenu les émeutiers du 6 février 1934, propos qui suscitent une suspension de séance ordonnée par Herriot, il interpelle le nouveau président du Conseil , Léon Blum,en déclarant : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif » Ces propos soulèvent l'indignation de la gauche, et des applaudissements à droite. Pendant l'Occupation Xavier Vallat est nommé Commissaire aux questions juives et prend notamment en charge le second statut des Juifs (plus restrictif que celui d'octobre 1940 déjà durci par le maréchal Pétain et Pierre Laval) et leur recensement (2 juin 1941) ainsi que la loi du 22 juillet 1941 qui organise l'appropriation et la liquidation des biens juifs par le régime de Vichy.

4. Louis-Ferdinand Céline est notamment l'auteur de trois pamphlets antisémites dans lesquels il prône l'extermination de cette « race » , y compris des enfants ( Bagatelles pour un massacre, L’École des cadavres, les Beaux draps). Parmi des milliers de citations du même tonneau, celle-ci : « Nous nous débarrasserons de Juifs, ou bien nous crèverons des juifs, par guerre, hybridations burlesques, négrifications mortelles ». Ou bien : « Distinction entre les bons Juifs et le mauvais Juifs ? Ça rime à rien. Les Juifs possibles, patriotes, et les Juifs impossibles, pas patriotes ? Rigolade ! Séparer l'ivraie du bon grain. [...] Le chirurgien fait-il la distinction entre les bons et les mauvais microbes ? » (L'École des cadavres, 1938)

Et aussi : "Louis-Ferdinand Céline, au fond de la nuit", série Grandes Traversées sur France Culture, du 15 au 19 juillet 2019, réalisation Franck Lilin. ICI

6. Selon Pierre Bourdieu, le capital social désigne l’ensemble des relations d’interconnaissance que possède un individu. Une sorte de carnet d'adresses, de réseaux qui sont des éléments-clés de l'entre-soi. Nous faisons partie du même monde, peuvent affirmer les dépositaires de ce capital.

7. Pierre Péan, Une jeunesse française, Éditions Fayard, 1994

8. Henry Rousso, dans un article de la Revue Vingtième siècle, premier trimestre 1992 (n°33), « L’épuration en France : une histoire inachevée »

9. Didier Epelbaum, Obéir, éditions Stock, Paris 2009.

10. Ainsi en 2005 l'historien Olivier Wievorka, dans un article de la revue Vingtième Siècle - Revue d'histoire, établit le décompte suivant : « Sur l'ensemble de la période, les FFL-FFI enregistrent 78.000 morts auxquels s'ajoutent 60 000 déportés politiques, 75 000 déportés raciaux, 30 000 fusillés, 60 000 victimes d'opérations terrestres ou de massacres. »


A suivre (23 mars) : "Juif en soi, juif pour soi"....


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