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Edward Bond, incisif (entretien-fleuve)

Dernière mise à jour : 21 juin


Edward Bond en 1978. Photo Radio Times/Getty Images


L’archive continue de palpiter. Pour rendre hommage au dramaturge britannique Edward Bond, qui vient de disparaître à l’approche de ses 90 ans, nous déposons ici un formidable entretien qu’il avait donné voici 24 ans pour la revue Mouvement. Il y est naturellement question du théâtre, mais pas seulement…


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Blow-Up (explosion). Après avoir cosigné, en 1966, le scénario de ce film-culte de Michelangelo Antonioni, Edward Bond aurait sans doute pu faire une brillante carrière cinématographique. Il a d’ailleurs écrit d’autres scénarios, pour Tony Richardson (Daughter in the Dark, 1968), Volker Schloendorff (Michael Kohlhaas, 1969), etc. Sa dernière collaboration aura d’ailleurs été pour le cinéma, avec Pasolini, mais pas Pier-Paolo ; un autre Pasolini, Uberto, neveu de Luchino Visconti. Ce film, The Return, avec Ralph Fiennes dans le rôle d'Uysse et Juliette Binoche dans celui de Pénélope, est adapté de l’Odyssée d'Homère. Edward Bond ne verra jamais ce film, tourné en 2023 mais pas encore sorti en salles : le dramaturge est mort à Cambridge le 3 mars dernier, à l’approche de ses 90 ans.


Il aurait donc, pu faire carrière au cinéma, mais c’est au théâtre qu’il a imposé sa plume incisive. Auteur d’une œuvre imposante (plus de 50 pièces), Edward Bond se définissait comme un « extrêmophile ». Fils d’ouvriers agricoles, ayant déserté l’école à 15 ans, c’est en autodidacte qu’il est venu au théâtre. Pendant une dizaine d’années, ses pièces ne sont pas publiées, jusqu’en 1961, avec The Pope’s Wedding (Les Noces du pape). Avec sa seconde pièce «officielle »,  Saved (Sauvés), arrive en 1965 le scandale qui le fait connaître : une scène de lapidation d’un bébé dans un landau, avec la misère du sous-prolétariat britannique en toile de fond. Edward Bond précède de peu les premiers films de Ken Loach. Saved est interdit par la censure britannique, qui récidive en 1968 avec une pièce suivante du dramaturge, Early Morning (Au petit matin), satire de la société victorienne, met notamment en scène la reine Victoria avec son amante Florence Nightingale… Les réactions provoquées par cette nouvelle interdiction aboutiront à l’abolition de la censure royale en Grande-Bretagne, à la fin de cette même année 1968.


En France, Edward Bond a été révélé par Claude Régy en 1972 (à écouter en podcast sur France Culture), puis consacré par Patrice Chéreau (Lear, 1975). Alain Françon a pris le relais à partir de 1992 : après La Compagnie des hommes, il y eut notamment les mémorables Pièces de guerre au Festival d’Avignon 1994. Dans l’hommage qu’il vient de rendre à Edward Bond, l’excellent critique de théâtre Alexandre Demidoff écrit notamment, dans Le Temps à Genève : « Impossible d’oublier cette nuit d’été 1994, ces vivants qui étaient des spectres, ces soldats qui étaient des gamins barbares, cette tension qui vous enveloppait, vous, votre voisin, tout un peuple de témoins hallucinés. Sept heures d’humanité en lambeaux. Sept heures où chaque geste, chaque mot ébranle. Sous les étoiles de ce mois de juillet, dans la cour du Lycée Saint-Joseph, au Festival d’Avignon, le Suisse Carlo Brandt et ses camarades – Valérie Dréville, Clovis Cornillac – sculptés dans la pierre noire de nos hontes – jouent Pièces de guerre, de l’auteur britannique Edward Bond. On en sortait K.-O. et hurlant intérieurement. »


« Bond était plus qu'un dramaturge : un penseur, une boussole », écrit de son côté la metteure en scène Eva Doumbia, qui a créé voici 25 ans Cancer Positif, adapté de Olly'prison, d'Edward Bond traduit à l'époque par Maison d'arrêt.


Mais laissons à Edward Bond lui-même le mot de la fin : « (…) à vingt ans j'ai écrit ma première pièce / Comme tous les gens en vie au milieu de ce siècle ou nés depuis / Je suis un citoyen d'Auschwitz et un citoyen d'Hiroshima / Je suis un citoyen du monde humain qui est encore à construire. »

J.-M. A


ENTRETIEN AVEC EDWARD BOND (2000)


Depuis vos premières pièces, dans les années 1960, est-ce que votre écriture a changé en relation avec la façon dont le monde a changé autour de nous ?


Edward Bond : Les changements qui sont survenus dans le théâtre et la société depuis les années soixante m'intéressent beaucoup. En amont de l'écriture de mes pièces, j'ai toujours tenu des cahiers. Récemment quelqu'un a épluché tous ces cahiers pour en publier une sélection. J'ai dû relire toute cette matière, c'était très intéressant de voir comment on se comportait alors en tant qu'écrivain. Il me semble qu'à l'époque où j'ai commencé à écrire on avait le sens du futur, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.


En Angleterre je ne travaille plus dans les grands théâtres (j'y perdrais mon temps) mais je travaille beaucoup avec des jeunes compagnies, et ils n'ont pas de sens du futur, c'est étrange. Travaillant dans le vide, on a perdu quelque chose. Les êtres humains n'ont plus aucun sens, et n'ont donc plus aucun but. La question du sens est pourtant ce qui définit l'être humain : un animal n'a pas de sens, c'est une question qu'il ne se pose jamais. Si les êtres humains n'ont pas de sens, ils cessent d'être humains. Rien en nous ne garantit que l'on soit humain. Il semblerait que les anciennes significations soient aujourd'hui redondantes. Mais comment créer de nouvelles significations ? C'est difficile, parce qu'on vit dans une époque de déconstruction, de postmodernisme, et toutes ces choses dépourvues de sens !


Récemment, je suis allé au Musée d'art moderne ; j'y ai regardé les tableaux des années trente et quarante, qui traitent de l'image humaine et de sa décomposition. Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement de l'image humaine, mais de la façon de vivre, en général : tout s'effondre. Mais tout cela est tenu par l'esthétique de la beauté et la plupart de ces œuvres dégagent une joie de vivre. En voyant La Danse de Matisse, on pense : « Mais Hitler arrive au pouvoir, comment peut-on danser ? » C'est un contraste, un sentiment de liberté.


Dans le même musée, il y avait une exposition contemporaine intitulée Sheep and Goats... et c'est une morgue ! Le bâtiment lui-même, qui date de l'Exposition de 1937, est lumineux, clair, très beau. Je n'aimerais pas y être incarcéré, mais c'est une belle chose. Là, ils ne laissent pas rentrer la lumière, on pénètre dans une morgue de murs vitrés. On ne sait pas où mettre les pieds, on trébuche, le sol est gris, tout est géométrique. Il y a des salles qui ne contiennent qu'une chose, et seulement des machines qui projettent des images. Et ces images, toutes nostalgiques, parlent du passé, des futilités, des films des années trente... C'est une exposition d'art ; et c'est une morgue. Je ne dis pas que c'est du mauvais art. Je ne dis pas que c'est de la merde moderne. Je me demande ce qui a créé un tel vide... Je pense fondamentalement, qu'être humain c'est comprendre l'espace ; l'espace intérieur, subjectif, et puis l'espace du dehors – qui sont deux espaces complètement différents.

"l'affaire des êtres humains est moins la compréhension d'eux-mêmes que la compréhension de là où ils sont"

Et cette sensation d'une perte du sens, à la fois dans le monde et en chacun d'entre nous, aurait changé votre façon d'écrire ?


Edward Bond : Fatalement, oui. En fin de compte, l'affaire des êtres humains est moins la compréhension d'eux-mêmes que la compréhension de là où ils sont. La connaissance d'un animal s'arrête aux limites de son territoire. Chaque petit enfant veut savoir où s'arrête l'univers, à qui appartient l'univers, de quoi il s'agit, et l'enfant ne peut se comprendre qu'à partir de cela. La question qu'il pose à propos de l'univers est aussi une question à propos de lui-même. Si on met un objet dans un espace, l'objet est forcément plus petit que l'espace. C'est la seule exigence à considérer. Alors, où se placer dans l'espace ?


Si l'on considère Dieu comme la totalité de l'univers, je suis inclus dans cet espace, que je n'ai donc nul besoin de créer. Mais Dieu n'existe pas. Et si Dieu disparaît, ou s'il meurt, je dois recréer l'espace, donc me recréer. Si l'espace n'appartient pas à Dieu, à qui appartient-il ? À la police. c'est la seule réponse, il n'y a aucune autre alternative. Dieu, ou la police ! Bien sûr, Dieu est un policier, LE grand policier. Il dit « Je vais vous dire ce que sont le Bien et le Mal ». La police s'intéresse à la Loi, ce qui est complètement différent. Dieu dit : « Je vous donne l'humanité ». La Loi dit : « Je vous donne des droits ».


On peut supprimer les droits d'une personne. Que se passe-t-il si on lui supprime son humanité ? Hitler l'a fait, les fascistes le font. « Vous n'êtes pas humain, nous allons vous tuer ». Ça s'est passé au siècle dernier, et c'est quelque chose d'entièrement nouveau. Enfin, nouveau... ce sont des cycles qui reviennent. Aristote disait déjà : « Ce ne sont pas des hommes ; ce sont des esclaves, du bétail, ne vous inquiétez pas pour eux ».


Dans notre société, qui nous donne la garantie de notre humanité ? Voilà ce qui est perdu. Alors, ce qu'on essaie de faire, c'est de dire : « Regardez, nous vivons dans cet espace... ». Freud et Hitler étaient d'accord au sujet de la nature humaine, ils partageaient le même avis là-dessus. Certains universitaires américains sont d'accord avec Hitler à propos de la nature humaine. Ils ne préconisent pas que la société soit organisée de telle ou telle manière, ils ne recommandent pas qu'on tue les gens, parce qu'ils veulent paraître raisonnables. En ce sens, l'humanité n'est pas un droit, c'est quelque chose de plus fondamental. Dire « J'ai le droit d'être humain » est absurde. Il s'agit de tout à fait autre chose, et sur ces questions-là, notre société est totalement corrompue. Elle n'y comprend rien.


La société crée le vide, et puis dit : « On va leur donner plus de télévision, plus de vêtements, plus de ceci, plus de cela... ». Elle ne fournit pas les réponses à la question : qu'est-ce que cela veut dire d'être humain ? A-t-on vraiment besoin d'une réponse ? Peut-être cette question est-elle hors de propos. Peut-être, comme disait un philosophe français, l'humanité est-elle morte. Dieu est mort, donc l'humanité est morte. Si cela est vrai (bien sûr que ce sont des bêtises) est-il possible que cette question n'ait pas d'importance ? Alors, pourquoi se priver d'aller lancer des bombes atomiques sur l'Afrique ? Voilà ce qui résoudrait le problème. Ou bien, y a-t-il un problème plus fondamental auquel il faut faire face, et auquel il faut trouver une solution si l'on veut rester humain ? Voilà en définitive la question du théâtre : définir ce que sont les êtres humains. Actuellement, notre théâtre ne le fait pas.


Dieu et la police ont un point commun : la notion de punition. Votre théâtre traite-t-il de la punition ? Le théâtre a-t-il la possibilité de transgresser et en même temps de se soustraire à la punition de Dieu et de la police ?


Edward Bond : Non. On ne peut pas s'évader de la question : que signifie « être humain ». On peut y répondre par la raison, ou par la folie. Et il existe deux formes de folie : la folie clinique – qui conduit à l'enfermement – et la folie sociale. La culture est une forme de folie sociale, nous sommes socialement fous. On fait socialement des choses qu'on ne s'autoriserait pas à faire individuellement. Comme si on pouvait délaisser la raison et la transférer aux autorités, et qu'elle cesse ainsi de refléter notre propre expression.

"Je peux vous dire exactement quand est né le monde moderne. C'était le 7 janvier 1610. Ce jour-là, Galilée a vu dans son télescope (et cela l'a rendu perplexe) les lunes de Jupiter."

Il faut comprendre que chacun vit dans une période du savoir, et que cela change. On vit dans des périodes, des époques, des ères du savoir –des « paradigmes », c'est le terme scientifique- qui reflètent notre connaissance du monde. Je peux vous dire exactement quand est né le monde moderne. C'était le 7 janvier 1610. Ce jour-là, Galilée a vu dans son télescope (et cela l'a rendu perplexe) les lunes de Jupiter. Si Jupiter avait des lunes, alors Copernic avait raison, nous n'étions pas uniques. Alors tout a changé. À cette époque-là, deux types d'instruments étaient en jeu. Il y avait les instruments de la science, ceux de Galilée, les télescopes ; et puis les instruments de l'Inquisition, les instruments de la torture. Galilée était forcé de regarder à travers l'un, et de faire face à l'autre. Voilà le drame de l'être humain, parce que cette situation n'a pas été comprise, et que la société n'a pas eu la possibilité de changer. Le monde a changé, mais pas la société, qui est restée une institution injuste. Dès lors, il était inévitable que les instruments de la science soient devenus les instruments de l'Inquisition. Voilà pourquoi les instruments du monde industriel sont devenus le convoyeur industriel de la mort à Auschwitz. Voilà pourquoi le Dr. Mengele s'est retrouvé à Auschwitz, voilà pourquoi les scientifiques ont créé la bombe atomique. Je ne suis pas un irrationaliste, je ne suis pas en train de dire que la science est atroce. Je dis que la science est corrompue par cette société injuste.

« La Bible passe tout son temps à nous dire que nous sommes des pêcheurs, de la merde, des ordures... Je n'ai pas besoin de Dieu pour ça ; n'importe quel chauffeur de taxi peut m'en dire autant ! Je ne crois pas que les êtres humains soient des ordures. »

On a toujours affaire à quelque chose que j'appelle « l'image humaine ». J'aimerais bien savoir pourquoi la plupart des livres (après tout, nous avons inventé la littérature) disent que les êtres humains sont de la merde. La Bible passe tout son temps à nous dire que nous sommes des pêcheurs, de la merde, des ordures... Je n'ai pas besoin de Dieu pour ça ; n'importe quel chauffeur de taxi peut m'en dire autant ! Je ne crois pas que les êtres humains soient des ordures. Ils peuvent l'être, mais ce n'est pas instinctivement nécessaire. Les êtres humains possèdent quelque chose qui s'appelle l'imagination. C'est même ce qui nous différencie des animaux. Nous sommes rationnels, homo sapiens sapiens. Mais ce n'est pas ce qui nous rend humains. La raison a servi à faire Auschwitz ; aucun animal n'aurait pu inventer ça, c'est donc un exemple de la raison humaine.


Comment dire, alors, ce qui nous rendrait humains ? Prenez Albert Einstein, il s'intéresse aux paradoxes chez les gens, parce que la vérité de l'être humain se trouve toujours dans ses paradoxes. Parce qu'on ne sait pas comment être humain. Si on considère Einstein en tant que penseur, il n'est qu'un singe supérieur ; un singe intelligent, certes, mais il ne fait que considérer le monde d'une certaine façon, et c'est aussi ce que font les singes. Mais si on le considère comme violoniste, probablement un mauvais violoniste, alors il devient humain. Ça, c'est unique. Ce qui nous différencie des animaux, c'est l'imagination. Les animaux n'ont pas d'imagination. Wittgenstein dit : « Un chien ne peut pas espérer ». Les gens disent « Oui, ben... il espère qu'il va aller se promener... ». Ce à quoi vous devez répondre : « Non, ce n'est pas ça, l'espoir ».

« Les poètes romantiques croyaient que l'imagination était comme l'âme, en quelque sorte une source de bonté. Ce n'est pas le cas. L'imagination est cognitive, pas émotionnelle. »

En même temps, vous écrivez que l'imagination seule ne suffit pas pour créer.


Edward Bond : Non, parce que l'imagination aussi peut être corrompue. Un des plus grands dramaturges du siècle dernier était Adolf Hitler. C'était un maître-dramaturge, mais il a mis en scène ses pièces pour de vrai. L'imagination, tout comme la raison, peut être totalement corrompue. Il faut une théorie sur l'imagination. Pour cette raison, je ne suis pas un romantique. Les poètes romantiques (Wordsworth, Shelley etc.) croyaient que l'imagination était comme l'âme, en quelque sorte une source de bonté. Ce n'est pas le cas. L'imagination est cognitive, pas émotionnelle. On conçoit toujours que la raison est cartésienne, qu'elle résout tout mécaniquement. Descartes dit qu'il y a aussi l'âme (ou l'esprit, il ne fait pas de distinction) et que cela n'a rien à faire avec ce monde. Tout cela, ce serait l'affaire de Dieu. Eh bien non, il faut que ce soit de ce monde, il faut que la raison et l'imagination se rencontrent.


Il faut demander : que cherche l'imagination ? On est un peuple dramatique, nous sommes des drames, parce qu'on a l'imagination. Si on ne faisait que raisonner, on n'aurait pas de problèmes. À ce moment du XXIe siècle, ce serait parfaitement possible de dire : « On n'a pas besoin de tant de gens, alors on va se débarrasser de ceux-là, on va les mettre au four ». Ce serait une façon rationnelle de gérer la société, et il me semble qu'on pourrait le faire sans le théâtre de l'imagination. Hitler avait besoin d'un théâtre de l'imagination, mais peut-être que le siècle prochain n'en aura pas besoin...


L'imagination a à voir avec l'espace. L'enfant qui demande : « Qu'est-ce qu'il y a après l'horizon ? » est en train de demander : « Qui suis-je ? ». Il s'agit de l'espace dans lequel on se trouve. À l'instant où on se pose des questions sur l'imagination, on commence à comprendre pourquoi on a des théâtres. L'imagination a aussi à voir avec le temps, parce que sans imagination, on ne concevrait pas le futur. Vous dites que les jeunes ont aujourd'hui perdu le sens du futur. Quels sont les problèmes d'aujourd'hui, et pourquoi sont-ils les problèmes d'aujourd'hui ?


Edward Bond : Si je peux revenir à l'imagination, si je peux dire que c'est fondamental chez les humains... Je n'ai jamais vu le bord de l'univers, alors pourquoi cela m'inquiète-t'il ? Pourquoi cela m'importe-t-il ? Je ne m'inquiète pas, par exemple, à propos du numéro de téléphone d'une personne que je n'ai jamais rencontrée...

Peut-être que ce numéro de téléphone pourrait m'être utile, mais non, je me préoccupe de choses beaucoup plus lointaines. Pourquoi ? Pour savoir qui je suis. J'ai besoin d'un compte rendu de ce qui m'est inconnu, et voilà le danger. Parce qu'il suffit que quelqu'un dise : « L'inconnu ? Eh bien ça veut dire ceci, ça appartient à Dieu, ça appartient à l'État... », et c'est le début de la manipulation. L'idéologie est toujours une forme de la folie, mais une forme très subtile.

"On ne peut pas davantage faire confiance à l'imagination qu'à la raison, si on les prend séparément. Ce serait comme vouloir se servir d'une seule jambe ; il faut les deux. Et le théâtre traite du rapport entre l'imagination et la raison.."

Dieu ne vous explique pas vos droits. Il vous explique ce que sont le bien et le mal, les deux allant ensemble. Karl Marx a dit quelque chose de très intéressant : ce n'est pas injuste que les capitalistes exploitent le peuple, c'est comme ça que l'histoire progresse. Question : est-il injuste de tuer les gens à Auschwitz ? Comment répond Marx ? Il n'y a pas de réponse, en termes marxistes. Voilà pourquoi je dis qu'à la fin, Brecht est le théâtre d'Auschwitz, précisément parce que c'est une question sans réponse. Bien sûr que je dis cela d'un ton provocateur...


Galilée qui regardait dans son télescope n'a pas dit : « Donnez- moi les instruments de la torture ! » Il faut trouver le moyen de se sortir de ce problème. Sans futur, le présent n'existe pas. L'imagination n'a ni passé ni futur. Elle n'a qu'un temps ; le temps de l'imagination est maintenant. En un sens, il est plus facile de franchir les portes d'Auschwitz que d'y penser. Je sais que c'est terriblement impertinent de dire ça, mais il y a une part de vérité. Si j'entre dans Auschwitz, je meurs ; mon problème est résolu. Mais en y pensant, j'ai d'autres responsabilités : qu'est-ce qui va arriver à cette génération, aux jeunes avec qui je travaille, d'ici vingt, trente, quarante ans ? Seront-ils obligés de rentrer dans une forme d'Auschwitz ? C'est inconcevable. Mais, au cours de l'Histoire, l'inconcevable devient toujours l'inévitable. En 1900, personne n'aurait prévu Auschwitz, c'était inconcevable. Comment savoir ce qui se passera d'ici quinze ans ? Pour le savoir, il faut comprendre sa situation. Auschwitz ne s'est pas fait en un jour, il a fallu longtemps, dix ans. Il faut donc comprendre pourquoi l'imagination peut être corrompue, tout comme la raison. On n'a aucune défense contre la corruption.


On ne peut pas davantage faire confiance à l'imagination qu'à la raison, si on les prend séparément. Ce serait comme vouloir se servir d'une seule jambe ; il faut les deux. Et le théâtre traite du rapport entre l'imagination et la raison. C'est la nature de mon différend avec Brecht. Une de mes pièces a été jouée par le Berliner Ensemble. Un homme s'y dispute avec sa fille pendant quarante-cinq minutes. La fille reste silencieuse, elle ne dit rien. À la fin, il lui dit : « Bois cette tasse de café, allez, bois ! » Elle refuse. Et la tasse de café devient comme relevé topographique de sa vie, ça l'oblige à parler de lui. Et finalement, comme il n'arrive pas à s'accepter, il tue sa fille. Dans la mise en scène du Berliner Ensemble, ils n'ont pas vraiment tué la fille, il y avait juste de vagues gestes. J'ai dit au metteur en scène : « Je ne crois pas qu'il l'ait tuée, et donc ça ne fait pas un problème ». Si je me dis qu'il l'a tuée, alors l'imagination a sa propre réalité. Le metteur en scène m'a répondu : « Mais Brecht a dit qu'il ne faut pas le faire. Il faut le suggérer, et réfléchir ». Moi, je pense que les gens ne réfléchissent que quand ils y sont obligés. Heureusement pour Brecht, il avait la théorie du marxisme, sur laquelle il pouvait compter. Les jeunes d'aujourd'hui n'ont plus ce recours. Je ne critique pas Marx, je dis que ce n'est pas pratique pour les jeunes...


Saved, remonté en 1984 par le Royal Court Theatre à Londres. Photo Donald Cooper


« Dans le théâtre, il faut créer des situations extrêmes qui incarnent des paradoxes. Brecht n'a écrit que des tragédies, mais il dit : le tragique n'existe pas. C'est comme si je vous disais : « Je ne porte jamais de chaussures », et que vous me répondiez : « Mais alors, pourquoi les avoir mises ? ».

Vous dites que vous travaillez beaucoup avec de jeunes acteurs. Comment réagissent-ils à vos propos ?


Edward Bond : Ils comprennent tout. Mais leurs parents ne comprennent pas. Je ne suis pas romantique en ce qui concerne les jeunes. Un jour je peux faire du théâtre avec eux et tout va bien, puis le lendemain ils iront casser toutes les fenêtres des voitures aux alentours. Je ne défends pas cela, je ne trouve pas cela romantique... Mais ils sont sensibles à ces questions. Ils seront obligés d'apprendre à les oublier pour la plupart, d'apprendre à survivre. Et les arts de survie sont toujours les arts de la destruction. Brecht tenait beaucoup à la survie, cela l'a détruit.


Je considère que Brecht est un grand écrivain, un grand poète. Mais il est tombé dans le piège de Galilée. Galilée ne pouvait pas s'échapper, il était prisonnier. Ce qui est fascinant chez Brecht c'est qu'il aurait pu se sauver. Dans le théâtre, il faut créer des situations extrêmes qui incarnent des paradoxes. Brecht n'a écrit que des tragédies, mais il dit : le tragique n'existe pas. C'est comme si je vous disais : « Je ne porte jamais de chaussures », et que vous me répondiez : « Mais alors, pourquoi les avoir mises ? ». Brecht est assez bon dramaturge pour savoir qu'il faut rentrer dans des situations paradoxales. Il a toujours raison là-dessus. Il dit qu'il ne faut pas avoir pitié de Mère Courage. Il ne faut pas dire que c'est injuste que les ouvriers soient exploités. Sauf qu'il s'agit de ma famille, et c'est injuste ! Je ne viens pas de la bourgeoise ; j'ai vu ma famille détruite par l'injustice, et je ne supporte pas qu'un philosophe me dise que ce n'est pas injuste. C'est obscène.


Les Grecs ont su prendre des situations humaines fondamentales et les regarder sans broncher. Les Dieux s'amusent avec des jouets, tout comme Brecht. Il voulait ce théâtre épique, tout comme il était réactionnaire dans ses philosophies orientales. Il était attiré par le côté aristocratique. Dans le théâtre Grec, ce qui est différent, c'est qu'ils ne disent jamais : « Mon Dieu, résous-moi ce problème ! », mais : « Mon Dieu, descends et explique-moi ce que cela veut dire ». Face à ce problème, Goethe dit que les Dieux sourient, qu'ils habitent un monde au-delà de notre compréhension. Des Dieux souriants ne m'intéressent pas.


Les Grecs demandaient : « Que signifie la tragédie ? Pourquoi faut-il ainsi souffrir ? ». Les Dieux répondaient : « C'est comme ça, voilà tout ». Et les êtres humains l'ont accepté. Mais en acceptant, ils ne priaient pas les Dieux. Leur acceptation était un acte de défi, la définition même de l'humanité. Je ne peux pas résoudre les problèmes du monde, mais, dans ce paradoxe, je ne perds pas mon humanité. Si l'on suit le cheminement des histoires, on découvre beaucoup de compromis. La deuxième pièce sur Œdipe est relativement corrompue comparée à la première. Sophocle devenait vieux, il voulait résoudre la question avant de mourir, il cherchait la réconciliation.


Brecht dit qu'on n'a pas besoin de théorie sur la tragédie. Pourquoi ? Parce qu'Aristote dit que c'est réactionnaire. Brecht écrit alors une pièce où Galilée entre en scène et nous dit qu'Aristote avait tort, qu'il s'est trompé sur les lois de la physique. Donc, on a droit aux machines, et aux instruments de torture. Brecht, assis devant son bureau, dit : « Aristote avait raison ». La théorie de la tragédie (celle d'Aristote) ne vaut absolument rien, ce n'est que l'assertion d'un homme élitiste qui voulait dire : « Il me faut des esclaves ». Il n'y a pas de théorie de l'humanité sans théorie de la tragédie. Ce serait obscène de prétendre comprendre Auschwitz sans comprendre le tragique. Cela ne veut pas dire qu'il faille se résigner. Les Grecs ne l'ont pas fait. Nous pourrions créer un théâtre qui n'a pas besoin de Dieux. Nous n'avons pas davantage besoin d'un État qui résout tout, comme dans Shakespeare. Shakespeare finit toujours dans ses pièces par nier tout ce qu'il a dit auparavant. À la fin de Hamlet, il nie tout ce qu'a dit Hamlet. Hamlet lui-même dit que l'homme qui viendrait prendre le pouvoir dans cette société serait un imbécile. Mais Shakespeare l'approuve parce qu'il a besoin d'une résolution à la fin.

« Je sais bien que la vérité devient un concept démodé, le post-modernisme ne s'y intéresse pas. Moi, si. Si vous cherchez la vérité dans notre société, n'allez ni au théâtre, ni au palais de justice. Vous ne verrez que des mensonges, parce que notre société est injuste. »

Nous avons besoin d'un théâtre d'êtres humains, où l'on fait face aux extrêmes de notre situation d'humains. Je sais bien que la vérité devient un concept démodé, le post-modernisme ne s'y intéresse pas. Moi, si. Si vous cherchez la vérité dans notre société, n'allez ni au théâtre, ni au palais de justice. Vous ne verrez que des mensonges, parce que notre société est injuste. Le seul endroit où vous verrez et comprendrez la vérité dans notre société, c'est en prison. Je ne romance pas le crime. Mais le seul endroit où la vérité peut se montrer dans notre société est à l'intérieur d'une forme corrompue. Je ne dis pas que les détenus (violeurs, cambrioleurs, incendiaires) sont des saints. Je dis que ce sont des gens qui sont poussés vers l'extrême par leur besoin de la vérité. Il me semble que les êtres humains ont besoin de la vérité ; autrement dit, la justice. Cela nous ramène à l'imagination. L'unique question que chaque enfant se pose avant même de parler est la question de Hamlet : « Être ou ne pas être ». Shakespeare répond « Je préférerais mourir, tant la société est pourrie ». Bien sûr, il le phrase en langage baroque : « Who would fardels bear ? ». La seule réponse que trouve Hamlet, c'est « Je vais tout supporter parce que je n'ai pas confiance en Dieu. J'ai peur. » L'enfant se pose cette question, sinon il ne serait pas humain. L'humanité n'est pas une réponse, c'est une question, et chaque petit enfant le sait. S'il ne se pose pas cette question, il deviendra autiste. L'esprit ne fonctionnera pas, comme une voiture avec deux roues qui avancent et deux roues qui reculent. Voici donc la question du théâtre.

"Il faut créer des situations extrêmes sur le plateau, pour que les gens puissent voir ce qui leur arrive."

C'est cela la question grecque. Les Grecs vivaient dans un prototype de la démocratie, ils n'étaient pas encore pleinement démocratiques. Tout ce qu'ils faisaient était du théâtre : l'Agora, le marché, les cours de justice, le théâtre. Ils ont inventé le théâtre, ils ont inventé le débat et la discussion. Il n'était plus question des paroles runiques d'Héraclite, mais de Socrate qui demandait : « Eh bien, que voulez-vous dire ? » C'est la question du drame, et c'est pour cela que lorsque de jeunes gens jouent, ils peuvent créer du théâtre magnifique. Peut-être qu'ils ne sauront plus le retrouver, qu'ils ne pourront le faire qu'une fois, ils n'ont pas de formation théâtrale, mais on peut assister à ce spectacle-là et penser : oui, je viens de voir quelque chose de magnifique sur scène. Je le vois souvent chez des jeunes.


Il faut créer des situations extrêmes sur le plateau, pour que les gens puissent voir ce qui leur arrive. Si vous voyez ma pièce intitulée Café, il y a une réponse brechtienne et une réponse fasciste. Je n'amène pas de théorie ; je suis dramaturge, je veux élucider une situation pour que les gens comprennent. Il faut qu'ils vivent cette extrémité, qu'ils se demandent : « en tant qu'être humain que dois-je faire ? ». À la moitié de cette pièce, il y a une scène où quelqu'un jette son café. C'est une histoire vraie, qui s'est passé à Baba Yar, un lieu de tuerie en Russie. Les soldats abattaient les gens. Ils pensaient avoir terminé leur journée, puis quelqu'un s'est aperçu qu'il restait quelques personnes. Ils ont fait revenir tous les soldats, qui, croyant la journée terminée, étaient en train de boire du café. Un homme parmi eux est arrivé à l'endroit où l'on faisait défiler les prisonniers. Ils en avaient abattu des milliers au cours de la journée. Et ce soldat, qui se préparait un café, a dit : « Encore du boulot ! ». Pas : encore de la tuerie, encore du travail. Et il a été tellement dégoûté qu'il a jeté son café. Voilà donc un paradoxe. Selon Hitler, ces soldats auraient tué parce qu'ils auraient été de bons nazis. Mais si cet homme était un bon nazi, il aurait dit : « Bien, encore des gens à abattre. Je m'en fous de mon café, je veux travailler en bon nazi ». Brecht aurait eu une autre réponse : ces hommes sont exploités. Mais pourquoi jette-t-il son café comme un enfant ? Ce petit geste contient tout le paradoxe du dernier siècle. Un siècle entier repose dans ce moment, et si vous pouvez comprendre cela, vous pouvez comprendre ce que signifie : être humain.


Le soldat ne pouvait pas être humain, les victimes non plus, ils étaient morts. Dans un théâtre, on peut recréer ce moment. Dieu ne va pas vous l'expliquer, mais je vais faire en sorte que cela vous fasse quelque chose. Le théâtre peut faire cela, vous demander des réponses. Avec la réalité du plateau, vous pouvez vraiment créer un creuset où les êtres humains se mettent à la place de Dieu. Voilà pourquoi je dis toujours que si Dieu était là, Il passerait tout son temps au théâtre.

"L'art est toujours une question, pas une réponse. L'imagination n'est pas une âme pure et merveilleuse, elle n'est qu'une forme de concentration totale. L'extrémité du théâtre rend possible la concentration totale."

Comment le théâtre peut-il toucher la réalité ? Quels sont ses moyens spécifiques ?


Edward Bond : Il faut recréer ces situations extrêmes. Le théâtre traite de l'extrémité. En présentant ces situations, on pose la question aux spectateurs : « Que feriez-vous dans cette situation ? ». L'art peut faire deux choses : il peut vous rendre plus humain, ou il peut vous corrompre. Il ne faut pas le considérer comme quelque chose de divin. L'art est toujours une question, pas une réponse. L'imagination n'est pas une âme pure et merveilleuse, elle n'est qu'une forme de concentration totale. L'extrémité du théâtre rend possible la concentration totale. Le seul équivalent que je connaisse, c'est un accident de voiture, une collision. Le moment où on entre dans « le temps de l'accident ». Et le bon théâtre devrait toujours se diriger vers ce « temps de l'accident ». Dans le temps de l'accident, vous commencez à voir la relation que vous faites, individuellement, entre la raison et l'imagination. C'est comme un choc violent, en ce sens que cela remplit tout l'espace disponible de la conscience, mais la différence est que chaque chose semble inspectée de près, perçue plus complètement comme si le temps était ralenti. C'est l'expérience commune des gens dans un accident.


Mon argument contre Brecht, c'est qu'il n'est pas possible d'extraire la raison, car cela permettrait alors de dire, comme Marx : ce n'est pas injuste. Cette formulation contient peut-être une certaine sagesse, mais elle est actuellement intenable. Car maintenant, il ne s'agit plus d'Auschwitz, sauf dans le cas de quelques petits dictateurs besogneux. Maintenant on est confronté au contrôle mondial du commerce, qui peut engendrer la déshumanisation, et la condition première de cette situation, c'est que l'autorité puisse voler l'image humaine. L'économie mondiale ne s'intéresse pas à l'humanité. Ce qui l'intéresse, c'est la consommation. Comment envisageons-nous alors l'humanité ? Ce n'est plus qu'une question de droits. Si vous violez la loi, vous perdez vos droits et vous allez en prison. Toute punition est une revanche. Il me semble que les êtres humains ne peuvent pas accepter un monde où l'on ne peut être humain autrement qu'en devenant fou, en allant en prison ou en cherchant la vengeance. L'Amérique a réintroduit la peine de mort. Trois mille personnes, voire plus, attendent dans les couloirs de la mort. Sous peu, probablement, les exécutions seront diffusées à la télévision. On rend la société violente en l'alimentant de vengeance et de peur. Cela justifie alors l'idéologie de la répression. Pourquoi ? Parce que les Dieux sont là. Obéissez, et continuez à consommer... Bon, la réponse à cela est connue de tous les jeunes : « Oui, mais on est en train de détruire le monde ». On ne peut vraiment pas continuer comme ça. La société moderne n'a que deux possibilités : la prison ou le théâtre. Le cinéma et la télévision ne comptent pas, parce qu'ils sont contrôlés par l'économie mondiale.


Edward Bond en 2016. Photo David Levene/The Guardian


Dans un texte sur le théâtre moderne, autrefois publié dans la revue Théâtre public, vous distinguez le théâtre de Stanislavski, le théâtre de performance, et le théâtre brechtien. Vous êtes plutôt critique envers le « théâtre de performance ». Or, c'est parfois dans ce « théâtre de performance » (tel celui de Romeo Castelluci ou de Jan Fabre, par exemple), que l'on trouve ces situations extrêmes, cette folie dont vous parlez. Mais, dans ce théâtre, le texte, même s'il est présent, n'est souvent pas l'élément principal. Vous êtes un des seuls dramaturges contemporains dont on puisse dire qu'il place dans le texte l'épicentre de la violence. Et ceci à une époque où, d'une certaine manière, les jeunes générations sont dépossédées du langage...


Edward Bond : Votre question est tout à fait juste. Le théâtre anglais est en crise maintenant (ça semble aller mieux en France), parce qu'en Angleterre on parle américain. C'est la langue internationale, la langue des machines, la langue du commerce. C'est la langue des instruments de la torture et des instruments de la science – on ne les distingue pas encore. Chaque fois que je vais à West End (quartier des théâtres commerciaux à Londres), je vois le beau monde qui s'extasie : « Comme c'est merveilleux, une pièce de Tom Stoppard ! Quel esprit ! » Quant à moi, je n'entends que le cliquetis des instruments de la torture. Son langage, pour moi, c'est ça.


Sur scène, la littérature ne m'intéresse pas. Bien sûr que j'aime les romans. Je suis obsédé par Dostoïevski, par Shakespeare, par les Grecs, parce qu'ils comprenaient les questions, pas les réponses. Ils comprenaient ce qu'il fallait affronter. Dostoïevski était slavophile, fanatique, nazi, mais il exprime brillamment tous les arguments qui m'ont rendu athée. Ivan Karamasov dit que Dieu n'existe pas, parce que s'il existait, Il ne pourrait pas permettre la souffrance d'un enfant. Il faut créer des situations où les comédiens seront obligés de dire la vérité. lls doivent dire : c'est comme ça dans cette situation. Ils ne peuvent pas faire semblant, il faut qu'ils inventent leur propre langage. La poésie est un langage inventé, ce n'est pas une question de style. Si bien que toute phrase vraiment poétique n'a jamais été dite auparavant, dans une telle situation. C'est un acte de création. Le langage est très important. Au commencement était le Verbe. En situation extrême, je prononce mon commencement.

"Regardez Macbeth, il fait tout ce que les êtres humains ne devraient pas faire. Il massacre des enfants, c'est un tyran, et ce qui est extraordinaire, c'est qu'il n'y a jamais d'idéologie. Il dit la vérité de sa situation, et la pièce devient puissante et radieuse, parce que l'on voit un être humain en situation extrême."

En ce moment, si vous me braquiez avec un pistolet au lieu d'un magnétophone, ma situation serait fondamentalement différente, et je dirais probablement tout autre chose ! Tout d'abord je dirais : « Ne tirez pas ! » et vous répondriez : « Je n'aime pas vos pièces, je vais vous descendre ». Je répondrais : « Ne tirez pas parce que... ». Je serais obligé de vous fournir une raison, de trouver quelque chose. Si je crée cette situation dans le théâtre, le personnage va devoir dire pourquoi ne pas tirer, ou pourquoi tirer. Alors le théâtre devient une langue universelle. La situation extrême permet que l'on s'identifie.


J'ai eu, une fois, un accident de voiture. J'ai perdu le contrôle de ma voiture en plein trafic. La voiture a glissé, elle est partie en tournoyant entre les camions. Tous les chauffeurs hurlaient, klaxonnaient, je glissais lentement parmi eux, et une voix dans ma tête disait : oh non, pas comme ça, ce n'est pas cette mort que j'ai choisie. Cette voix parlait calmement, sans aucune émotion, elle n'était que la vérité de ma situation. Il faut toujours trouver des situations où les gens concernés doivent déclarer pourquoi ils s'y trouvent. Dans ce cas, je roulais trop vite, l'accident était de ma faute. Mais pourquoi ne pas voyager à cheval ? Pourquoi cette vitesse ? Ces questions deviennent pertinentes. Dans une telle situation, une petite voix pourrait me dire : « tu es totalement corrompu ». Regardez Macbeth, il fait tout ce que les êtres humains ne devraient pas faire. Il massacre des enfants, c'est un tyran, et ce qui est extraordinaire, c'est qu'il n'y a jamais d'idéologie. Il dit la vérité de sa situation, et la pièce devient puissante et radieuse, parce que l'on voit un être humain en situation extrême.


Si vous faites cela, si vous vivez comme cela, votre contribution à la société va inéluctablement changer. Si j'investis mon imagination dans la société sous une nouvelle forme, je peux changer la réalité. C'est le cas d'un artiste comme Manet. Pourquoi a-t-on vu surgir tous ces artistes extraordinaires en France au cours du siècle dernier ? Parce que qu'on s'est mis à couper des têtes (à cause de la guillotine) : il fallait réapprendre à voir. Pendant ce temps, en Angleterre, ils peignaient des chevaliers du Moyen-Âge ! Les Anglais changent le monde, conquièrent l'Afrique, inventent toutes ces machines énormes, et l'art devient médiéval...


Alors, Turner n'a rien changé ?


Edward Bond : Il y a toujours des exceptions ! Turner est français, si vous voulez. Que dit Manet ? Qu'il faut regarder le monde d'une autre façon : tout a changé, la façon dont les gens regardent le monde a changé. Cézanne dit que le monde est réellement différent. Si vous pouvez vraiment regarder ces tableaux et savoir ce que vous regardez (je dis « vraiment », parce que le tableau ne parle pas pour lui-même)... je voudrais créer quelque chose sur le plateau qui est un peu plus complexe que cela. Le plateau crée des images, il crée aussi du mouvement. Souvent mes pièces pivotent sur des petits mouvements qui deviennent essentiels.


Mais nos plateaux ne sont pas bons pour le mouvement. Les Grecs avaient un plateau public qui était comme une carte de leur monde. Il y avait l'Agora (le lieu public), un lieu pour la danse, la place au fond pour les chefs, la place en haut pour les Dieux, et l'on pouvait se déplacer sur les côtés. Le plateau de Shakespeare était aussi une carte de sa société, structurée selon les distinctions sociales. En haut (il n'y a que peu de dieux dans Shakespeare, bizarrement) il y avait un endroit pour les rois, le pouvoir politique le fascinait. Il y a une place intermédiaire, qui est partiellement cachée mais où vivent les gens, et tout en bas, il y a un endroit d'où l'on peut surgir de l'enfer. Cette structure est très utile, Shakespeare s'en sert. Les spectateurs regardaient un modèle structurel de leur société. Si l'on regarde un plateau bourgeois, là où on travaille généralement, que figure-t-il ? C'est la carte d'une cellule, ou d'un cercueil, que l'on décore. Nous n'avons pas l'espace qu'il faudrait dans nos théâtres. La scénographie pour Café, au Théâtre de la Colline, me plaisait beaucoup, parce que c'est un traitement de l'espace qui ne décore pas, mais qui essaie de donner une structure.


À ce propos, faites-vous une différence entre un « événement » de théâtre et un effet de lumière ou de son ?


Edward Bond : C'est totalement différent, parce que les effets sont toujours des mensonges. Ils stimulent des réponses biologiques résiduelles, ils font sursauter tout le monde. Tout cela est abstrait. Mais, est-ce que je vous donne un coup de pied ? Est-ce que je vous descends ? Est-ce que je vous serre la main parce que je suis content de vous voir ? Les spectateurs peuvent écouter un son abstrait, et penser : « J'ai eu une expérience ! ». Mais personne ne se demande : « Que signifie cette expérience ? », et le théâtre ne fonctionne que quand tous les moyens servent à chercher la signification.

"Mes pièces sont des actions. Elles sont toujours en situation, elles font toujours quelque chose. Parfois elles ne disent rien, elles font."

Le texte n'est pas tout au théâtre, il y a le plateau, l'espace, le public... Quand vous écrivez, comment imaginez-vous « l'événement théâtral » ? Envisagez-vous l'espace du plateau, ou restez-vous dans l'espace du texte ?


Edward Bond : Michel Vittoz [traducteur français des textes de Edward Bond, ndlr] me disait l'autre jour que lorsqu'il me traduit, il est obligé de penser en trois dimensions. Mes pièces sont des actions. Elles sont toujours en situation, elles font toujours quelque chose. Parfois elles ne disent rien, elles font. Il faut toujours penser en termes de situations, parce que les personnages ne jouissent pas des privilèges littéraires qu'ont les personnages d'un livre. Généralement, avant d'écrire une pièce, j'écris des histoires, je remplis des cahiers... Des milliers de pages, que j'oublie ensuite pour la plupart. Et je lis beaucoup aussi. Je veux connaître la situation économique, les théories... Une fois que j'aurai fait tout cela, je verrai quelque chose dans la rue, peut-être un visage, voire un dos. Quelqu'un qui porte un paquet, qui marche..., ou bien j'entends une voix et tout prend tournure. Alors, je peux écrire la pièce. Je dois la voir dans le visage de quelqu'un, mais cela peut aussi être un mouvement ou un son. Je me rappelle que j'ai dû apprendre à le faire. La première fois que j'ai écrit une pièce, je me disais : « Mais comment écrire une pièce ? Apprenez- moi ! » Je n'ai lu qu'un livre là-dessus, un livre exécrable, qui ne m'a pas du tout aidé, et je ne savais pas quoi faire. J'étais dans le métro, il y avait tellement de monde que je n'arrivais pas à monter dans le train. Les portes se fermaient, et j'ai vu un visage qui me regardait... et je me suis dit : « Voilà ! Je peux le faire ». Cela n'avait rien à voir avec le visage, du moins consciemment, mais il fallait faire confiance....


Avant d'écrire, je structure soigneusement chaque scène, je la dessine. La structure est le secret du dramaturge. Beaucoup de gens peuvent écrire des pièces, quelques-uns seulement sont des dramaturges. La différence, c'est que le dramaturge a le sens de la structure. C'est vrai de Racine, de Molière, d'Eschyle... La structure peut être apprise, il me semble, en tout cas son usage peut s'apprendre.


En ce qui vous concerne, comment l'avez-vous appris ?


Edward Bond : Je pense que cela devient une habitude. Au début, je ne voulais pas être écrivain. Je voulais être peintre, j'ai peint cinq tableaux, et ils sont géniaux ! Mais le sixième tableau n'est jamais venu. J'ai vraiment essayé, en vain. Il n'y avait que cinq tableaux en moi. Alors je suis devenu écrivain ; en un sens, j'y étais obligé. Je vais vous raconter quelque chose sur Sarah Kane, qui était une amie. C'était quelqu'un pour qui j'avais une immense admiration. C'était un grand écrivain, la meilleure parmi les nouveaux écrivains dramatiques en Angleterre. Elle était jeune, la vingtaine, mais quand je la regardais, je voyais le visage d'Eschyle. J'exagère bien sûr, mais elle savait quelque chose.


Et donc, je suis allé voir une de ses pièces, alors que je ne vais que très rarement au théâtre. Après le spectacle, on était assis sur les marches devant le théâtre, et je lui ai demandé : « Est-ce que la mise en scène te plaît ? ». Elle a regardé au-dessus de son épaule, et a dit : « Tu ne le diras à personne ... » (depuis, je l'ai raconté à tout le monde) , « non, je ne l'aime pas ». Alors je lui ai demandé pourquoi, et elle a dit : « La porte ne va pas ». « Je voyais bien que la porte n'allait pas, et j'ai demandé : “quoi d'autre ?” ». Elle a répondu : « Oh, je ne sais pas, c'est cette porte. » Alors je lui ai dit : « Écoute, ta pièce est faite comme ça ». Et je lui ai expliqué la structure de sa pièce. C'est une structure étrange : la première partie a un rapport précis avec la deuxième partie, elle la contient. Je ne connais rien de pareil. Je lui ai dit que si on embauche un metteur en scène, il doit mettre en scène la structure. C'est comme pour la danse. Si l'on ne met pas en scène la structure, que reste-t-il ? Dans une pièce, il y a tant d'autres considérations que tout peut s'embrouiller, mais une pièce aussi est une structure, un modèle. Un modèle de la compréhension. Et une pièce ne peut pas avoir de signification tant que l'on n'a pas compris sa structure. La structure va nous permettre d'extirper la situation extrême. Elle m'a répondu : « Je ne savais pas tout cela, maintenant que tu me le dis, je comprends ». Je lui ai répondu : « Tu n'as pas besoin de le comprendre puisque tu le fais ! ».

"Vous connaissez les Pièces de Guerre ; c'est une pièce qui dure six heures. J'ai mis longtemps à l'écrire, et finalement je suis arrivé à la dernière scène. Ouf ! Et puis un personnage féminin est entré dans l'histoire, et m'a dit plus ou moins : « Non ! Ce n'est pas fini »".

Même si je travaille soigneusement la structure de mes pièces, elle ne se retrouve jamais sur le papier. Tout change quand j'écris la pièce. J'ai besoin de la structure pour commencer, mais ensuite les personnages prennent le dessus. Vous connaissez les Pièces de Guerre ; c'est une pièce qui dure six heures. J'ai mis longtemps à l'écrire, et finalement je suis arrivé à la dernière scène. Ouf ! Et puis un personnage féminin est entré dans l'histoire, et m'a dit plus ou moins : « Non ! Ce n'est pas fini ». J'ai pensé : « Je suis trop fatigué, je terminerai demain ». Le lendemain, puis les jours suivants, c'était pareil. À la fin, il fallait vraiment finir la pièce, le théâtre l'attendait, et j'ai dit au personnage : « D'accord, d'accord, on va faire comme tu veux ». Cela semble peut-être très mystérieux, mais ça ne l'est pas. Avant d'écouter le personnage, je me mentais, je trichais. Si j'avais pu tricher, ma vie aurait été plus facile, les questions aussi, mais elle n'était pas d'accord. Il a donc fallu que je fasse comme elle voulait, parce que c'était juste, c'était vrai, et ça, une comédienne le sait. Dans une production de l'une de mes pièces à Nanterre, ils ont changé la fin, qui est devenue sentimentale. Je ne dis pas que l'auteur est un dictateur, que l'on doit faire comme il dit. C'est la pièce qui dicte. Moi, j'étais la victime. Que cela vienne d'un visage saisi dans la rue, ou de quoi que ce soit d'autre : je n'ai pas le droit de choisir arbitrairement.


La question sur Sarah Kane est : pourquoi s'est-elle suicidée ? Je ne pense pas qu'elle se soit suicidée, je pense qu'on l'a tuée. Bien sûr, on peut être dépressif. J'ai un ami schizophrène, qui est hospitalisé ; je lui écris deux ou trois fois par semaine. Quand je suis parti, il allait bien, il allait sortir de l'hôpital. Hier soir, ma femme m'a téléphoné : il a pris sa voiture, il a conduit comme un fou, et il a fini sur le terre-plein central d'un rond-point, où la police est venue et a mis des menottes à ce fou... Il est dépressif. Un écrivain, c'est différent. Ce type n'a pas foncé dans un mur avec sa voiture, il l'a mise sur un terre-plein, où il n'y avait aucun danger. Si vous êtes fou, allez sur le terre-plein ! L'écrivain n'a pas de terre-plein. L'écrivain doit rester sur la route, là où tous les autres conducteurs sont fous. Donc, Sarah Kane n'avait pas d'issue de secours. Elle ne pouvait voir où aller en tant qu'auteur dramatique (ce qu'elle pourrait faire), donc le suicide était son seul terre-plein.


Je pense qu'elle a été tuée parce que notre théâtre n'est pas un théâtre. Un matin, elle m'a téléphoné, et elle m'a dit : « J'ai trouvé un metteur en scène, j'ai toujours voulu trouver un metteur en scène pour cette pièce. C'est une bonne copine à moi. On répète depuis deux jours, et elle ne comprend pas la pièce. Je ne sais pas quoi faire ». Je lui ai dit : « Tu es une dramaturge. Il n'y a que deux choses que tu puisses faire. La première, c'est de te tirer. La deuxième, c'est de virer le metteur en scène, et faire la mise en scène toi-même ». Elle m'a dit : « mais je ne sais pas mettre en scène ». Je lui ai répondu : « Ce n'est pas grave. Il suffit d'y aller et de dire : voici la situation dans telle scène. Continue à analyser la situation ». À la Royal Shakespeare Company, les metteurs en scène disent : « Vous ne pourriez pas vous agenouiller pour dire ceci ? Pourquoi ne regardez-vous pas en l'air ? Ou pourquoi ne riez-vous pas à cet endroit ? ». C'est stupide. Il suffit de décrire la situation. L'acteur sait mieux que quiconque comment être dans telle ou telle situation. Mais il doit être dans la situation. Je ne dis jamais à un acteur ce qu'il doit faire. Je peux juste dire : vous n'êtes pas dans la situation, soyez fidèle à la situation. À Toulouse, une comédienne m'a demandé : « Comment dois-je rire ? » Je n'ai pas voulu lui répondre. Je ne sais pas comment est un rire dans cette situation. Je connais la situation. Le rire doit être juste pour elle dans cette situation.


Cela rappelle une anecdote sur Merce Cunningham. Un jour, une danseuse lui demande : « Merce, comment faire ce mouvement ? Je n'y arrive pas ». Cunningham lui a répondu : « Il n'y a qu'une façon de faire ce mouvement. C'est de le faire ».


Edward Bond : Oui, il faut trouver sa propre manière, c'est très important. J'ai écrit des textes pour des ballets. C'est très intéressant. Une fois, après que j'ai écrit le texte, la chorégraphe, qui était une amie, est venue chez moi. On était dans la cuisine. Elle m'a demandé : « Comment vois-tu ce ballet ? ». Je n'en savais rien ! Et elle a commencé à danser partout dans la cuisine, cela a duré une demi-heure. C'était incroyable, une merveilleuse performance dans la cuisine. Et après elle a dit : « C'est ça ». J'ai répondu : « Oui, oui. C'est tout à fait ça ! ». Je savais que dès l'instant où elle travaillerait avec les danseurs, ce serait différent, mais elle avait besoin d'une structure globale.


Dans Café, il y a une scène où un personnage montre du doigt, plusieurs fois, et chaque fois le geste a une signification différente. Mais comment le faire, comment trouver ce geste de montrer du doigt ? L'autre jour j'ai regardé plusieurs photographies de Victor Hugo. Dans chaque photo, il se tient toujours à l'identique. Il y a toujours la tête de Victor Hugo, il regarde dans la même direction, et il montre presque toujours ses mains, qui font de petits gestes. Il est malin, il ne montre jamais du doigt. Le visage est un masque, les mains contrôlent. Très souvent dans le théâtre moderne, les gens n'arrêtent pas de bouger, de gesticuler, de se toucher. Mais, nom de Dieu, regardez la Chapelle Sixtine. Il se contente de montrer du doigt !


Pour faire vivre la situation sur le plateau, il faut des acteurs appropriés. On peut lire la traduction française de Meanings, Energy, votre lettre aux comédiens... C'est rare qu'un dramaturge parle aux comédiens. Comment expliquez-vous aux comédiens comment éviter le naturalisme dans le geste, dans la psychologie ?


Edward Bond : C'est une énorme question. On peut demander : qu'est-ce que le naturalisme ? Si l'on parle toujours d'accidents, comme je le fais, ils sont souvent tout à fait ordinaires. Les gens ne les reconnaissent pas comme accidents, mais si on comprenait les contrastes et les paradoxes dans sa propre vie, ce serait extrême. Il faut agir à partir de là. Je suis réaliste. Si vous pensez regarder de l'Art, laissez tomber. Manet n'a pas créé de l'art, il a créé la réalité, il nous a appris à regarder la réalité autrement. Il faut trouver un moyen pour aider le comédien à entrer dans la situation. La situation extrême est toujours nouvelle. On ne l'a jamais connue auparavant. Peut-être l'a-t-on vécue des centaines de fois, chaque matin. Mais cette fois, dans ce contexte-ci, c'est nouveau, et donc on ne sait pas comment faire. Vous jetez votre café ? (comment ?, parce que ce moment est important, alors, de quelle façon particulière ? Aucune façon particulière. Il se passe simplement qu'en le jetant vous éclaboussez un corps, c'est normal dans votre situation. Voici tout ce que je peux faire : l'acteur dit : « je vais faire ça », et je peux dire : « ça n'est pas votre situation ». Laissez-moi prendre un exemple dans le texte. Quand Macbeth s'apprête à tuer le roi, il fait allusion à l'arme qu'il va utiliser. Il parle d'un couteau. Un critique fameux trouva à redire, parce qu'un « couteau » n'est pas une arme appropriée pour tuer un roi. Macbeth aurait dû dire une « dague » ou un « poignard ». Le critique ajouta qu'un couteau est habituellement utilisé par un boucher. Exactement ! C'est pour cela que Shakespeare utilise ce mot. Plus tard, quand Macbeth croit voir une arme flotter en l'air, il parle d'une « dague »... C'est une utilisation brillante de deux mots contrastés. La « dague » est une pure invention de Macbeth (cela a à voir avec l'ambition et la royauté, pas avec l'arme brutale qu'il tient dans sa main). L'acteur peut tourner autour ; cela peut être une façon pour lui de trouver sa liberté dans la situation. D'accord, mais vous n'êtes pas libre. La liberté dans notre société, c'est de savoir exactement où vous êtes dans la prison. Je dis parfois aux acteurs que dans chaque scène, il y a un bourreau ; alors, où se trouve-t-il, dans cette pièce ou dans la rue, où est-il assis, peut-être en train d'attendre ?... Apprenez que vous êtes en prison, alors vous deviendrez libre – et intéressant. Peut-être qu'alors, l'homme libre ne devrait pas tourner autour ; l'homme libre devrait essayer de rentrer dans sa poche à lui ? Essayez de me montrer comment vous feriez cela.


Propos recueillis par Jean-Marc Adolphe et Bruno Tackels

Transcription et traduction : Kate France

Paris, avril 2000.

Entretien initialement paru dans la revue Mouvement


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