Pour le journal en ligne des humanités, Edgar Morin confie un texte inédit, rédigé pour la cérémonie de la "promotion Edgar Morin" des doctorants de l’Université Paul Valéry à Montpellier, en 2018.
Je suis non seulement très honoré, mais aussi particulièrement heureux de vous exprimer ma conviction de l’importance accrue des Humanités en un temps où domine une conception du savoir où on tend à les réduire à un luxe intellectuel et du coup réduire leur enseignement au profit des sciences dotées de la rigueur du calcul, et des techniques dotées de l’efficacité pratique.
Cette conception obéit à l’idée que l’Université doit adapter sa culture aux besoins immédiats de la société, alors que la Mission de l’Université est plus fondamentalement, d’adapter la société à la culture. Cette culture, celle des humanités, est une culture transhistorique dont les auteurs et les œuvres traversent le temps, les époques, les sociétés et dont les vertus sont à chaque fois de nouveau actuelles. Songez qu’Héraclite, Empédocle, Platon, Aristote, restent actuels comme Homère et Euripide, que tous les grands poètes et écrivains du XIXe siècle restent vivants, alors que toutes les théories scientifiques du XIXe siècle ont été abandonnées, sauf celle de l’évolution et celle de la thermodynamique qui du reste ont été depuis très profondément amendées.
Loin de moi l’idée de dévaluer la culture scientifique. J’ai toujours pensé que ses grands acquis concernant l’univers et la vie devraient être intégrés dans la culture des humanités, non seulement parce que nous sommes dans cet univers physique et dans le monde de la vie, mais aussi parce que l’univers physique et le monde de la vie sont en nous.
Mais alors, dans cette intégration, la culture des humanités apporterait quelque chose qui lui est propre mais absente de l’hyperspécialisation scientifique : la réflexivité.
Rappelons que c’est un philosophe qui a discerné un trou noir gigantesque au sein de la culture scientifique. Husserl dans sa conférence sur la crise de la science européenne, a montré que si lucide et ingénieuse soit la science dans sa recherche d’objectivité, elle est aveugle sur la subjectivité, dont celle du scientifique lui-même, et elle ne dispose pas des moyens pour prendre conscience et contrôle des énormes pouvoirs qu’a produit la science contemporaine.
Alors que les sciences éclairent bien des zones obscures à nos esprits, la philosophie, elle, avec l’aide de l’histoire et de la sociologie, permet d’éclairer les zones obscures de la science.
« L’émotion est inséparable d’une activité rationnelle de l’esprit. Mieux : elle contribue à transmettre une connaissance. »
Je voudrais dire aussi que le roman, le théâtre, le cinéma ne nous donnent pas seulement des émotions esthétiques, qui constituent une part de la qualité poétique de nos vies, mais nous donnent à travers ces émotions une connaissance du monde humain que ne peuvent donner ni sociologie ni psychologie, parce qu’ils font vivre des individus concrets, dans des milieux concrets, avec toute leur subjectivité.
La littérature a cette vertu d’être à la fois moyen de connaissance et fin émotionnelle esthétique.
Du reste Antonio Damasio a montré que l’émotion est inséparable d’une activité rationnelle de l’esprit. Mieux : elle contribue à transmettre une connaissance. Eisenstein disait en parlant de ses films qu’il voulait que des images donnent des sentiments, lesquels suscitent des idées.
La poésie nous donne une émotion propre qui exalte nos êtres. Or cette capacité à donner une émotion poétique imbibe la musique, la littérature, la peinture, tous les arts. Cette émotion esthétique fait partie de la qualité poétique de la vie qui nous fait résister à la domination du calcul prosaïque et de l’intérêt égoïste dans la vie quotidienne, en nous donnant ferveur, intensité, communion.
J’en viens rapidement aux sciences humaines. Toutes les prétentions à la scientificité sur le modèle de l’ancienne physique déterministe ont été vains. Ces sciences humaines ont non seulement une complexité propre aux réalités humaines, mais aussi une problématique particulière puisque les chercheurs en sciences humaines sont des humains travaillant sur des humains, d’où la nécessité d’auto-examen et de réflexivité permanente. Elles comportent une part d‘essayisme inéluctable.
Elles font donc à la fois partie de la culture scientifique et de la Culture des humanités, et ce double visage est leur richesse.
Les sciences humaines me semblent avoir pour mission de révéler les complexités humaines, lesquelles sont spécifiques mais occultées par la disjonction entre les disciplines. Elles ont aussi pour mission de réviser quelques-uns des concepts maitres comme celui du développement. Je ne veux pas ici prolonger un discours que je pourrais amplifier en une autre occasion.
Je tenais à vous dire pour conclure que tout ce qui ignore ou dédaigne les Humanités relève de la barbarie intellectuelle.
Edgar Morin
Mise à jour (26 juin 2023) – Ce texte que nous avait confié Edgar Morin au tout début des humanités est aujourd’hui repris dans un recueil de « textes personnels, politiques, sociologiques, philosophiques et littéraires », sous le titre Encore un moment…, qui vient de paraître aux éditions Denoël (208 pages, 18 €)
Pour suivre
L'appel d'Edgar Morin pour refonder notre humanité, au micro de France Culture, le 21 septembre 2019. A voir ICI.
« Sans tabou sur "l'avenir de l'humanité" », débat entre Edgar Morin et Jean-Claude Ameisen, Chaire Edgar Morin de la Complexité à l’ESSEC, 27 janvier 2015. A voir ICI .
« L'avenir de l'aventure humaine », vidéo de la conférence tenue par Edgar Morin à l'Université Toulouse I-Capitole, le 4 mai 2017 (58'39"). https://dai.ly/x5mgzuw
« Pour une politique de l’humanité », entretien paru dans Libération, le 26 août 2002. A lire ICI.
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