Du passé, ne faisons pas table rase
- La rédaction
- il y a 4 jours
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 4 jours

Mordechaï Anielewicz, le jeune dirigeant de l'Organisation juive de combat,
qui lança l'insurrection du ghetto de Varsovie, le 19 avril 1943
« Personne ne sortira vivant d'ici. Nous voulons sauver la dignité humaine ». En 1943, un 19 avril, à l'appel de l'Organisation juive de combat, débute l'insurrection du ghetto de Varsovie. Et d'autres génocides, d'autres insurrections... Ce 19 avril, on célèbre au Brésil la Journée des Peuples Autochtones, qui ont payé un très lourd tribut à la colonisation portugaise. Le mot "insurrection" est emprunté au bas latin insurrectio, "action de s’élever", lui-même formé à partir du verbe insurgere, composé de in- ("dans, vers") et surgere ("se lever, surgir"). Comme le poète André du Bouchet, peut-être faut-il aller « droit au jour turbulent » ?
Ephémérides
Visitant un camp de concentration nazi en Allemagne voici 25 ans en 2000, Nailton Pataxo, cacique du peuple autochtone Pataxó Hãhãhãi au Brésil (dans le sud de l’État de Bahia), eut cette réflexion : « Quand vous parlez des six millions de personnes qui furent exterminées dans les camps de concentration, vous connaissez leurs noms et les dates de leur mort. Nous, Indiens, nous nous souvenons de la disparition de près de six millions de nos frères et sœurs mais dans la plupart des cas, nous ne savons rien sur ces massacres. Ce fut une extermination silencieuse et permanente qui continue encore de nos jours ».
Nailton Pataxo, a été grièvement blessé le 21 janvier 2024 lors d’une attaque menée par de grands propriétaires terriens accompagnés de policiers et d’hommes armés, au cours de laquelle sa sœur, la chamane Maria de Fátima Muniz Pataxó, appelée "Nega", a été abattue.

Forte émotion lors des funérailles de Maria de Fátima Muniz Pataxó, en janvier 2024. Photo Teia dos Povos
Dès le XVIe siècle, les peuples autochtones du Brésil ont opposé une résistance active à la colonisation portugaise. Cette résistance a pris plusieurs formes : luttes armées, alliances avec des puissances européennes rivales, et révoltes contre l’enrôlement forcé, l’esclavage et la dépossession de leurs terres. La Confédération Tamoio, une alliance de tribus du littoral brésilien, s’est ainsi soulevée contre les Portugais au XVIe siècle. Cette histoire est largement méconnue, même si certains épisodes de résistance sont documentés, comme la révolte des Botocudo, dans la région du Minas Gerais et de l’Espírito Santo, au début du 19e siècle : leur insurrection fut brutalement réprimée par l’armée coloniale.
Ci-dessous en PDF (129 pages), "Dépossédés. Les Indiens du Brésil" traduction de "Disinherited.Indians in Brazil", publié par Survival International, numéro spécial de la revue Ethnies, printemps 2002.
Ce 19 avril au Brésil, on célèbre la Journée des Peuples Autochtones, qui vise à valoriser la diversité culturelle des peuples autochtones, à promouvoir le respect, à combattre les préjugés et à rappeler l’importance de la garantie de leurs droits. Cette date du 19 avril a été choisie en référence au Premier Congrès Indigéniste Interaméricain, qui s’est tenu en 1940 à Pátzcuaro, au Mexique. Le Brésil a officialisé cette date en 1943, sous le gouvernement de Getúlio Vargas. Pendant près de 80 ans cette journée fut nommée "Journée de l’Indien" ("Dia do Índio"). En 2022, le nom a été officiellement changé pour devenir la "Journée des Peuples Autochtones" ("Dia dos Povos Indígenas"), en réponse à une demande historique des peuples autochtones eux-mêmes, qui considèrent le terme "indien" comme inapproprié et porteur de stéréotypes. Pour beaucoup d’autochtones et d’activistes, le 19 avril est avant tout un jour de lutte et de réflexion, plus qu’un jour de célébration, en raison des nombreux défis qui restent encore à relever pour la reconnaissance et le respect de leurs droits.

Arrestation dans le ghetto de Varsovie, photographie n. 14
de l’album du S.S. Jürgen Stroop (sur le site L'Histoire par l'image)
19 avril 1943 : début de l'insurrection du ghetto de Varsovie
« Nous ne voulons pas sauver notre vie. Personne ne sortira vivant d'ici. Nous voulons sauver la dignité humaine. » (Arie Wilner, un des combattants de l’insurrection du ghetto de Varsovie)
Il y a quatre-vingt-deux ans, le 19 avril 1943, 750 combattants Juifs prirent les armes et se soulevèrent, dans le ghetto de Varsovie, contre les forces nazies. Ces résistants, souvent très jeunes, étaient armés de pistolets et de grenades artisanales. Ils étaient en outre passés maîtres en la fabrication de cocktails Molotov. Ils répondaient à l'appel de l'Organisation juive de combat (OJC) qui préparait l'insurrection, depuis plusieurs mois, dans cet enfer devenu l'antichambre de la mort vers les camps d'extermination.
Dans ce ghetto, le plus peuplé de ceux des territoires occidentaux occupés par les Nazis, crée en octobre 1939, il ne restait au moment du déclenchement de l'insurrection que 55.000 à 57.000 rescapés sur une population initiale de 400.000 juifs. Tous les autres avaient été déportés, par vagues successives, dans les camps d'extermination de Belzec, Sobibor et Treblinka. (1)
En janvier 1943, les troupes nazies se heurtent pour la première fois à une résistance organisée au sein du ghetto. Ils se retirent et reviennent en force le 19 avril. Cette date marque le début de l’insurrection.
Ce combat, comme un cri contre la barbarie, les révoltés le savaient incroyablement inégal. Contre eux, les forces engagées par les Nazis (unités SS, unités de police et collaborateurs polonais) atteignirent, selon les sources, de 2.000 à 3.000 soldats. Ils employèrent les grands moyens contre cette résistance inattendue : armes lourdes dont des tanks Panzers (certaines sources signalent même des bombardements de l'aviation allemande).
Les résistants du ghetto de Varsovie étaient organisés au sein de l'Organisation juive de combat (OJC, en polonais "Żydowska Organizacja Bojowa"), dirigée par Mordechaï Anielewicz, un sioniste de gauche membre de l'Hachomer Hatzaïr (2).
La conférence de Wannsee
Les combattants vont utiliser des tactiques de guérilla pour maximiser leur impact. Ils tendent des embuscades dans les ruelles étroites, utilisent des caches souterraines pour se déplacer, et fabriquent des armes artisanales comme des cocktails Molotov. Leur connaissance du terrain leur permit de tenir près d'un mois, malgré des ressources militaires des plus limitées. Le 8 mai 1943, cerné dans son bunker du 18 de la rue Mila, Mordechaï Anielewicz se suicide avec sa compagne Mira Fucher et l'état-major de l'OJC. Les combats vont continuer pendant 11 jours, dirigés par un de ses adjoints, Marek Edelman. Celui-ci, avec 40 de ses camarades, le 16 mai, réussit à fuir le ghetto bombardé et en feu par les égouts et continuera le combat dans la résistance polonaise. (3)
Cette insurrection s'inscrit dans un processus plus large. Elle intervient quelques mois après la défaite majeure des troupes nazies à Stalingrad dont l'écho mondial a changé la donne. Cette révolte a lieu au moment de l'accélération des déportations et de l'extermination qui se déroulèrent par étapes.
Nous savons que la création du système des ghettos précéda la décision de « la solution finale de la question juive », c'est à dire l'assassinat de tous les Juifs européens, prise le 20 janvier 1942 à la conférence dite de Wannsee. Cette réunion se tint à Berlin, à la villa Marlier. Là, quinze dignitaires nazis (dont Heydrich et Eichmann) établirent en deux heures, sur ordre de Hitler, Goering et Himmler, les modalités de l'extermination et notamment son "industrialisation" (4). La villa Marlier est aujourd’hui un lieu de mémoire et d’enseignement dédié à la Shoah
Nous savons aujourd'hui, notamment grâce aux travaux du prêtre catholique et historien Patrick Desbois, que l'extermination avait déjà commencé. Et en grand. Ces tueries de masse, il les a appelées La Shoah par balles. C'est à coups de pistolets Mauser que des unités mobiles de la Wehrmacht, les Einsatzgruppen, exterminèrent Juifs et Roms, lors de l'avancée allemande vers l'Est. Les victimes étaient forcées de creuser leur propre tombe avant d'être exécutées. Plus d'un million de personnes, par familles entières, furent assassinées. (5)
L’écho de l’insurrection
Le combat du ghetto de Varsovie, comme un cri contre la barbarie, fit écho, relativement vite, vu les moyens de transmission et d'information existants, dans les réseaux juifs de combat. Particulièrement parmi les résistants de la section juive du PCF. Adam Rayski, qui en fut le responsable à cette époque, le raconta au cours d'un colloque consacré à l'insurrection du ghetto : « La nouvelle que les Juifs du ghetto de Varsovie résistaient aux troupes de la Wehrmacht, nous l’avons apprise début mai 1943, grâce à l’écoute permanente de Radio-Londres. Dans un premier temps, l’information fut diffusée par le service polonais de la B.B.C. qui était plus facile à capter, étant moins brouillé. On n'ignore pas aujourd'hui que sa diffusion sur les ondes n’a été décidée qu’après plusieurs jours de tractations entre le gouvernement polonais en exil et les autorités britanniques qui tardaient à donner leur accord, sous prétexte de "vérifications". La première réaction de cette organisation, quelques jours après l'annonce du soulèvement, fut la publication du journal clandestin "Unzer Wort" ("Notre parole") ».
Ce journal, en yiddish, quelques jours après l'information diffusée par la BBC, évoquait ce temps où l'espoir change de camp : « Le jour n’est pas loin où les bandits hitlériens devraient rendre compte de leurs crimes. […] Le spectre de la défaite se dresse devant les bourreaux. Il leur apparaît sous les visages des millions de leurs victimes qui se lèvent de leurs tombes, sortent des fours crématoires et d'autres usines de la mort. Ils avancent, tels une armée invincible ; derrière eux viennent les vivants ; l’humanité toute entière, tous les opprimés, tous unis par la seule pensée d'effacer à jamais de la surface de la terre les assassins nazis pour qu'il n'en reste pas trace. »
Pendant le mois de mai, indique Adam Rayski, l'U.J.R.E. (Union des Juifs pour la résistance et l'entraide, affiliée au P.C.F.) y consacre tous ses journaux clandestins publiés simultanément à Paris, Lyon, Toulouse et Grenoble ainsi que de nombreux tracts distribués par milliers et ronéotypés plusieurs fois. La Commission intersyndicale juive auprès de la C.G.T. édite, elle, un tract destiné spécifiquement aux ouvriers juifs. De son côté, la presse du M.N.C.R. (Mouvement national contre le racisme créé par l’U.J.R.E.) diffuse le récit de la bataille et le commente dans des numéros spéciaux de J’accuse (Zone Nord), Fraternité (Zone Sud), Combat Médical et Lumières (6).
Le 4 juin 1943, cette commission intersyndicale plaça la journée de protestation contre les crimes nazis sous le signe d'un hommage au soulèvement du ghetto de Varsovie. Et l'historien Jacques Ravine remarque : « En ce jour du 4 juin, eurent lieu des interruptions de travail et des réunions dans un grand nombre d'ateliers et de petites fabriques de pelleterie, de confection, d’ébénisterie, etc. […] Cette action revêtit une ampleur particulière dans la zone sud où se trouvait la majorité de la population juive rescapée. » (7)
Cette "petite" bataille de plusieurs semaines, à Varsovie, un court moment dans l'immensité de la guerre, tout comme le sacrifice de ces combattants du ghetto, continuent pourtant de remuer profondément nos consciences tant il s'apparentent à la lutte du Bien contre le Mal.
Dans L'Imprescriptible, le philosophe Vlamidir Jankelevitch remarquait avec justesse : « Le passé, comme les morts, a besoin de nous ; il n'existe que dans la mesure où nous le commémorons. Si nous commencions à oublier les combattants du ghetto, ils seraient anéantis une deuxième fois. Nous parlerons de ces morts afin qu'ils ne soient pas anéantis ; nous penserons à ces morts de peur qu'ils ne retombent, comme disent les chrétiens, dans le lac obscur, de peur qu'ils ne soient à jamais engloutis dans les ténèbres. » (8)
Michel Strulovici
NOTES
(1). Le ghetto de Varsovie était le plus grand ghetto juif établi par les nazis en Europe occupée. En janvier 1941, il comptait environ 381.000 personnes, atteignant 439.000 en juin 1941, avant de redescendre à 400.000 en mai 1942. En 1943, après l'insurrection du ghetto, la population restante fut totalement décimée lors de la répression allemande.
(2). Mordechaï Anielewicz comprend très jeune la dimension de l'affrontement en cours. À l'âge de 21 ans, lors d'une réunion des responsables des mouvements juifs à Vilnius en Lituanie, il appelle ses camarades et les membres d'autres mouvements à prendre les armes pour combattre l'envahisseur nazi. En janvier 1940, il organise une structure secrète de propagande et de résistance anti-allemande. Il est membre de l'Hachomer Hatzaïr (La jeune garde), un mouvement de jeunesse sioniste de gauche né en 1913 en Autriche. Ses fondements sont le judaïsme, le socialisme, le sionisme, le scoutisme.
(3). Dominique Vidal, "Marek Edelman, une vie exemplaire", Le Monde diplomatique, octobre 2009 (ICI).
(4). Voir l'admirable et glaçant film La conférence de Matti Geschonneck (avril 2023).
(5). Voir l'inestimable travail sur cette question du père Patrick Desbois, La Shoah par balles, Paris, éditions Plon, 2019. Ce prêtre catholique et historien a consacré sa carrière à la découverte de fosses communes et à la documentation des témoignages de rescapés aux exécutions nazies en Europe de l’Est. Son travail a permis d’identifier des milliers de sites d'exécution. Le père Desbois a également enquêté sur les crimes commis contre le peuple yézidi par l'État islamique et a travaillé à documenter les atrocités en Ukraine.
(6). Colloque sur "Le soulèvement du ghetto de Varsovie et son impact en Pologne et en France", 17 avril 1983 (ICI).
(7). Jacques Ravine : La Résistance organisée des Juifs en France (1940-1944), chapitre intitulé "L'exemple du ghetto de Varsovie", Paris, éditions Julliard, 1973.
(8). Vladimir Jankélévitch, allocution prononcée en avril 1969 au Mémorial du martyr juif inconnu à l'occasion de la Journée nationale de la Déportation et de la révolte du ghetto de Varsovie, in L’Imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 79.
Poème du jour
André du Bouchet, Du bord de la faux
Il y a vingt-et-un ans, le 19 avril 2001, disparaissait le poète André du Bouchet, né en France dans une famille « d'une belle diversité » (comme l'écrivit Didier Cahen dans la revue Esprit), d'un père américain d'origine française mais né en Russie et d'une mère d'origine russe juive. Après la proclamation des lois de Vichy, qui interdirent à sa mère l'exercice de sa profession (elle était médecin dans un hôpital public), il fit à pied, avec sa mère et sa sœur, le trajet de la région parisienne jusqu'à Pau. Peu de victuailles, mais un livre dans la besace : le dictionnaire de grec Bailly. De Pau, ils purent rejoindre Lisbonne d'où ils empruntèrent le dernier paquebot pour l'Amérique, pour rejoindre leur père qui résidait déjà aux États-Unis.
Le centenaire de sa naissance, le 7 mars 2024, est passé quasiment inaperçu, sauf pour les humanités : à lire ou relire (ICI). Et pour aujourd'hui, un poème, Du bord de la faux :
I
L’aridité qui découvre le jour.
De long en large, pendant que l’orage
va de long en large.
Sur une voie qui demeure sèche malgré la pluie.
La terre immense se déverse, et rien n’est perdu.
A la déchirure dans le ciel, l’épaisseur du sol.
J’anime le lien des routes.
II
La montagne,
la terre bue par le jour,
sans que le mur bouge.
La montagne
omme une faille dans le souffle
le corps du glacier.
Les nuées volant bas, au ras de la route,
illuminant le papier.
Je ne parle pas avant ce ciel,
la déchirure,
comme
une maison rendue au souffle.
J’ai vu le jour ébranlé sans que le mur bouge.
III
Le jour écorche les chevilles.
Veillant, volets tirés, dans la blancheur de la pièce.
La blancheur des choses apparaît tard.
Je vais droit au jour turbulent.
André du Bouchet, Dans la chaleur vacante (Mercure de France, 1961. Réédition Gallimard, Coll. Poésie, 1991)
Parce que vous le valez bien, les humanités ce n'est pas pareil. Nous avons fait le choix d'un site entièrement gratuit, sans publicité, qui ne dépend que de l'engagement de nos lecteurs. Dons (défiscalisables) ou abonnements ICI
Et pour recevoir notre infolettre : https://www.leshumanites-media.com/info-lettre
Comments