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"Dragon, on n'est pas à la maison". Journal de Marioupol / 03


Au fil des jours. Les humanités ont commencé, le 15 mai, la traduction et la publication du Journal de Marioupol tenu sur Instagram par Katya, 27 ans, après qu’elle ait pu fuir la ville assiégée. Par petites touches, d’une extraordinaire concision, en mots et aussi en images, judicieusement choisies, graphiquement retravaillées, elle évoque le quotidien sous les bombes, les corps qui jonchent les rues… Dans cette troisième séquence, elle raconte sa fuite à pied, le long de mer. Et son récit convoque les témoignages d’autres femmes : Iryna, elle aussi à Marioupol, et Tatiana, à Irpine.


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L’histoire d’Iryna


Quelques jours avant l'attaque russe, Iryna est venue à Marioupol pour aider sa belle-mère, gravement malade. Elle, son mari et son fils de 10 ans n’ont pas été en mesure de quitter la ville assiégée. La guerre a surpris la famille pour la deuxième fois - en 2014, ils avaient fui la guerre dans le Donbass.

« Dès les premiers jours dans la ville, il y avait de longues files d'attente dans les supermarchés. Puis les magasins ont commencé à être dévalisés. Les gens se sont emparés non seulement de la nourriture, mais aussi de l'alcool et des articles ménagers.

L'eau a manqué en premier. On utilisait l'eau des systèmes de chauffage. Je suis devenue « alchimiste ». Sur un feu de camp, j’ai appris à transformer cette eau en eau potable.

Une nuit, pendant les bombardements, j'ai senti la maison se soulever. Une bombe larguée par un avion a frappé le bâtiment voisin de 14 étages. La moitié de la maison a disparu, un kiosque à proximité s'est envolé et s'est accroché à un arbre. Après cela, dès qu’on entendait le vrombissement d’un avion, on courait immédiatement se cacher.


Un jour, un avion a largué une bombe sur le théâtre, où des gens s’étaient réfugiés. Sur le trottoir à côté, "Enfants" était écrit en lettres capitales blanches. Ce fut une frappe directe. Seuls ceux qui étaient sous la scène ont survécu. Peu. Sans les frappes aériennes, Marioupol aurait survécu.


Il y avait des jours où nous ne quittions pas du tout le sous-sol, à cause des bombardements intensifs. Un jour, tout le monde est tombé malade. Un rotavirus [qui cause la gastro-entérite – NdR]. Les enfants d'abord, puis les adultes.

La plupart des gens mouraient de blessures causées par des éclats d'obus, alors qu'ils faisaient la queue pour obtenir de l'eau ou qu'ils cuisinaient à la maison. C'est ainsi qu'un homme d'une habitation voisine est mort, en allant chercher de l'eau. Il est resté allongé là avec sa théière. Son corps est resté là, si longtemps.

Il est impossible de compter le nombre total de morts à Marioupol. Personne n'a compté. Les gens étaient juste allongés dans les rues, et on passait à côté d'eux.


J'avais l'habitude de penser que ce n'est pas effrayant de mourir. Mais à Mariupol, j'ai réalisé que je voulais vivre. Je souhaitais vraiment que personne ne meure. »


Iryna et son fils sont partis à l'étranger, son mari a rejoint l'armée.


Jamais je ne pardonnerai…


Ma ville natale a tenu bon pendant presque 3 mois. Pendant ce temps, la vie de tous ses habitants a changé à jamais : certains, comme nous, ont réussi à s'échapper de l'enfer, certains ont été déplacés de force en Russie, et pour certains la vie s’est arrêtée là. Il m'est difficile d'imaginer ce que je ressentirai lorsque nous rentrerons chez nous avec mon fils. Est-il possible de regarder les horreurs que les Russes ont fait ? Toutes les rues le long desquelles nous avons marché ont été détruites. Il semble qu'il ne reste rien, rien qui rappelle même de loin Marioupol.

Aujourd'hui, la ville est temporairement occupée. Temporairement ! Je crois que bientôt Marioupol pourra respirer librement et revivre. Aujourd'hui, en raison des cimetières improvisés, de la ptomaïne [alcaloïde provenant de la décomposition des chairs – NdR] et des restes des morts qui gisent encore sous les débris, la ville est au bord de la catastrophe, il y a un risque d'épidémie de maladies infectieuses. En raison des infrastructures détruites, les gens doivent utiliser de l'eau non potable. L'armée russe continue de déplacer de force les habitants et de mener des interrogatoires dans des camps de "filtration". Jamais. Je ne pardonnerai jamais ce que les rashistes (*) ont fait à ma ville natale.


(*) Rashistes : nom donné aux fascistes russes.



Avant / après. Diaporama (5 images)


Fuir la ville


À la fin du mois de mars, nous avons compris que les bombardements et les raids aériens ne s'arrêteraient pas. Nous devions fuir la ville, sinon nous allions mourir ici. Nous n'avions aucune information sur les couloirs humanitaires. En plus, nous n'avions pas de voiture, ni de connexion pour contacter des amis.

La seule issue pour nous était de marcher le long de la mer.


Nous avons dû partir sans ma mère. Elle n'avait pas assez de force pour parcourir la distance nécessaire. Mon frère et mon père ont également décidé de rester.

A chaque pas le long de la mer, je sentais que les chances de revoir un jour ma famille diminuaient.

Nous avons marché pendant 10 kilomètres, avant de trouver un abri dans le village de Pischane...


Quand nous sommes arrivés à Pischane, nous nous sommes arrêtés chez Tanya, une habitante. Le four y était allumé. C'était la première fois depuis le début de la guerre que nous dormions au chaud. Il y avait du réseau, et j'ai lu qu'il y avait un "couloir" par lequel nous pouvions continuer notre chemin, sous notre propre responsabilité. La première localité sur cette route était Portovske. Nous l'avons atteint après avoir marché encore 10 kilomètres.

La grand-mère de mon mari, âgée de 78 ans, n'a jamais dit qu'elle était fatiguée pendant tout le voyage. Elle a marché avec les autres.

"Je ne pouvais pas vous laisser tomber. Si j'avais dû, j'aurais rampé. ", a-t-elle confié plus tard.


Irpine, l’histoire de l’évacuation de Tatiana


« Nous vivions dans une maison individuelle. Le 24 février, vers 5 heures du matin, nous avons entendu une explosion et avons compris qu'elle avait commencé. Nous avons rapidement réveillé les enfants et commencé à nous préparer à quelque chose d'inconnu. Mon mari, nos quatre enfants, d’autres familles et des voisins se sont réunis chez nous. Nous étions cachés dans la cave de 2,5 m sur 2,5 m, à l'abri des bombardements. Quand il y a eu un bombardement, ma petite-fille m'a demandé ce que c'était. Je lui ai dit que c'était un dragon. Plus tard, elle est arrivée en courant et a dit : "Grand-mère, il y a un dragon qui frappe." Je lui ai demandé de lui dire qu'on n'était pas à la maison, qu'il aille voir ailleurs. Elle a couru à la fenêtre et a crié : "Dragon, on n'est pas à la maison." Les ponts de la ville ont été dynamités, il n'y avait que celui de Bilogorodka. Mes enfants et quelques voisins ont été les premiers à partir. Le reste de mes voisins et moi sommes restés à la maison. Mon mari et mon gendre ont rejoint les forces de défense du territoire dès le 26 février. Après le départ des enfants, des bombardements très puissants ont commencé. Nous sommes restés dans la cave presque toute la journée et toute la nuit.

Le matin du 6 mars, un obus a touché un bâtiment voisin de cinq étages, y mettant le feu. C'était le signal que c'était le moment de quitter la maison et de s'échapper. Il n’y avait pas de connexion, pas d'internet. J'ai décidé que nous irions à Romanivka. Nous marchions en file indienne. J'ai regardé au coin de la rue, il y avait un soldat russe : il a fait un signe de la main, puis s'est mis à genoux et a commencé à nous viser. Nous avons rapidement reculé, nous cachant derrière la clôture. Nous avons regardé de l'autre côté de la clôture, il y avait un char. Le soir arrivait, on ne savait pas où aller. On a réussi à trouver un endroit pour se cacher ».


Le théâtre de Marioupol. Le cœur brisé de la ville.


Séquences précédentes du Journal de Marioupol :


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