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Photo du rédacteurJean-Marc Adolphe

Dominique Bagouet, les anges et le cinéma

Dernière mise à jour : il y a 2 jours


Dominique Bagouet. photo DR


Il y a tout juste 32 ans, le 9 décembre 1992, disparaissait prématurément le chorégraphe Dominique Bagouet, "funambule des ellipses". Son œuvre reste aujourd'hui bien présente à travers plusieurs actions de transmission et de remontage de ses chorégraphies. L'une de ses pièces les plus enjouées, Le Saut de l'ange, avait heureusement fait l'objet d'une transposition cinématographique, en 1988. Laquelle compte parmi les "50 films culte" (de danse) réunis dans un somptueux ouvrage qui paraît aux éditions Scala.


On ne peut évidemment savoir de quelles œuvres nous aura privé la disparition prématurée d'un artiste. Il y a tout juste 32 ans, le 9 décembre 1992, le sida emportait le chorégraphe Dominique Bagouet, à 41 ans. En « funambule des ellipses » (comme l’a joliment qualifié le journaliste Raphaël de Gubernatis), Dominique Bagouet a tout de même eu le temps de semer, dans un paysage chorégraphique qui fut, dans les années 1980, un laboratoire d'effervescences, de véritables pépites : Déserts d'amour (1984), Le Crawl de Lucien (1985), Fantasia Semplice et Assaï (1986), Le Saut de l'ange (1987), Les Petites Pièces de Berlin (1988), Meublé sommairement (1989), Jours étranges et So Schnell (1990), Necesito, pièce pour Grenade (1991), pour ne retenir que quelques titres parmi les plus emblématiques de ce que l'époque qualifiait alors de « danse d'auteur ».


Ce répertoire a heureusement survécu à la disparition du chorégraphe grâce à l'engagement des Carnets Bagouet, association créée en avril 1993 par les anciens danseurs et des collaborateurs de la Compagnie Dominique Bagouet, avec le triple souci de transmettre le répertoire de Dominique Bagouet en permettant le remontage de certaines pièces, et de transmettre sa pédagogie, et constituer un fonds d'archives (1). Comme l'écrivait Laurence Louppe en 1993, « L'œuvre de Bagouet, ce n'est pas seulement une série de pièces, dont certaines, certes, sont des joyaux de la chorégraphie contemporaine. L'œuvre de Bagouet, c'est d'abord ce réseau vivant d'états partagés, de rencontre avec les sensibilités et les imaginaires qu'il n'a cessé d'entretenir avec les danseurs lui-même (...). La compagnie Bagouet c'est un corps partagé, un corps sensible, non seulement dépositaire du répertoire et du style (inimitable), mais de l'exigence, de la recherche, du désir de faire et de transmettre. »


So Schnell, chorégraphie de Dominique Bagouet (1990), remontée en 2020-2021 au Centre national de la danse

par Catherine Legrand. Photo Caroline Ablain


Dernière reprise en date (en 2020-2021 au Centre national de la danse) : So Schnell, une oeuvre qui a connu deux versions, celle de la création, en 1990, et une version retouchée par Dominique Bagouet en 1992, peu avant sa mort, pour être jouée à l'Opéra de Paris. « C’est la toute première version qui m’intéresse le plus, pour le sentiment de liberté qu’elle diffuse », confiait Catherine Legrand, qui a dirigé le remontage de So Schnell en 2020. Sur ResMusica, en mars 2024, après une représentation à l'Arsenal de Metz, Dominique Adrian écrivait : « Faute d'avoir vu les danseurs des premières années, ceux qui avaient travaillé avec Bagouet, il est difficile de dire ce qu'ils apportent et ce qu'ils modifient à notre perception de la chorégraphie, mais l'énergie qu'ils déploient au service de la pièce est contagieuse : c'est le principe de la transmission, en danse comme ailleurs, le passage du temps ne laisse rien intact, mais on ne peut que sortir heureux d'une soirée où l'intelligence du mouvement s'unit à une délicatesse émotionnelle rare.»


Intelligence du mouvement et délicatesse émotionnelle


Intelligence du mouvement et délicatesse émotionnelle. Cet alliage, dont Dominique Bagouet a été l'architecte-alchimiste, aura fait merveille dans Le Saut de l'ange, conçu avec le plasticien Christian Boltanski, créé en 1987 au Festival Montpellier-Danse, en extérieur, Cour Jacques Coeur. Une pièce foraine, portée par « des danseurs magistralement inspirés, spiriruels, intelligents, distanciés jusque dans le moindre geste, et plus que jamais d'aplomb dans une technique si parfaite qu'on ne la remarque plus » (2), comme l'a écrit Chantal Aubry (3).


Jean-Pierre Alvarez et Catherine Legrand, dans "Le Saut de l'ange", chorégraphie de Dominique Bagouet,

au festival Montpellier Danse (1987). Photo Christian Ganet


Le Saut de l'ange, parade (costumes de Dominique Fabrègue) ou carrousel de danseurs en singularités assemblées, avec de petits textes confectionnés sur mesure par le dramaturge Alain Neddam : « Chacun représente un type, une façon de se déguiser enfantine et têtue », écrit encore Chantal Aubry : « l'acrobate, l'athlète de foire, la Vénus de barrière, la poupée dansante, la petite sœur de Musidora, joli rat d’hôtel noir et fluide sorti tout droit de chez Feuillade, le danseur, la danseuse flamenco, jabot pour l'un, effets de talons pour l'autre. Maillots panthère, beautés fragiles ou saugrenues comme dans un cirque à la Ophüls, tutus de tulle, volants et falbalas, épaulettes dorées, dragones démodées, diadèmes de pacotille, candeur provocante enfin des couleurs et des matériaux, le jaune citron, le rouge inévitable, les gros pois, le satin noir, les petites ballerines dorées, capes et bonnets pour l'une, accessoires de trois sous pour l'autre. L'archétype échappe à l'instant même où il fait mine de se former et gambade dans l'imaginaire du spectateur. Et chaque danseur devient ainsi le lieu unique des souvenirs de tous. »

Dominique Bagouet pendant le tournage de " Dix Anges, portraits" à Marseille en 1988. Photo Christine-Juliette Le Moigne


On retrouve Le Saut de l'ange, ou plutôt sa version filmée, Dix Anges, portraits, réalisé en 1988 par Dominique Bagouet et Charles Picq, parmi les "50 films cultes" réunis dans Cinédanse, un ouvrage qui vient de sortir aux éditions Scala. « Ce n'est plus tout à fait Le Saut de l'ange qu'on découvre », écrit Raphaël de Gubernatis, « mais une adaptation assez surprenante, ne serait-ce que par le lieu du tournage. On a abandonné la noble sévérité du collège de jésuites [de la Cour Jacques Cœur à Montpellier] pour la cour d'une usine désaffectée de Marseille. (...) Dominique Bagouet aurait évidemment rejeté une architecture solennelle, un espace monumental. Ce site quelconque ne pouvait que convenir à son goût pour la simplicité. Et en matière de simplicité, qui n'exclut pas le raffinement, la caméra de Charles Picq est parfaite. Elle multiplie les plans, mais avec sobriété et sagacité, donne à voir des images inédites, impossibles à réaliser sur une scène. » ( Dix Anges, portraits peut être visionné sur la plateforme Numéridanse : https://www.numeridanse.tv/videotheque-danse/dix-anges-portraits )


Cinédanse : 50 films culte



L'initiative des éditions Scala est tout à fait remarquable. La direction de l'ouvrage a été confiée à la chorégraphe Dominique Rebaud et à Nicolas Villodre, qui fut l'un des animateurs de la Cinémathèque de la Danse, et qui ouvre cette sélection de films culte par un essai d'une formidable érudition sur « le mouvement de va-et-vient entre le cinéma et la danse ».


Charlie Chaplin, "Sunnyside" (1919)


Le Charlie Chaplin de Sunnyside ("Une idylle de printemps", 1919) y côtoie les Bourres d'Aubrac (film de Jean-Dominique Lajoux et Francine Lancelot, 1965), le flamenco de Carmen Amaya voisine les danses grotesques de Valeska Gert, dans un panthéon où figurent encore l'étoile Yvette Chauviré, les danses du Bauhaus, le Butô de Tatsumi Hijikata et Kazuo Ohno, les Nicholas Brothers et Isadora Duncan, le ciné-transe de Jean Rouch, le cinéma expérimental de Théo Hernandez, les prestidigitations de Jean-Christophe Averty. Outre Dominique Bagouet, on retrouve bien sûr quelques-uns de grands noms de la danse du 20ème siècle (Pina Bausch, Merce Cunningham, Trisha Brown, Carolyn Carlson, Anne Teresa De Keersmaeker, etc), à travers des œuvres cinématographiques qui gardent leur empreinte, commentées par une pluralité d'écritures (4), dont certaines de chorégraphes (Marcia Barcellos, Dominique Boivin, Norbert Corsino, Odile Cougoule, Catherine Diverrès, Christine Graz, Pascale Houbin, Daniel Larrieu, Bernardo Montet, Cécile Proust, Elizabeth Schwartz). En 160 pages, un ouvrage que l'on a autant de plaisir à lire qu'à plonger dans l'iconographie qui le compose.


Jean-Marc Adolphe


(1) - Les Carnes Bagouet, éditions Les Solitaires intempestifs, 2007.


(2) - A la création : Catherine Legrand, Claire Chancé, Sarah Charrier, Dominique Noël, Sonia Onckelinx, Michèle Rust, Jean-Pierre Alvarez, Christian Bourigault, Bernard Glandier, Orazio Massaro.


(3) - Chantal Aubry, Bagouet, éditions Bernard Coutaz, 1989.


(4) - L'auteur de ces lignes a été mis à contribution pour deux textes sur Hosotan (Tatsumi Hijikata / Keiya Ouchida) et Hoppla (Anne Teresa De Keersmaeker / Wolfgang Kolb.


 
  • Cinédanse. 50 films culte, sous la direction de Dominique Rebaud et Nicolas Villodre, éditions Scala,160 pages, 35 €.


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