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De l'Ukraine à l'Espagne : fibules wisigothiques du VIe siècle.
Origines : nord de la mer noire, Roumanie, Europe occidentale.Walters Art Museum, Maryland, Etats Unis
Lors d'un récent voyage en Europe, l'historien américain Timothy Snyder, spécialiste de l'histoire de l'Europe centrale et de l'Est et de la Shoah, s'est rendu en Ukraine, où il a rencontré à Zaporizhzia des enfants dans une école souterraine. Le récit qu'il fait de cette rencontre lui donne l'occasion de délivrer une formidable leçon d'histoire européenne.
Mon train pour Zaporizhzhia (1) est arrivé avec quatre minutes d’avance. Cela m'a fait sourire. Les trains ukrainiens, malgré tout, sont très ponctuels. Mon train de nuit depuis Chelm en Pologne jusqu’à Kyiv était à l'heure. Puis, le train de nuit depuis Kyiv à Zaporizhzhia était en avance. J’étais venu pour l’ouverture d’une école mais j’avais bien d’autres choses en tête.
Zaporizhzhia se situe au sud-est de l'Ukraine, à quelques vingt miles (32 km) de la ligne de front. Son nom signifie "au-delà des rapides" ; la ville industrielle est à cheval sur la Dniepr, dans un site d’importance critique pour le commerce et les conquêtes depuis l’antiquité. Pour moi, le trajet vers Zaporizhzhia survenait à la fin d’un voyage européen plus étendu qui m’a emmené dans neuf autres pays avant l’Ukraine.
Lorsque je suis arrivé à hauteur de Khortytsia, l’île étendue au milieu du Dniepr qui est orientée vers la ville, je réfléchissais à toutes les connexions entre l’endroit où je me tenais et les pays que je venais de visiter, des liens qui sont partie intégrante de l’histoire, mais qui sont souvent oubliés.
L'Ukraine, une si longue histoire européenne
Pour les Ukrainiens, Khortytsia était le site de la capitale de l’État Cosaque (1649-1764). Mais, comme on le découvre en marchant sur l’île, son histoire humaine a des milliers d’années. Le Dniepr lui-même porte un nom scythe. Les Scythes furent une grande puissance dans l’antiquité, respectés par Hérodote pour avoir vaincu les Perses. A son apogée, la puissance militaire des Scythes aurait été plus grande que celle de toutes les cités-états grecques réunies. Et les Grecs et les Scythes se sont bel et bien battus; c’est la source de la présence dans notre mémoire culturelle des Amazones qui furent, en réalité, des guerrières scythes. Je suis arrivé à Khortytsia quelques jours après une visite à l'Altes Museum de Berlin, où l’on peut voir une telle guerrière sur un vase grec. Dans la mythologie grecque, les grands héros rencontrent les Amazones. Du côté scythe, l’histoire veut qu’Hercule ait fait la rencontre de la déesse-serpent, celle qui fonda le peuple scythe, sur Khortytsia.
Ces origines alimentent le courant principal de l’histoire gréco-scythe. Ce dont nous nous souvenons comme étant la civilisation grecque classique est aussi un héritage économique et culturel des Scythes, peuple qui habitait les terres au nord de la Mer Noire, dans ce qui est dorénavant l’Ukraine. Si nous considérons la Grèce antique comme faisant partie de nos traditions, nous devrions aussi leur associer les Scythes : à Khortytsia, Zaporizhzhia, en Ukraine.
Puis les Wisigoths, peuple germanique que nous rattachons à la chute de l'empire romain, succédèrent aux Scythes. En 376 ap. J-C, après des siècles de domination et de prospérité apparentes, ils furent chassés vers l’ouest par les Huns. En 410, les Wisigoths vainquirent les armées romaines, tuèrent l'empereur et procédèrent au sac de Rome (selon Saint Augustin, ils auraient épargné les églises). Ensuite, les Wisigoths fondèrent et régnèrent sur des États dans ce qui est maintenant l’Italie, la France, et surtout, l’Espagne. Pour les Espagnols, la fondation de l’État remonte au royaume des Wisigoths « reconquis » par Ferdinand et Isabelle en 1492, un royaume dont les descendants étaient issus d'un peuple venu d’Ukraine.
Durant mon périple, je me suis fait un point d’honneur de revoir les couronnes des Wisigoths exposées à Madrid et à Paris. Dans aucun musée, on ne trouve d'explications claires sur les Wisigoths. Pourtant, des origines de la Grèce à la chute de Rome, l’histoire de l’Europe et celle du monde est incompréhensible sans connaître celle de ces peuples qui ont vécu dans ce qu'est l’Ukraine d'aujourd'hui.
Regardant vers l'aval depuis l’île de Khortytsia, en direction des rapides, j'aperçois un site où les Vikings se sont battus. La poussée principale de l’exploration scandinave qui avait débuté au VIIIe siècle, n’était pas vraiment en direction de l’ouest mais plutôt de l’est. Pendant presque un demi-millénaire, les Vikings ont effectué des raids et du commerce à travers de vastes étendues, de l’Europe de l’est à l’ouest de l’Asie. Leur plus grande réalisation fut peut-être la mise en place d’un Etat à Kyiv. Son souverain le plus ambitieux fut aussi le plus grand seigneur de guerre viking, Sveinald ou Sviatoslav. Il a guerroyé au travers d’immenses territoires, depuis les Balkans jusqu’à la Volga. Il semble qu’il a été tué, au retour des Balkans, en tentant de traverser les chutes qu’on aperçoit depuis Khortytsia.
"Dans les zones occupées de l’Ukraine d’aujourd’hui, la politique russe consiste à supprimer la culture ukrainienne, et à considérer comme russes les objets d'art trouvés en Ukraine"
Sviatoslav est le père de Valdamar, que les Ukrainiens connaissent sous le prénom de Volodymyr. L’histoire de Kyiv fait partie intégrante de l’histoire de la Scandinavie aussi bien que de celle de l’Ukraine. Ici encore, l’approche historique l’emporte sur la mémoire vive. Combien sont-ils les Danois à savoir que leur plus grand roi de l’époque médiévale, Valdamar I, était un descendant direct du Valdemar/Volodymyr de Kyiv ? Il ne s’agit pas seulement d’histoires mais aussi d'imaginaire. Tout comme les mythologies grecques, les mythes scandinaves ont beaucoup à voir avec ces terres ukrainiennes. Lors de lectures publiques à Stockholm puis à Oslo, j’ai tenté de rappeler cela à mon auditoire.
Qu’elles soient exactes ou non, les références à l'histoire ne devraient pas servir à justifier la guerre. Ainsi, lorsqu’on arrive à Khortytysia, il est difficile de ne pas s’étonner devant l’étrangeté des revendications actuelles de la Russie. Ce que raconte Poutine sur le "pourquoi la Russie doit envahir l’Ukraine" est fondé sur un stéréotype qui n’a rien à voir avec Kyiv, ni avec l'époque où elle ne peut avoir été en rapport avec Moscou, qui n’existait pas encore.
Dans les zones occupées de l’Ukraine d’aujourd’hui, la politique russe consiste à supprimer la culture ukrainienne, et à considérer comme russes les objets d'art trouvés en Ukraine. Dans l’un des épisodes les plus tristes, les Russes ont dévalisé tous les objets et œuvres d'art scythes dans un musée de Kherson. En septembre 2022, la Russie est allée jusqu’à revendiquer toute la région de Zaporizhzhia comme appartenant à la Fédération russe. Cette revendication est illégale, et s’étend jusqu'à des territoires que la Russie n’occupe même pas physiquement.
Un cours d'histoire dans une école souterraine
Il s’agit, du moins partiellement, de masquer aux Européens et aux autres les échanges historiques entre leurs pays et les terres ukrainiennes. Les Européens sont supposés se demander: est-ce une partie de la Russie, ou pas ? Et de tout oublier au sujet des Scythes et des Grecs, des Visigoths et de Rome, des Vikings et de Kyiv.
A Zaporizhzhia, j’ai rencontré mes Européens préférés durant un cours d’histoire. J’avais été invité à me joindre aux cérémonies d’ouverture d’une nouvelle école souterraine dans la ville. L’école est sous terre, non pas dans un sens métaphorique, mais physiquement. Les missiles russes mettent environ quarante secondes à atteindre Zaporizhzhia, ce qui ne laisse pas suffisamment de temps pour se mettre à l’abri. Et les Russes ciblent les écoles.
Certains des enfants de Zaporizhzhia sont partis pour d’autres localités en Ukraine. En même temps, beaucoup d'enfants actuellement à Zaporizhzhia ont fui des villes de la région sous occupation russe, comme Melitopol. Afin qu’ils puissent être scolarisés, les sous-sol des écoles devaient être utilisés à plein temps, et une nouvelle école souterraine a été construite. L’école souterraine que j’ai visitée était accueillante et gaie, bien éclairée et en tout point un endroit attachant.
C’est dans cette école que j’ai rencontré mes Européens préférés.
Pendant les trois semaines précédents, j’avais rencontré des Européens dans les universités, les services des ministères, et les cafés. Et j’étais heureux de le faire et j’ai pris plaisir aux discussions. Mais il me fallait constamment répondre aux mêmes questions. Que fera Trump ? Et que fera Poutine ? Qu’en est-il des fascistes ? Et du chaos qu’ils apportent ?
Et, bien sûr, j’ai fait de mon mieux pour répondre, bien que, d’une certaine manière, ce questionnement était en lui-même le problème. La Russie a pris la voie qu’elle a prise, et l’Amérique se dirige là où elle va. Les Européens doivent agir. Rester assis à attendre après Poutine ou après Trump, c’est choisir la passivité qui a elle-même des conséquences. Les attachements de l’Europe à l’Ukraine devraient être suffisamment évidents, et pas seulement en raison du passé. L’Ukraine est l’occasion pour l’Europe d’agir. Une occasion dont elle doit se saisir.
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Enfants ukrainiens portant leur chemise brodée ("vyshyvanka")
J’ai une vidéo de mes Européens préférés que j’aimerais bien pouvoir vous montrer. Les enfants sont si beaux dans leurs chemises brodées ukrainiennes (vyshyvanky); un garçon, aux cheveux fraîchement coupés en brosse, portait un costume local. Leurs parents avaient traité cette journée comme une occasion spéciale.
C’était la première fois de leurs vies, ai-je constaté, que ces garçons et ces filles se retrouvaient dans une véritable salle de classe. L’invasion russe a débuté juste au moment ou le covid se terminait. Deux ans d’isolement ont été immédiatement suivis par trois ans de guerre. Les enfants étaient pleins d’entrain. Pour moi, c’était la première fois durant un long voyage où je pouvais poser les questions.
Alors je leur ai demandé : « Venir ici, c’est mieux que l’école à distance à la maison? » Et ils se sont tous mis à parler en même temps. « Oui ! Oui ! Oui ! » Les professeurs ont réussi à leur faire lever la main pour parler l'un après l'autre. Alors, les réponses se sont faites en belles phrases complètes en ukrainien. Je regarde la vidéo à nouveau en ce moment même…
"On peut rencontrer ses amis…Si on ne comprend pas quelque chose ,on peut lever la main
et demander… L’instit’ peut s’assurer qu’on a compris… On peut être ensemble… »
L’école souterraine a été construite en six mois. Cela serait impressionnant en toutes circonstances, et encore plus pendant une guerre active. En quittant Zaporizhzhia, en route vers la gare ferroviaire le long du principal boulevard, j’appréciais à nouveau l'assemblage des briques sur les immeubles. Dans bien des cas, elles sont de deux couleurs distinctes, parce que certaines sont plus vieilles et d’autres plus récentes.
Mes Européens préférés prennent les choses en main eux-mêmes. C’est ce que les Européens doivent faire, en général.
Timothy Snyder
23 février 2025
(texte initialement paru sur le blog de Timothy Snyder sous le titre "My favorite Europeans are nine years old", traduit pour les humanités par Maria Damcheva)
(1). Dans de précédentes publications sur les humanités, nous avions écrit "Zaporijjia". Nous avons respecté ici l'orthographe choisie par Timothy Snyder.
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