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De Versailles à Brasilia, de marécages en Cerrado

Dernière mise à jour : il y a 4 jours

Ouvriers candangos sur un chantier de Brasilia en construction, en 1959. Photo Marcel Gautherot.


Comme le château de Versailles sur son lit de marécages, elle fut bâtie à partir de rien, au beau milieu de la savane tropicale. Nouvelle capitale du Brésil, Brasilia était inaugurée voici tout juste 65 ans, le 21 avril 1960. La biodiversité du Cerrado allait en prendre pour son grade, avec le concours des importateurs (européens) de soja. Notre journal du jour passe donc par le Brésil, avec hommage à Nelson Pereira dos Santos et évocation du Manifeste anthropophage d'Oswald de Andrade. Mais on fait aussi halte en Indonésie, en cette Journée de l'émancipation des femmes qui porte le nom d'une pionnière morte à 25 ans, peu ou prou l'âge d'une jeune activiste indonésienne du climat qui se bat aujourd'hui contre l'invasion du plastique.

 Ephémérides


Au début, c'était un terrain marécageux et sableux, appelé le Val-de-Galie. Mais ce n'était qu'à une quinzaine de kilomètres de Paris : en 1623, Louis XIII (précurseur de l’absolutisme royal) y fit construire un modeste pavillon de chasse. Son successeur, un certain Louis XIV, décida dès son accession au trône, en 1661, de transformer ce petit pavillon de chasse en un somptueux palais. Ainsi est né le château de Versailles. Il fallut pour cela raser le village de Trianon, assécher les marais et niveler le terrain : même si les premières festivités y furent organisées dès 1664, avec un intitulé très marketing avant l'heure ("les Plaisirs de l’Isle Enchantée"), et que le gros œuvre fut achevé en 1671, les travaux ne seront terminés en 1710 (voir histoire de la construction de Versailles sur le site la BnF, ICI).


Au Brésil, sur 2 millions de km2, il n'y avait quasiment que des savanes tropicales, à perte de vue. Principaux habitants : le jaguar (Panthera onca), le puma (Puma concolor), le fourmilier géant (Myrmecophaga tridactyla), le tatou jaune (Euphractus sexcinctus), le tatou-boule (Tolypeutes tricinctus), le loup à crinière (Chrysocyon brachyurus) ou encore les nandous d’Amérique (Rhea americana). Deuxième plus grand biome brésilien après l’Amazonie, le Cerrado abrite 5 % de la biodiversité mondiale, avec plus de 12.000 espèces végétales (dont un tiers endémiques), et 70 % de sa biomasse est souterraine, sous forme de racines profondes qui stockent d’énormes quantités de carbone (environ 137 tonnes par hectare). Ses ressources hydrographiques en ont fait le « berceau de l’eau » du Brésil. Mais l'écosystème du Cerrado est aujourd'hui menacé, notamment avec le concours très actif des pays de l'Union européenne qui y prélèvent chaque année 30 millions de tonnes de soja pour nourrir les élevages industriels (sources : encyclopedie-environnement.org et greenpeace.fr).


C'est là, au milieu de nulle part (formule un peu stupide, parce que "nulle part", c'est toujours quelque part), qu'a été inaugurée voici 65 ans, le 21 avril 1960, Brasilia, nouvelle capitale du Brésil, construite en quatre ans seulement à partir de rien. A vrai dire, l’histoire de Brasilia commence bien avant sa construction, avec un rêve ancien d’installer la capitale du Brésil au cœur du pays. L'idée germe dès la fin du 19e siècle : il s’agit de mieux répartir la population et les richesses, jusque-là concentrées sur la côte, et de renforcer l’unité nationale en s’éloignant des grandes métropoles comme Rio de Janeiro et São Paulo. En 1956, le président Juscelino Kubitschek décide, au nom d'un « nationalisme développementaliste », de concrétiser ce projet, inscrit dans la Constitution depuis 1891 mais jamais réalisé. Kubitschek promet alors « 50 ans de progrès en 5 ans » et lance la construction de Brasilia à marche forcée. L’urbaniste Lúcio Costa remporte le concours pour le plan de la ville, imaginant une cité aux formes audacieuses : une croix inscrite dans un cercle, symbole de modernité et d’ordre, et l’architecte Oscar Niemeyer, disciple du Corbusier, conçoit les bâtiments emblématiques, aux lignes futuristes.


Le site était difficile d’accès, sans routes, réseaux d’eau, d’électricité ou de transport développés, ce qui compliquait l’acheminement des matériaux et la logistique du chantier. Le chantier mobilisa plus de 100.000 ouvriers, souvent venus de régions pauvres du Brésil, travaillant jour et nuit dans des conditions extrêmes : journées de 18 heures, logements précaires, syndicats interdits et répression sévère en cas de contestation. Ces conditions sanitaires et sociales ont marqué la mémoire collective des « candangos », les travailleurs de Brasilia. Quant au "président-fondateur", Juscelino Kubitschek, il est écarté de la vie politique quatre ans après l'inauguration de Brasilia, par le coup d’État militaire de 1964 perpétré avec le soutien militaire et financier des États-Unis, notamment via l'opération "Brother Sam". S'ensuivront vingt ans de dictature...


La construction de la ville a bouleversé l’écosystème du Cerrado, avec des conséquences sur la qualité de l’eau, la végétation et la faune locales. À l’époque, ces enjeux étaient peu pris en compte, mais ils ont laissé des traces durables sur l’environnement régional. Alors qu'il avait été prévu de très vastes espaces protégés et que beaucoup d'autres sont protégés par la législation générale sur la protection de l'environnement (comme les zones humides et les zones de forte déclivité), outre la déforestation notamment liée à la culture du soja, la pression s'est accentuée avec la croissance de la population et en particulier avec les « invasions » (lotissements illégaux) dans des zones inconstructibles. En 1960, Brasilia comptait un peu plus de 100.000 habitants, contre près de trois millions aujourd'hui, à la tête d'une agglomération qui en compte plus de quatre millions.


Nelson Pereira dos Santos, fondateur du Cinema Novo


Pour rester au Brésil, sans doute faudrait-il se souvenir du cinéaste Nelson Pereira dos Santos, l’un des plus grands cinéastes brésiliens et le père fondateur du mouvement Cinema Novo, mort il y a sept ans, le 21 avril 2018. Parmi ses films les plus connus, on ne peut pas ne pas évoquer Como Era Gostoso o Meu Francês (Qu’il était bon mon petit Français, 1971), une satire historique et politique sur le colonialisme, inspirée par le mouvement Tropicalisme et la notion d’« anthropophagie culturelle ».


Une scène de "Qu’il était bon mon petit Français" ("Como Era Gostoso o Meu Francês"),

du cinéaste Nelson Pereira dos Santos, en 1971.


Comme l'écrit le site brésilien papodecinema.com, Le Manifeste anthropophage rédigé par Oswald de Andrade, qui a marqué le mouvement moderniste brésilien des années 1920, proposait l'ingestion (transfiguration) de la culture étrangère, combinée à une renaissance du primitivisme culturel brésilien - des racines indigènes et afro-descendantes - comme moyen de créer un produit authentiquement national. Ces préceptes, ainsi que des éléments du Tropicalisme et d'autres tendances artistiques influencées par les idées d'Andrade, sont fortement présents dans Como Era Gostoso o Meu Francês.


L'intrigue se déroule en 1594, lorsqu'un aventurier français (un personnage anonyme interprété par Arduíno Colassanti) est mis à mort par le commandant de son groupe. Après avoir réussi à s'échapper, il est capturé par des Indiens Tupinambás qui le prennent pour un Portugais et l'emmènent comme prisonnier dans leur tribu. Les Portugais étant alliés des Tupiniquins - et donc ennemis des Tupinambás - l'homme est condamné à être dévoré lors d'un rituel très attendu. En se basant sur des récits réels de voyageurs tels que le Français Jean de Léry et surtout sur le Voyage au Brésil de l'Allemand Hans Staden, Nelson Pereira dos Santos cherche à démystifier l'image de l'Indien brésilien, presque toujours présentée de manière caricaturale et stéréotypée, en présentant une approche réaliste et éloignée de la vision eurocentrique qui est presque toujours imposée à ce type d'histoire.


En Indonésie, Raden Ayu Kartini, pasionaria féministe


Il eut certes fallu, ce 21 avril, saluer la mémoire du philosophe Jean-François Lyotard ( † 21 avril 1988) et de la « prêtresse de la soul » Nina Simone († 21 avril 2003), mais on garde les hommages pour une prochaine année, car pour aujourd'hui, on a rendez-vous en Indonésie avec Raden Ayu Kartini, née un 21 avril, en... 1879. La date de sa naissance est devenue, en Indonésie, la Journée de l’émancipation des femmes (Hari Kartini).


Raden Ayu Kartini


Raden Ayu Kartini, née le 21 avril 1879 à Jepara (ville côtière située dans la province de Java central) et morte à seulement 25 ans le 17 septembre 1904 à Rembang, est une figure majeure de l’histoire indonésienne, reconnue comme pionnière du féminisme et héroïne nationale. Issue de la noblesse javanaise, son père était régent de Jepara, ce qui lui permet d’accéder à une école néerlandaise, fait exceptionnel pour une jeune fille indigène à cette époque. Elle y apprend le néerlandais et s’ouvre à la culture occidentale. Mais, dès l’âge de 12 ans, elle doit quitter l’école pour suivre la tradition de réclusion imposée aux jeunes filles nobles jusqu’au mariage.


Privée d’études supérieures, Kartini poursuit sa formation par la lecture et une riche correspondance avec des amis néerlandais, dont Rosa Abendanon (d’origine porto-ricaine et espagnole, mariée au directeur du Département de l’Éducation, de la Religion et de l’Industrie dans les Indes néerlandaises). Elle s’intéresse à la condition féminine, à l’émancipation des femmes et aux problèmes sociaux de l’Indonésie coloniale. Elle milite pour l’accès à l’éducation des filles et pour l’égalité des droits.


En 1903, malgré un mariage arrangé avec le régent de Rembang (déjà polygame), elle bénéficie du soutien de son mari pour ouvrir une école pour filles à Rembang, marquant ainsi une avancée majeure pour l’éducation féminine en Indonésie. Kartini est surtout connue pour sa correspondance, publiée après sa mort sous le titre "Door Duisternis tot Licht" ("Des ténèbres à la lumière"), qui a inspiré l’intelligentsia indonésienne et le mouvement féministe. Ses lettres, traduites en plusieurs langues, été inscrites au registre « Mémoire du monde » de l’UNESCO en cette année 2025. Après sa mort prématurée à 25 ans, ses sœurs et des fondations néerlandaises ont poursuivi son œuvre en créant les « écoles Kartini » à Java, qui ont permis à de nombreuses femmes d’accéder à l’éducation et à des carrières jusque là empêchées, notamment dans la médecine et le droit.


En prélude à la Journée de l'émancipation des femmes, les membres de la communauté Wanita Bersanggul Indonesia

(un mouvement de femmes indonésiennes dédié à la préservation et à la transmission des traditions culturelles javanaises)

participent à un défilé de kebayas (la kebaya est un vêtement traditionnel féminin emblématique d’Indonésie,

reconnu pour sa beauté, sa richesse culturelle et son rôle dans l’identité nationale) à Solo, ce dimanche 20 avril 2025.

Photo Maulana Surya/Antarafoto.


Le 21 avril, date de sa naissance, est célébré chaque année comme la Journée de l’émancipation des femmes (Hari Kartini) en Indonésie, avec des cérémonies et des défilés dans les écoles et universités. Reconnue officiellement comme héroïne nationale en 1964, Kartini est devenue l’icône de l’émancipation féminine et du nationalisme indonésien. Son combat a contribué à l’inscription de l’égalité des droits dans la Constitution indonésienne de 1945 et continue d’inspirer les mouvements féministes et éducatifs dans le pays.


En Indonésie, pays qui compte la plus grande population musulmane au monde (plus de 230 millions de personnes) sans être pour autant un État islamique, une instruction présidentielle impose depuis 2000 à tous les ministères d’intégrer l’égalité de genre dans la planification et la mise en œuvre des politiques publiques. Et en avril 2022, une loi majeure, adoptée pour lutter contre les violences sexuelles, est venue criminaliser les violences physiques et non physiques, le harcèlement sexuel (y compris en ligne), la stérilisation forcées, le mariage forcé et l’esclavage sexuel. Malgré les lois, les violences sexistes et sexuelles restent toutefois très répandues. Et les droits des femmes varient fortement selon les régions, avec des situations plus favorables dans des sociétés matrilinéaires comme chez les Minangkabau (dans ce groupe ethnique originaire des hautes terres de Sumatra occidental, la propriété des terres et des biens se transmet ainsi de mère en fille) et beaucoup plus restrictives dans des provinces appliquant la charia, comme Aceh (point de départ de l’expansion de l’islam en Indonésie dès le 13e siècle).


 Un visage par jour


Melati Wisjen : plastique, non merci...


Elle a 25 ans et le plastique ne passera pas par elle. Melati Wisjen, née le 19 décembre 2000 à Bali (donc en Indonésie), s'est engagée alors qu'elle avait 13 ans en lançant avec sa sœur Isabel l’ONG Bye Bye Plastic Bags, un mouvement de jeunes visant à éradiquer les sacs plastiques à usage unique à Bali. Après avoir multiplié les actions de sensibilisation, les nettoyages de plages, les ateliers éducatifs et les campagnes de plaidoyer, Melati et sa sœur organisent une grève de la faim pour forcer une rencontre avec le gouverneur de Bali. En 2018, Bali adopte enfin l’interdiction des sacs plastiques à usage unique, des pailles et de certains polystyrènes. Dans la foulée, elle fonde One Island One Voice (pour fédérer les acteurs locaux engagés contre le plastique) et Mountain Mamas, une entreprise sociale qui forme des femmes balinaises à la fabrication de sacs réutilisables à partir de matériaux recyclés (voir ICI et vidéo ci-dessous). En 2020, enfin, elle lance la plateforme Youthtopia (www.youthtopia.world) pour former et lier de jeunes acteurs du changement dans le monde entier. Pourquoi tant d'activisme ? « Notre génération n’a pas le luxe de ne pas changer », dit-elle simplement.



 Poème du jour


Oswald de Andrade, Manifeste anthrophage (extrait)


Le poème du jour n'est pas un poème, mais un Manifeste ; le Manifeste anthropophage (Manifesto Antropófago), texte fondateur du modernisme brésilien, rédigé en 1928 par le poète et polémiste Oswald de Andrade. Publié dans la Revista de Antropofagia, ce manifeste s’inspire de la peinture Abaporu de Tarsila do Amaral, artiste moderniste et épouse d’Oswald de Andrade.

Le manifeste s’inscrit dans le contexte du modernisme brésilien des années 1920, période de recherche d’une identité culturelle propre, affranchie de la domination intellectuelle et artistique européenne. Andrade propose une nouvelle voie : non pas rejeter les influences étrangères, mais les « dévorer », les assimiler, pour en faire une force créatrice authentiquement brésilienne. Le terme « anthropophagie » (cannibalisme) fait référence à une pratique rituelle des peuples Tupi du Brésil précolonial, mais il est ici utilisé de façon métaphorique. Il s’agit de « manger » la culture du colonisateur pour la transformer, l’assimiler et produire quelque chose de nouveau, propre au Brésil.


Illustration du magazine "Vermelho" à partir d'une photographie d'Oswald de Andrade.


« Seul le cannibalisme nous unit. Socialement. Économiquement. Philosophiquement.


L’unique loi du monde. L’expression déguisée de tous les individualismes, de tous les collectivismes. De toutes les religions. De tous les traités de paix.


Tupi or not tupi that is the question.


Contre tous les catéchismes. Et contre la mère des Gracos.


Je ne suis intéressé que par ce qui ne m’appartient pas. La loi des hommes. La loi du cannibale.


Nous sommes fatigués de tous ces maris catholiques suspicieux mis en drame. Freud en a fini avec l’énigme femme et les autres frayeurs de la psychologie imprimée.


Ce qui dominait la vérité était le vêtement, l’imperméable entre le monde intérieur et le monde extérieur.

La réaction contre l’homme vêtu. Le cinéma américain va rapporter.


Enfants du soleil, mère des vivants. Trouvés et aimés férocement avec toute l’hypocrisie de la nostalgie, par des immigrés, par des esclaves et des touristes. Au pays du grand serpent.


C’était parce que nous ne avons jamais eu ni grammaires collections de plantes anciennes. Et nous n’avons jamais su ce qui était urbain, suburbain, frontalier et continental. Paresseux sur la carte du monde du Brésil.


Une conscience participante, un rythme religieux.


Contre tous les importateurs de conscience en boîte. L’existence palpable de la vie.


Oswald de Andrade, 1928


  • A lire : Oswald de Andrade, Suely Rolnik, Manifeste anthropophage / Anthropophagie zombie, Presses du réel, novembre 2011 (ICI)

 

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1 Comment


wilputte.brigitte
il y a 4 jours

Merci pour cet éphémérides qui revient sur la stupidité de Brasilia, si ce n'est pour l'égo de Niemeyer! Quel gâchis monumental sur tous les plans!

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